(1950) Lettres aux députés européens « Troisième lettre » pp. 17-21

Troisième lettre

Messieurs les députés européens,

J’ai tenté de traduire le sentiment des peuples en face de l’inertie de l’Assemblée. Ce n’était pas une attaque : je décrivais ce qu’un chacun peut voir de ses yeux. Et plusieurs d’entre vous, je le sais, s’en affligent. (On peut penser que ce n’est pas suffisant.) Aujourd’hui, je voudrais vous dire l’admiration et le respect que j’éprouve non point, hélas ! pour vos succès jusqu’à cette date, mais pour le rôle qui vous est dévolu, et pour le nom qu’il vous convient de revendiquer, celui dont, par avance, je vous salue.

Vous êtes, Messieurs, députés de l’Europe. Essayons de mesurer la grandeur de ce titre.

Députés de l’Europe entière, voilà qui signifie, Messieurs, que vous avez perdu le droit d’être étrangers sur aucune de nos terres, dans aucun de nos peuples, comme à rien de ce qui forme l’héritage deux fois millénaire de nos fils. Vous n’êtes pas seulement les députés de quinze villes capitales, et de cent-vingt provinces, et de la génération qui les peuple aujourd’hui, plus de 200 millions d’hommes et de femmes, mais par-delà tous les accents locaux, les intérêts et les passions, par-delà les croyances et les révoltes qui rassemblent ou divisent les vivants, vous êtes les députés d’une aventure humaine qui tente à travers vous, dans l’angoisse et l’espoir, le risque et la grandeur d’une liberté nouvelle. Que vous le sachiez ou non, vous êtes les députés d’Athènes, de Rome et de Jérusalem. Les députés de la conscience la plus inquiète que l’homme ait jamais prise de son destin et des chances de le surmonter. Les députés non point d’une presqu’île de l’Asie un peu plus grande que la Corée, quoique ne dépassant guère 4 % de la superficie du globe, mais bien de cela qui a fait au cours des âges, d’un cap médiocre en dimensions physiques, le cœur et le cerveau de l’humanité : notre culture, cette civilisation que rien ne s’offre à remplacer, et qui a su remplacer toutes les autres.

D’où vient, Messieurs, que le cap de l’Asie ait dominé le monde pendant des siècles ? D’où, sinon d’un pouvoir d’invention et de dépassement du destin dont nous cherchons en vain l’égal sur la Planète ?

Sans remonter jusqu’au déluge, ni même jusqu’aux Anciens qui manquent à l’Amérique, ou à la Renaissance qui manque aux Russes — sens de la mesure et sens critique — qu’avons‑nous inventé, nous les Européens, depuis cent ans ? Je répondrai : que n’avons‑nous pas inventé ? Je cite pêle‑mêle : le marxisme et la psychanalyse, la sociologie et les grandes synthèses historiques, la relativité généralisée et la physique nucléaire, la radio et le cinéma, la pénicilline et le DDT, le pétrole synthétique et le radar, la rationalisation du travail industriel, la construction métallique, l’école active, le syndicalisme et les coopératives, et enfin l’art moderne tout entier : peinture, musique, littérature, poésie, théâtre et sculpture : presque tous leurs grands noms sont des noms de l’Europe, et les très rares qui n’en sont pas ont appris leur métier de nos maîtres, dans nos écoles, aux terrasses des cafés de Paris, ou par nos livres. Bien plus, le monde moderne tout entier peut être appelé une création européenne. Pour le bien comme pour le mal, d’ailleurs, il imite à la fois nos mœurs et nos objets, nos procédés d’art et de construction, de transport et de gouvernement, d’industrie, de médecine, — et nos armes, quitte à les tourner contre nous. Que sont en fin de compte les deux empires qui prétendent partager notre monde ? L’Amérique, la Russie moderne, sont des produits de notre culture, de Calvin et de Marx, et de notre industrie qui est née de nos savants et de nos philosophes. De tout cela, Messieurs, vous êtes les députés. On attend de vous l’invention qui sauve la paix du monde, et qui maintienne l’Europe dans une fonction qu’aucun Empire nouveau n’ose lui disputer sérieusement.

Je viens d’entendre à la radio le Don Juan de Mozart retransmis de Salzbourg. Voilà ce que l’Europe a su faire. Toute la musique est née du contrepoint de l’Europe. Vous êtes, Messieurs, les députés de Mozart, de l’opéra, des symphonies et des Passions ; les députés de Goethe et de la littérature ; de Descartes et des philosophes ; d’Einstein et des savants ; de Rembrandt et des peintres ; les députés aussi des auteurs anonymes de la Magna Charta et du Pacte du Grütli, de l’esprit des communes, des états généraux, et du Serment du jeu de Paume…

Ce grand passé, Messieurs, vous charge de l’avenir. Par l’un, vous êtes à l’autre députés.

Me voici partagé entre l’envie de rire de vos craintes dérisoires, de vos alinéas, et le sentiment très vif de mon néant devant l’ampleur de la mission qui vous anime, ou qui peut‑être vous écrase.

En vérité, je ne sais comment j’ose vous parler, si ce n’est par angoisse et en dernier recours, soulevé par la passion de tous les hommes, et pas seulement ceux de notre continent, pour qui le nom d’Europe a représenté la beauté dans la vie, l’intelligence, les secrets d’un bonheur conquis sur le destin, et malgré tant de crimes, l’honneur de l’être humain.

Mais cette beauté, ce bonheur, cet honneur, et cette conscience inquiète aussi, et ce grand risque de la liberté, tout cela qui vous délègue en ce lieu décisif, dans l’histoire concrète de ce temps, tout cela peut disparaître à tout jamais si vous manquez à une mission précise, celle de fédérer nos faiblesses pour en faire la force du siècle.

Messieurs les députés européens, saurez‑vous mériter votre nom ? On attend de vous la grandeur. Les chances de l’Europe, aujourd’hui, sont confondues avec les chances de l’homme. Personne n’est assez grand pour répondre au défi d’un tel destin. Groupez‑vous. Dites au moins votre but ! Nous sommes plusieurs millions qui n’attendons qu’un signe.