(1969) La Revue de Paris, articles (1937–1969) « Découverte de l’Europe (octobre 1949) » pp. 147-151

Découverte de l’Europe (octobre 1949)e

Il n’est pas facile d’être actuel. Il y faut parfois du génie. Goethe écrit à Valmy : « De ce lieu, de ce jour, sera datée une ère nouvelle. » Mais ce jour-là, il est le seul à s’en douter.

Cette histoire n’est pas bien nouvelle, il y a près de deux-mille ans qu’on la connaît : la mort d’un Juif obscur, près de Jérusalem, a fait moins de bruit, en son temps, que la visite de Bartali, coureur cycliste, au Vatican. Il serait donc vain de s’étonner que le Tour de France ait damé le pion de l’« actualité » à la première Assemblée de l’Europe, qui s’ouvrit à Strasbourg le 10 août, en pleines vacances de l’opinion publique.

Pourtant les journalistes étaient présents. On dit même qu’ils furent plus de cinq-cents. Et bien d’autres ont jugé Strasbourg dans les éditoriaux du monde entier, d’autant plus librement qu’ils n’y étaient pas allés. L’événement s’est donc vu noyé sous un déluge de clichés contradictoires. Assembleurs de nuées ou mesures terre à terre, festival oratoire ou ternes discussions techniques, généreux idéalistes ou politiciens combinards, utopies gratuites ou manœuvres partisanes, précipitation dangereuse ou lenteurs désespérantes, ou les deux à la fois, souvent dans le même article. Que l’Assemblée se soit montrée timide ou au contraire téméraire, que l’expérience soit trop tardive, ou au contraire prématurée, c’est ce que personne ne sera capable de déduire des milliers de coupures de presse où figure le nom de Strasbourg.

Une seule opinion générale se dégage de ce flot d’imprimés : et c’est que l’opinion, précisément, serait demeurée indifférente. Ce paradoxe couvre un sophisme. Car les journaux ne sauraient décrire l’opinion sans la modifier : ce sont eux qui la déterminent en bonne partie. S’il leur faut tant de mots pour expliquer que le sujet n’intéresse personne, notre jugement doit chercher d’autres sources.

Que s’est-il passé à Strasbourg ? Quelque chose d’assez neuf, il faut le croire, pour que la presse n’ait pas su l’enregistrer, sinon par les oscillations que je viens de rappeler, d’un bout à l’autre du champ des clichés.

La réunion de cent-un députés, régulièrement élus par les parlements de douze pays, matérialisa le 10 août les efforts développés depuis quelques années par les mouvements fédéralistes, et depuis un an par le Mouvement européen. Mais cet aboutissement spectaculaire devait marquer — comme je l’ai dit ici, au mois d’avril — le vrai début de la bataille décisive.

Il était raisonnable de prévoir que la première session serait consacrée à des questions de procédure, car les statuts du Conseil de l’Europe étaient loin d’assurer au Corps consultatif son minimum vital d’autonomie. Avant d’agir, il fallait mettre en place un dispositif de combat, tout d’abord obtenir que le Comité des ministres ne dicte pas l’ordre du jour de l’Assemblée ; constituer des commissions permanentes ; délimiter une majorité et une opposition ; bref, roder la machine et vérifier le jeu des commandes. De fait, une semaine a suffi pour réussir ces différentes opérations, et même pour écarter les deux dangers majeurs qui guettaient la jeune Assemblée. Le premier eût consisté dans un clivage vertical, par délégations nationales. Le règlement l’a prévenu, fort heureusement. Les députés siègent en effet par ordre alphabétique, non par groupes nationaux. Ils votent individuellement. Et l’on n’a pas remarqué qu’un mot d’ordre national — s’il en fut jamais donné — ait été suivi même par les Britanniques. Ces derniers se sont, au contraire, divisés publiquement en deux groupes à peu près égaux, conservateurs et libéraux d’une part, Labour de l’autre (à deux ou trois exceptions près). Mais cette manière d’éviter le danger « national » risquait d’en créer un nouveau : le clivage horizontal de l’Assemblée selon les affinités des partis, par-dessus les frontières. Là encore, l’attitude très particulière des Britanniques a fait échouer la première coalition partisane qui se dessinait : les travaillistes et les socialistes continentaux ne sont pas parvenus à former un front uni des gauches, sur le plan de l’Europe.

Dès les premières interventions sur le fond du débat, c’est-à-dire sur les buts et les méthodes du Conseil de l’Europe, les deux conceptions qui se sont affrontées n’ont pas été la gauche et la droite traditionnelles, mais bien le fédéralisme et l’unionisme, formant une gauche et une droite nouvelles, proprement européennes, et qui ne recouvrent pas les anciennes divisions. (Ces dernières ne se retrouvent, mais notablement atténuées, que dans le plan économique, sous les noms de libéralisme et de dirigisme.)

Que veulent les unionistes ? L’Europe unie, bien sûr. Mais pas trop vite, ni trop précisément… Ils parlent de prudence, d’étapes préparatoires. Step by step reste leur devise. À les en croire, l’opinion n’est pas mûre, les peuples sont encore indifférents ou hostiles aux travaux de Strasbourg, il faut éviter à tout prix de se porter en avant sans leur soutien.

On serait tenté d’accuser ces prudents de scepticisme impénitent. En vérité, ils me semblent pécher, bien au contraire, par optimisme. Et les fédéralistes ont beau jeu de leur répondre : où prendrez-vous le temps d’être prudents ? Si nous craignons d’aller trop vite, aux yeux de l’expérience d’autres époques et d’une sagesse bien éprouvée (dans tous les sens de l’adjectif), on ne nous laissera pas même le temps de partir. Le plan Marshall se termine dans deux ans. La crise économique s’aggrave très rapidement (sans nulle prudence !) faute d’unité dans nos programmes de redressement. Et les menaces de guerre sont là. Demandez à l’opinion si elle est mûre pour la guerre ! Elle hésite à vous suivre à cause de vos prudences. Elle suivra ceux qui marchent, ceux qui ont su voir le but et qui ont osé lui donner son vrai nom : fédération.

Les progrès surprenants de l’idée fédéraliste parmi les députés européens sont attestés par un fait capital : la Commission des affaires générales, élue par l’Assemblée dès le 20 août, s’est engagée sans le moindre délai, dans l’étude des structures politiques nécessaires à l’union de l’Europe. C’est dire que la question centrale posée par les fédéralistes, celle d’un gouvernement au-dessus des États, n’a pas pu être refoulée plus de dix jours, malgré les efforts conjugués des unionistes nordiques et des ministres, malgré les conseils de lenteur, de sagesse, de prudence, etc., prodigués (en anglais généralement) aux députés européens.

Dès sa prochaine session, l’Assemblée sera saisie d’un plan dont le président de la Commission, M. Bidault, peut déjà déclarer qu’il s’orientera nettement vers une fédération finale.

Il est clair qu’une formule fédérale implique certaines limitations précises des souverainetés nationales. (Et pour ma part, je m’explique mal comment M. Churchill peut à la fois lutter pour l’union de l’Europe et déclarer qu’on ne touchera pas à ces sacro-saintes souverainetés.) Mais au lieu de discuter sur l’abandon des privilèges féodaux des États, l’Assemblée, fort sagement, s’est tournée vers les créations nécessaires.

Le grand problème qui passe ainsi au premier rang, c’est celui de la source et des fondements du pouvoir fédéral de demain. Dans les couloirs et les clubs de Strasbourg, on a pu voir se former deux écoles. La première tient le Comité des ministres pour le germe du futur gouvernement de l’Europe. Car les ministres, observe-t-on, sont les seuls à détenir un pouvoir bien réel, dans le Conseil de l’Europe tel qu’il existe. Certes. Mais, si le Conseil existe, n’est-ce point précisément parce que certains pionniers ont ignoré ce genre de raisonnements, qui voudraient faire passer pour réalisme la soumission au statu quo ? D’autre part, les pouvoirs que détiennent les ministres étant strictement nationaux, leur addition ou juxtaposition n’irait-elle point créer, sur le plan de l’Europe, un danger pire que l’absence de pouvoir, une sorte de frein automatique, un véritable anti-pouvoir, qu’il s’agirait alors de renverser pour établir l’union réelle ?

La seconde école, celle des fédéralistes, tient que l’origine normale du pouvoir à créer réside dans l’Assemblée elle-même, dont le Comité des ministres, élargi, devrait former la Chambre haute (Sénat ou Conseil d’États). La Commission permanente de vingt-huit membres, élue par cette double Assemblée, pourrait alors préfigurer le Cabinet fédéral de l’Union.

Sans préjuger de l’issue d’un tel débat, l’on peut voir dès maintenant dans le seul fait qu’il ait lieu, la preuve d’une très rapide évolution. Les dirigeants de notre Mouvement européen n’osaient pas espérer que la question capitale s’imposerait tout naturellement, dans un délai aussi réduit. Ils sont en droit de montrer quelque fierté, lorsqu’ils passent en revue les objectifs qu’ils désignaient dans leurs mémorandums, et les confrontent avec les résultats atteints au terme de la première session de l’Assemblée. Celle-ci a conquis tout d’abord la liberté de fixer ses ordres du jour. Elle a voté, malgré l’opposition du Comité ministériel la création d’une Cour européenne des droits de l’homme, pouvoir supérieur aux États. Elle a créé plusieurs commissions permanentes pour étudier l’instauration rapide d’une autorité politique supranationale, d’un Conseil économique et social, d’un passeport européen, d’un Centre européen de la culture (déjà en voie de formation à Genève). Ces décisions couronnent le travail obstiné de quelques petites équipes au sein du Mouvement européen. Bien plus, l’existence même de l’Assemblée et la rapidité de ses premières opérations doivent être attribuées en premier lieu à l’action décisive du Mouvement : Churchill et Spaak n’ont pas manqué de le souligner, pour s’en féliciter, bien entendu, M. Hugh Dalton, pour s’en plaindre (et cette confirmation n’est pas la moins valable). On ne s’en étonnera pas, si l’on sait que les deux tiers des députés qui siégeaient à Strasbourg appartiennent à notre Mouvement et ont pris l’habitude d’y travailler ensemble.

On s’est demandé si ces premiers succès laissaient encore une raison d’être suffisante au Mouvement européen, ou s’il devait passer la main à l’Assemblée. C’est peut-être chanter victoire un peu trop tôt. Il reste encore à faire entrer dans la réalité le principal : la Constitution fédérale. Les commissions de l’Assemblée la proposeront, mais les gouvernements et parlements nationaux en disposeront. Et qui dispose de ces divers pouvoirs, sinon l’opinion générale, qu’il s’agit maintenant d’alerter, d’informer, et de faire peser de tout son poids sur ses élus ? Montrer ce but et préparer les voies reste la mission décisive du Mouvement européen.

Car l’essentiel n’est plus de changer le nom de l’Assemblée consultative pour qu’elle devienne en fait constituante, mais bien d’agir en sorte que ses vœux et avis soient régulièrement acceptés par les gouvernements et parlements, en attendant le verdict populaire.

Nous sommes en pleine action, et il est clair qu’il s’est fait de l’Histoire à Strasbourg, mais nous n’en connaissons encore que le dynamisme intérieur. Les résultats pourront être jugés d’ici deux ans. S’il n’y en a pas à ce moment-là, nous serons Russes ou colonisés, ou simplement nous ne serons plus. Mais ce qui vient de se passer nourrit l’espoir.

L’un des observateurs américains qui assistait aux travaux de l’Assemblée, et qui a pu voir notre Mouvement à l’œuvre, s’écriait à Strasbourg : « J’ai été le témoin, ici, de choses stupéfiantes, amazing things for us, Americans !… Car elles se font sans moyens “mesurables”, sans organisations “solides” à la yankee, et par la seule action, presque invisible, d’un très petit nombre d’hommes qui ont su voir juste… »

Il venait de découvrir l’Europe, ses limitations, son génie.