(1969) La Revue de Paris, articles (1937–1969) « Inde 1951 (décembre 1951) » pp. 56-69

Inde 1951 (décembre 1951)g

Les États neufs ont des douaniers nerveux, mais ceux de l’Inde se dominent : ils ont gardé cela des Anglais. Il leur faut cependant plus d’une heure pour nous administrer les preuves méticuleuses d’une souveraineté que nul ne songe à contester.

On nous demande pourquoi nous venons ici. — Pour un congrès. — Quel congrès ? Il y en a beaucoup. — Le Congrès indien pour la liberté de la culture. — Qui l’organise ? — La revue Thought, qui est publiée à New Dehli. — Alors, pourquoi le Congrès se tient-il à Bombay ? — Parce que M. Nehru le veut ainsi. (Réponse propre à faire croire au fonctionnaire que c’est M. Nehru qui patronne le Congrès, alors qu’en vérité, il s’est borné à le déplacer, par un décret, de la capitale à Bombay.)

L’officier n’est pas bien convaincu : il voudrait obtenir des réponses qu’il connaît. Finalement : — Où habiterez-vous ? — Au Taj Mahal Hôtel. Sourire de soulagement. — Au Taj ? OK.

OK ? On le dirait à moins. Plus qu’un hôtel, c’est un quartier de ville en un seul bâtiment surmonté d’une coupole. À l’intérieur, deux rues de boutiques de luxe, de cafés et de librairies aboutissent dans le hall central ouvert sur un vaste patio où les voitures se succèdent sans relâche.

Ma chambre a dix mètres sur cinq, et cinq de haut. Du plafond pend une grande hélice à quatre pales, qu’un bouton électrique met en marche : trois vitesses. Sol de dalles grises polies, murs jaunes et beaucoup de meubles. Quand je sonne, trois serviteurs paraissent au fond de la pièce, devant une tenture sombre, sans nul bruit. Il m’est arrivé de sonner à nouveau n’entendant rien venir, et de m’apercevoir ensuite qu’ils étaient là déjà depuis un long moment. Pourquoi trois ? Je me dis que le premier prend les ordres, que le second probablement les enregistre, et que le troisième les exécute. Mais non, tout simplement, il y a trop de gens en Inde.

J’ai sommeillé sous le ronron lent de l’hélice. Je sonne pour demander du thé. Les trois formes blanches naissent dans l’ombre. Je me rendors. Le thé est là, et de nouveau trois hommes en blanc près de la table. Je leur demande du sucre. Ils sourient et s’inclinent. Ils ont des crayons à la main et des blocs de papier. Ils attendent. Je leur dis que c’est tout ce que je désire. Mais eux voudraient me poser quelques questions. Mon opinion sur la neutralité de l’Inde ? Sur Nehru ? Éclair de magnésium. Aveuglé, je comprends, et m’efforce de donner des réponses attendues, soudain frappé par la similitude entre le contrôle des étrangers et l’interview.

Bombay, porte des Indes, présente à l’arrivant l’architecture et le puissant trafic d’une grande cité de l’Occident comme on en voit en Amérique du Sud : plus uniformément modernes que les nôtres. Notons une légère frustration de notre sens de l’exotisme.

Cette espèce de curiosité, toujours au bord de la ferveur, qu’évoque le terme d’exotisme : rien de plus typiquement européen. Parmi les peuples de la terre, seuls les Européens recherchent l’étranger, le dépaysement pour lui-même, et sont déçus de ne le point trouver aussi pur et déconcertant qu’ils le rêvaient. Pour l’Indien, le Chinois, l’Arabe, l’étranger n’a jamais été un sujet de littérature, de nostalgie consciente et cultivée. Il peut bien être le plus fort, il le fut en effet pendant des siècles, mais il a tort, essentiellement. Cette conviction, vivante encore dans nos campagnes et derrière les rideaux de nos provinces, est répudiée depuis longtemps par nos élites voyageuses, chez lesquelles une croyance inverse prédomine. Il semble qu’au regard de la « hideuse vulgarité » de l’Occident, dont parlait récemment André Gide, toute la noblesse des gestes, des allures, toute la solennité des religions (les nôtres étant tenues pour préjugés) aient trouvé refuge en Orient, en Afrique, en Océanie… Incapables de croire en rien, nous courons admirer ceux qui vénèrent les vaches.

L’homme qui connaît ses dieux se conçoit dans leur ordre et sans autres problèmes, la faim n’étant qu’un ennemi. L’Occidental, qui ne se connaît plus, va voir ailleurs comment on croit, mais sans désir sérieux de partager la foi de ceux dont il admire qu’ils en aient une.

Ceci dit, je n’aurai de cesse que je n’aie découvert, à mon tour, derrière l’immense façade des quais synthétiquement occidentale, tout éclatante d’ocres, de briques vernies, de blancs bleutés et de luxueux reflets aux vitres de milliers de bow-windows, la Sombre Chose, grouillante et mystérieuse, tapie tout près d’ici peut-être, comme le rêve sous la veille, instante et pourtant dérobée, la Sombre Chose pressentie, qui parfois nous envoie, mêlés à la circulation bien ordonnée de ces quartiers, des signes brefs et toujours inquiétants, le cri précipité et comme rageur d’un corbeau maigre à ma fenêtre, une ombre nette de vautour traversant lentement la chaussée, des crachats rouges de bétel sur le trottoir, et ces moignons de bras charmants et menaçants… Sur le port et devant les grands hôtels, des fillettes aux yeux sans sourire, au corps d’une insensée gracilité, à peine vêtues d’un lambeau de coton, glissent dans les grosses voitures américaines, au moment de claquer les portières, leur petit bras coupé au coude. On retient la portière qui allait briser cela, on leur jette quelques pièces, mais elles reviennent toujours, avec cette insistance presque féroce des gens du Sud, avec un petit cri hostile et guttural, pareil à celui des corbeaux, le cri de la misère sauvage qui seule, dans cette fournaise humide, fouette encore l’énergie de l’animal humain.

Aborder l’Inde par Bombay, ou par son intelligentsia, c’est retrouver d’abord ce que nous connaissions, avec la seule surprise de n’en pas avoir d’autres.

Dès les premières heures de débats, il devient évident que leurs problèmes s’énoncent dans les mêmes termes qu’en Europe. Il y a ceux qui pensent que l’URSS c’est la justice, les USA la liberté ; ceux qui scrupuleusement se refusent à choisir entre le Coca-Cola et le camp de Kolyma ; ceux qui invoquent la morale et Gandhi pour justifier le neutralisme, et ceux qui tiennent à distinguer neutralisme et neutralité ; ceux qui demandent que les démocraties balayent devant leur porte, se réforment d’abord, et ceux qui veulent sauver d’abord la liberté, sans laquelle il n’est pas question de réformes humainement valables ; ceux enfin qui se frappent la poitrine en déclarant qu’il y a de l’indécence à venir parler de culture dans un pays où des millions sont affamés.

Ce dernier argument, lancé d’abord par l’un des délégués occidentaux, et frénétiquement applaudi, reparaît le lendemain dans les éditoriaux, les jours suivants dans mille échos, lettres à l’éditeur, et commentaires critiques sur le Congrès. Je quitterai l’Inde sans avoir voulu dire ce que j’en pense, qui se résume à ceci : si les anciens Hindous, les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, si les Occidentaux eux-mêmes avaient déclaré en leur temps : point de culture tant qu’il subsiste de la misère et de la famine, il n’y aurait point de civilisation ; s’il n’y avait point de civilisation, nous serions sans moyens techniques pour remédier à la famine. J’en trouve une preuve de plus dans le journal de ce matin. C’est un savant indien, D. R. Sethi, qui inventa le procédé pour détruire les racines d’une herbe nommée kans, fléau des riches vallées à blé de l’Inde centrale. Avec l’aide des tracteurs américains qui avaient construit la Route birmane, il vient de rendre, en quelques mois d’essais, cent-mille tonnes de blé aux Indiens.

Mais je me tairai. « Ventre affamé n’a point d’oreilles », et qui suis-je pour lutter ici contre la force d’un proverbe, si convaincu que je sois qu’il dit faux, que ce sont les repus qui n’écoutent pas, et que la disette est mère des civilisations, comme l’angoisse l’est de la pensée.

— Que cherchez-vous ? me dit Raja Rao, que je rencontre dans le hall du Taj. (Il a l’air d’un Gitan avec ses boucles noires, il est brahmine, et par un choix délibéré, très orthodoxe, donc très libre d’esprit.)

— Je cherche l’Inde. La trouverai-je à Bombay ?

Il appelle un taxi, et nous voilà partis.

Nous avons quitté la voiture à l’entrée d’une ruelle étroite que nous descendons lentement jusqu’à des escaliers très raides et compliqués, entre de hautes façades peintes en jaune. Statuettes vêtues de soie et de fleurs dans des niches, comme à Naples. Il y a bien, assises sur les marches, ces fillettes en sari aux narines cloutées d’un diamant, aux chevilles surchargées d’anneaux et de grelots, mais le décor est italien. (Et ce même rose très pâle et un peu mauve des cotonnades, que je n’avais encore vu qu’en Italie et plus rarement au Brésil.) Nous descendons. Les escaliers débouchent sur une place irrégulière, en terre battue, plantée d’arbres au tronc pelé. Un désordre de maisons inégales sur la gauche. À droite s’étend un long bassin rectangulaire, empli d’une eau verte et profonde. Tout autour du bassin, et sur l’îlot qui en occupe le centre, s’élèvent des colonnes de pierre noire, hérissées de demi-soucoupes : ce sont des lampes, et tout s’allume les soirs de fête.

Nous entrons dans une rue sinueuse, bordée de petites maisons à un ou deux étages, cages à oiseaux cubiques et mal superposées, de cafés minuscules dont les balcons surplombent le bassin, et d’espèces de garages ou étables, on ne sait, aux larges portes à barreaux : les temples. Au fond de l’ombre, un autel s’illumine. Étoffes rouge et or derrière la statuette, bijoux, fleurs, menues verroteries, et dans l’étroit espace devant l’autel, une femme debout, sans un geste. Parfois le prêtre en pagne sort d’un coin noir, et vient planter autour d’une fontaine basse, dans la courette, deux minces baguettes d’encens surmontées d’une flammèche. Tout ceci s’ouvrant sur la rue, à quelques pas des hommes vautrés dans les boutiques, des passants à pieds nus qui circulent sans nous voir de leurs yeux fixes et ardents. Nous croise un être demi-nu, très vieux, le crâne tondu, deux mamelles pendant jusqu’au ventre. Des femmes aux membres incroyablement maigres et gracieux. Peu de bruits, et pas un sourire. La cloche d’un temple tinte, sans musique. On entend le frottement des pieds nus, des saris roses, violets, vert assourdi. Des yeux brillent dans les portes sombres. Çà et là, un homme prie, accroupi contre un mur. Il règne dans tout le quartier une espèce de solennité énigmatique et insidieuse, qui tient du rêve et de la vie animale. Tout est menu, félin, misérable et précieux à la fois. Dans mes vêtements européens, je me sens trop lourd et trop grand.

Un peu plus loin, là où la rue tourne et s’éclaire, vers les roches noires et plates du bord de mer, des hommes assis en groupe écoutent une lecture à haute voix. Accroupi sur un banc, le lecteur tient ouvert sur ses genoux un gros in-quarto relié. Homme encore jeune, massif, de peau très noire, aux gros yeux blancs, sérieux et lent. Raja Rao lui demande ce qu’il lit. C’est un chant du Mahabharata. Ils écoutent sans bouger, jeunes et vieux, le livre dont Gandhi chaque soir lisait quelques extraits à ses disciples. Je ne sais si j’ai rien vu de plus touchant, ni jamais un groupe d’hommes plus dignes et candides dans l’acte d’entendre un poème.

Plus tard, comme nous remontions les pentes de Malabar Hill par des chemins encaissés entre les murs de parc des grandes demeures luxueuses, un saint nous a croisés. Comme je l’apercevais de loin : — Qui est-ce ? ai-je demandé à mon ami. — Un holy man, a-t-il répondu distraitement. — Mais un vrai ou un charlatan ? — Comment peut-on savoir. Il y en a tant.

Il marchait lentement, à grands pas importants, précédé d’un énorme ventre bien bronzé, vêtu d’une barbe rousse en éventail jusqu’aux épaules, d’un cordon autour du cou pendant jusqu’au nombril, et d’un pagne. Il rythmait ses lentes et grandes enjambées en frappant le sol d’un bâton. Derrière lui se pressaient trois hommes plus petits, l’un sur les talons de l’autre, le premier très gros et court, le second décharné, les tendons des chevilles saillant comme des cordelettes, et le troisième trapu, crâne tondu, une sorte de queue de cheval surgissant du sommet de l’occiput. Le saint homme déployait son importance, les trois suiveurs semblaient vouloir montrer avec insistance qu’ils suivaient.

Le prêtre, le swami, le holy man : plus ils sont saints, plus ils sont nus, et non pas chamarrés de robes et surplis à l’instar des princes ou des rois, et comme le sont nos dignitaires ecclésiastiques, toujours plus lourdement revêtus à mesure qu’ils gravissent la hiérarchie sacrée. Nos mouvements de réforme religieuse n’ont-ils pas toujours commencé par revenir avec passion vers la nudité spirituelle ? Parfois même ils l’ont physiquement manifestée, de saint François aux Doukhobors.

Dans le salon d’une vaste résidence, vidé de ses meubles, le mur du fond tendu d’un seul voile de soie noir chargé de larges signes d’or, Çakuntala dansait des danses classiques de l’Inde ancienne. Deux petits groupes de musiciens l’accompagnaient, assis à terre de chaque côté de la pièce.

La subtile dissymétrie de ses gestes, soulignée par des avancements obliques du menton, en liaison stricte avec les mouvements des bras, des doigts et des chevilles, m’a fait comprendre la statuaire hindoue : les attitudes des dieux : qui semblent monotones, ou parfois curieusement affectées, sont des figures de la danse de Shiva, langage rituel absolument exact, interprétant le devenir cosmique.

Ému par tant de beautés concertées, la danseuse et ses pas, dont chacun signifiait, l’éclat somptueux des soies, des couleurs, des bijoux, je songeais que l’idée de « mauvais goût » devient inconcevable en Inde, alors qu’un tel excès de richesses combinées n’eût pas manqué de l’évoquer dans nos pays. C’est qu’ici, rien ne relève du « goût », mais chaque forme et chaque geste sont dictés par le rite et revêtus de son autorité. Pourtant ce qui a suivi m’a troublé davantage et j’en parlerai plus longuement.

Devant la soie de fond viennent d’apparaître deux hercules au visage rond barré d’énormes moustaches noires, et d’une placidité d’expression qui surprend. Vêtus de blouses bleues et de longues culottes blanches serrées aux mollets, chacun d’eux porte un bâton blanc semblable à celui de nos agents. L’introducteur annonce une « danse des sticks » symbolisant le duel de dieux jumeaux.

La musique commence doucement, batterie soutenant deux ou trois notes toujours pareilles. D’abord couchés à terre, dos à dos, les danseurs frappent très faiblement l’un contre l’autre leurs bâtons croisés ; puis se tournent lentement sur le côté et frappent un peu plus fort ; s’assoient et frappent ; tournent sur leur séant et frappent ; se lèvent et marchent à grands pas, genoux pliés, et frappent de plus en plus fort ; et quand leur danse atteint sa plus intense animation, frappant devant eux, de côté, derrière leur dos, les bras levés, avec une violence inouïe — s’ils venaient à rater un seul croisement des armes et se touchaient la tête, ils tomberaient raides — le fracas des bâtons devient celui d’une dure mêlée de chevaliers, cependant que la musique monotone rythme les coups avec une implacable exactitude. Decrescendo. Maintenant les voici de nouveau presque assis, appuyés au sol d’une main, frappant de l’autre ; puis ils se couchent, frappent encore faiblement, s’immobilisent et la musique s’arrête sans conclusion, comme n’importe où. Les deux géants aux faces placides se relèvent et s’en vont s’asseoir parmi les musiciens.

« Est-ce beau, ou grotesque, ou les deux ? », me souffle à l’oreille mon voisin. Ce qui m’a le plus surpris, c’est l’inhumanité (à notre sens occidental) de ces deux êtres absolument pareils et dénués de toute expression, leur naïveté inquiétante et opaque, leur animalité totalement possédée par le rythme léger des instruments, et ces coups décochés à intervalles précis, par une détente d’une vigueur folle, sans la moindre trace de passion.

Non, ni « beau » ni « grotesque » n’ont rien à voir ici. La danse des deux hercules moustachus et puérils, surgis peut-être d’un passé moghol, me fait entrer dans une compréhension bien autrement inquiétante de l’Asie. Comment dire ce que l’on sent être à ce point étranger aux concepts formulés par l’Europe ? Et comment suggérer dans son obscurité le sentiment, mal distinct d’une angoisse, qu’ici le Moi, l’ego central, n’existe pas ?

Ces danseurs sont des rôles, des acteurs absolus, des fonctions symboliques, sans conscience propre et séparée. Je serais tenté d’imaginer à la limite qu’ils ne sont rien que chair opaque, virilité à l’état pur. Aussi tyranniquement déterminés par la batterie des instruments et les figures dynamiques de la danse que l’animal par ses instincts. Sans problèmes, sans contradictions, sans dualité dans la conscience, donc sans aucune espèce de liberté possible, s’il est vrai que toute liberté suppose quelque hiatus intime entre le Moi et le destin. Il me semble qu’au seuil de comprendre, je viens de sentir au moins pourquoi l’Asie peut connaître les castes, ignorer entièrement la personne, faire bon marché de l’individu, de ses souffrances, de sa vie même, et pourquoi ses grandeurs anciennes nous semblent tour à tour follement belles ou cruelles, hideuses ou fascinantes comme les figures d’un rêve, intensément précises mais sans échelle, chargées d’une indicible signification, mais capables à chaque instant de se muer totalement l’une dans l’autre, tels les animaux et les dieux dans la métamorphose infinie de la Fable.

Chaque nuit, je sors de mon hôtel pour aller respirer l’air de la mer. Les corridors et les galeries de boutiques sont jonchés de corps endormis. (Quand je passe devant eux, mes serviteurs se lèvent à demi.) Dehors, dans l’ombre des arcades, des milliers de dormeurs sans mouvement. Sur le dos, bouche ouverte, à même le sol dallé, sur le ventre ou sur le côté, recroquevillés, nus ou couverts d’un drap. Certains se font un lit d’une table à fruits, d’autres de l’embrasure d’une vitrine de boutique. Leur immobilité parfaite me fascine. (Nous bougeons presque tous en dormant. Mais je ne connais pas d’Indien nerveux, même parmi les intellectuels.)

Près du port, des gamins vous offrent à voix basse les marchandises les plus diverses, commençant par des « english girls », sans doute les plus avouables de la liste. Il fait déjà trente-trois degrés, à deux heures du matin : l’été approche.

Accroupis au bord du chemin, on ne sait jamais, me disait M…, s’ils sont dans la posture de l’adoration ou celle de la défécation. Il y a bien moins d’irrévérence dans cette remarque qu’un Occidental ne le pensera, ignorant par exemple que les Indiens religieux vénèrent jusqu’à la bouse des vaches sacrées, dont ils enduisent le four de leur cuisine, ou qu’ils s’appliquent sur les cheveux et sur le front en triples traits, non sans l’avoir mêlée d’un colorant jaune d’or ou vermillon.

Quartier purement indien du centre de Bombay : comment font les autos pour traverser sans semer la mort à chaque instant, cette foule d’hommes en blanc qui marchent en tous sens entre les deux trottoirs, quand il faut encore contourner sans les frôler les vaches accroupies ou couchées sur le flanc en plein milieu de la chaussée. Mieux vaut aller à pied le long des étalages, lentement à travers les odeurs d’huile brûlée, d’encens ou de pétales de fleurs emplissant des corbeilles si fraîches à voir. Dans la fournaise d’une petite place, vers midi, j’hésitais entre trois ruelles. J’entrevois par une porte cochère une cour ombreuse, où mon premier mouvement serait d’entrer. Mon guide me retient par la manche : lieu sacré. Un homme, sur le seuil, fait un signe. Je ne comprends pas. Je passe le porche.

Saisissement dès l’entrée dans l’ombre et le silence. Essayer de se rappeler le plus grand nombre possible des objets livrés à ma vue, pendant les brefs instants où je pourrai me tenir là, observé, surveillé, repoussé par tous ces yeux hostiles et insistants.

Sur les grandes dalles de pierre, l’urine des vaches sacrées se répand lentement en larges nappes. À droite, sous un auvent, des zébus attachés au bord d’un abreuvoir. À gauche, un énorme pipal — c’est l’arbre sacré de Vishnu — dont le feuillage couvre la cour entière. Dans la torsade de racines grises formant le tronc, des fleurs roses et violettes, piquées en ex-voto. Devant moi, quelques marches conduisent à une terrasse surélevée d’un mètre. Des hommes assis sur le rebord, jambes pendantes, me regardent. Au pied de l’arbre, une petite fontaine et un autel, chargé de fleurs et d’offrandes. Un homme prie debout, puis se tourne à demi en remuant les lèvres vers l’autre côté de la cour. Je suis son regard et découvre en retrait, au-delà de l’abreuvoir, un bâtiment peint en bleu-vert, chargé de clochetons et de reliefs rococo, qui évoque un pavillon de foire et qui est un temple. En réalité toute cette cour, avec les vaches et leur mine sacrée, le pipal, l’autel, la fontaine, les fleurs offertes et les fidèles muets, forme l’antichambre ou le parvis du temple. D’où l’impression de solennité, dès le premier regard jeté de la rue. Au fond, dans le prolongement de la terrasse, on distingue entre les feuillages des maisons, des enfants qui jouent, du linge qui pend.

Atmosphère hiératique, « arrêtée » en plein cœur du désordre éperdu de la ville. L’ombre, l’absence de paroles, de mouvements. Et la composition compliquée de l’ensemble, comme une mise en scène pleine de sous-entendus. J’attends un geste, un cri. Rien ne se passe. Ou plutôt, je ne saurai jamais ce qui, de toute évidence envoûtante, se passe ici, sans manifestation.

Hindouisme. — Point d’Église, ni de hiérarchie, ni de paroisses, ni d’organisation ; point de croyance en Dieu, ni de théologie, de credo ni de catéchisme ; point de liturgie non plus puisqu’il n’existe pas de culte public, ni même de rites communautaires ; à part les processions et fêtes périodiques ; enfin, peu de respect pour les prêtres, sortes de domestiques des temples, utiles par leur savoir des rites de la naissance et de la mort, mais fort inférieurs aux brahmines.

Comment cette religion subsiste-t-elle, privée de toute espèce d’institutions et de disciplines collectives ? Elle se transmet par la famille, par le respect de la caste, par l’étude des Vedas, surtout par les écoles de Maîtres. Les rites sont familiaux, ou même individuels. Dans ce pays où les rues grouillent jusqu’au délire, où l’on multiplie par trois, par dix, par cent le nombre des individus jugés nécessaires chez nous pour une tâche déterminée, où j’ai vu jusqu’à cinq personnes sur une bicyclette — le père, la mère, et trois enfants — où enfin, d’une manière générale, il y a partout trop de gens ; dans ce pays qui ne croit pas à l’absolu de la personne et qui semble voué au collectif, la dévotion et le culte sont individualistes. Et bien plus encore le salut. Je revois ces femmes seules dans les temples étroits, intimes avec le dieu, tournant le dos aux passants. Et ces hommes en prière contre un mur. Et ces saints demi-nus, traversant à grands pas les rues encombrées de piétons, de vaches, de zébus et d’autos, allant ailleurs, on ne sait où, mais on ne peut s’empêcher de se le demander, et d’eux seuls dans la foule infinie, car eux seuls sont vraiment distincts, marchant vers autre chose que leur nature, quand tout le reste est déterminé par la fonction, l’espèce, la caste…

Grand dîner chez le ministre de l’Alimentation : bouillons de légumes, légumes hachés, curries, galettes, fruits doux-amers, jus de fruits et glaces, servis dans de petits bols que l’on dépose sans relâche et sans ordre sur le pourtour d’un grand plateau d’argent, devant chaque convive.

La conversation s’engage entre Stephen Spender et ses vis-à-vis Hindous et Parsis. Stephen déplore la condition présente de l’homme occidental, tourmenté comme on sait par mille complexes, sexuels surtout. Qu’en est-il en Inde ? Les Indiens échangent un sourire, hésitent un peu, par politesse sans doute, et disent enfin que non, qu’ils n’ont pas de complexes, surtout pas de complexes sexuels. Spender insiste, interroge anxieusement, se plaint de notre sens du péché. Les Indiens continuent de sourire : non vraiment, ils n’ont pas ce sens-là…

Il y a beaucoup à dire sur ce dialogue, ainsi réduit à sa plus grande simplicité. Je reviens à ce que j’écrivais sur l’absence de contradiction dans l’être intime de l’Asiatique : c’est une autre manière d’exprimer qu’il n’a pas le sens du péché ; et par suite, qu’il n’a pas non plus le sens de la révolte, ni celui de l’humour, ni même celui de l’originalité, étant l’homme du Karma, et d’une caste. La suppression des castes, admise en droit, si elle devenait jamais effective, entraînerait d’infinies conséquences dans tous ces ordres. Elle créerait un champ libre aux problèmes personnels, aux risques permanents de la personne, à ses échecs dans la névrose ou l’insanité collective, bref, à toute l’aventure courue par l’Occident.

Dans l’état présent des choses, on comprend fort bien que notre idée de l’originalité (dans les arts ou dans la conduite) ne signifie rien de raisonnable pour l’Asiatique en tant que tel14. Il est d’une caste, d’une secte religieuse, d’une voie spirituelle définie, d’une école ou d’une profession. La variation, l’innovation individuelle ne sont pas vues, ou bien ne sont qu’erreurs.

Le besoin d’être original, et dans un autre ordre l’humour, expriment notre notion de l’individu : isolé, désacralisé, en révolte ouverte ou sournoise contre un ordre de choses par essence discutable, c’est-à-dire affecté dès l’origine, comme en chacun de ses états, par un principe d’injustice, de malheur, d’incomplétude inéluctable. D’où le sens du péché, d’où la révolte, d’où l’idée d’un progrès nécessaire, absolument liés dans notre histoire et dans notre action personnelle. Alors la vocation vient remplacer le rôle. Qu’elle fasse défaut, et nous vivons dans l’incertain, l’absurde ou la médiocrité.

Chez l’Indien donc, point de révolte. À ce qui menacerait de le dénaturer, il résiste en collant à son identité, qui est celle d’un ordre et non pas d’un ego, d’un être différent qui ne vivra qu’une fois. Il résiste sans contre-attaque, sans chercher à détruire un ennemi étranger, car dans toute destruction violente et non rituelle il y a le risque insane de changer le réel et de blesser l’ordre du monde. De là, sans doute, l’idée de non-violence, forme de résistance la plus profonde à l’étrangeté néfaste de l’ennemi, puisqu’elle met à l’abri du danger de communier avec lui dans la lutte et d’en sortir contaminé.

Nehru. — L’un de ses anciens amis m’a mis en garde. « Nehru, me disait-il, suit en toute occasion la ligne approuvée par les Russes. Prenez l’affaire de la Corée : il propose un plébiscite “démocratique”, qui ne peut tourner qu’à l’avantage des communistes. Mais prenez l’affaire du Kashmir : là, plus question de plébiscite, idée quantitative et bien américaine ; il s’agit au contraire de sauver les droits de la minorité, seule responsable et progressiste, et qui est hindoue. N’oubliez pas que le Pandit est du Kashmir. Prenez enfin l’affaire du blé. La famine menace au Bihar. On demande l’aide des États-Unis, on critique en même temps leur politique, on les rend hésitants et l’on se plaint de leur retard, mais si l’URSS nous envoie deux wagons de céréales, on salue la grandeur du geste. Nehru, qui a visité la Russie soviétique il y a vingt ans, la tient pour le pays de l’avenir. Cependant il déteste les communistes indiens, fait emprisonner leurs leaders. Staline s’en moque, pourvu que l’Inde appuie la Chine. Et cinq des grands ambassadeurs de l’Inde sont communistes ou fellow-travellers… »

Un diplomate : « Nul ne sait ce qu’il va faire. Il suit surtout la ligne de ses humeurs. L’autre jour, au banquet des grands industriels, il s’est lancé dans un discours fort irrité contre le machinisme, inutile selon lui. Or il s’agit d’équiper l’Inde, pour la sauver de la misère. »

Beaucoup enfin de ceux qui l’aiment et qui l’admirent : « Ah ! s’il était resté notre leader moral, au lieu de devenir Premier ministre… »

Telles sont les opinions que l’on m’a confiées depuis que je suis dans ce pays — douze jours seulement — et je n’en prends aucune à mon compte, mais comment cesserais-je d’y penser, tandis que nous parlons, à New Delhi, au cours d’un déjeuner auquel il m’a convié, entouré de sa fille, de sa nièce, et de quelques familiers de sa maison.

Dans le salon où je l’attendais, avant le repas, je n’étais pas sans inquiétude. J’arrivais à l’instant de Bombay, où notre Congrès s’était clos sur une résolution condamnant le neutralisme. J’avais lu dans l’avion que le Premier ministre devait rentrer ce matin même du Kashmir, après une nuit de voyage. On le disait fort irritable. J’étais en train d’admirer des jonquilles, rapportées toutes fraîches de son pays natal. Il est entré sans bruit, d’un pas rapide. Un peu voûté, l’air sérieux et distant. Il porte une longue veste de soie d’un violet sombre, semée de fleurs gris-clair et jaunes. Pantalons blancs étroits, souliers de soie noire, tête nue. Un prince d’Orient, aussi beau qu’on le dit. Légèrement boudeur, m’a-t-il semblé d’abord. (À la première mention que je risque du Congrès, baissant la tête et regardant sa main posée sur un coussin, sans réagir. Je ne sais pourquoi je me suis demandé, à ce moment-là, s’il pensait en hindi ou en anglais.) Mais à table, c’est un autre homme.

Souriant et détendu, curieux de tout, connaissant bien les écrivains qui participèrent au congrès, mais esquivant doucement mes tentatives pour entrer dans le vif du sujet ; parlant plutôt du cinéma indien qui, m’apprend-il, le cède de peu à Hollywood quant au volume de production, mais qu’il juge pire encore quant à la qualité ; parlant des douze grandes langues indiennes qui remplaceront de plus en plus l’anglais jusque dans l’université, c’est regrettable mais inévitable ; parlant des fruits confits de vingt sortes diverses posés devant nous, et guettant si je les aime ; parlant de tout pour ne parler de rien peut-être, s’amusant à ce jeu où je m’amuse à le suivre. Enfin je pousse un pion, profitant d’un silence.

Je lui dis que Madariaga, dans la séance de clôture du congrès, s’est écrié : « Votre Nehru, c’est l’un des six ou sept qui dirigent aujourd’hui le monde et qui forment déjà, de fait sinon de droit, une sorte de cabinet mondial : en tant que tel il doit prêter l’oreille à l’opinion mondiale qui parle ici… » Mais sans me laisser achever ma citation : « Six ou sept ? me dit-il. Quels sont les autres ? » — No others ! tranche la nièce avec simplicité.

(Nous laissons sans réponse la question de savoir s’ils devraient être des Staline ou des Einstein, des Nehrus politiques ou des Nehrus pandits15…)

Au café, je lui dis mon étonnement à découvrir que l’intelligentsia de son pays présente avec la nôtre tant d’analogies, non seulement par sa situation entre l’URSS et les USA, mais par sa manière d’assumer ou de refuser cette situation. Approuverait-il un plan d’échanges suivis, sur un axe culturel Inde-Europe ? Nos plus grands indianistes sont allemands ou français, mais l’Inde ne connaît guère l’Europe que par les collèges anglais, et d’autre part, elle est tentée de juger l’Occident tout entier à travers l’Amérique ; or l’Europe est plus près de l’Inde… Il s’est donné une petite tape sur le genou. « C’est vrai, cela ! me dit-il, il y a du vrai là-dedans… »

J’ai pris congé au haut de l’escalier. Mais il me rejoint sur le seuil du palais. « N’oubliez pas de dire à Madariaga que je l’attends. Ou plutôt non, je lui téléphonerai. » Un sourire un peu grave et charmeur. Un adieu familier de la main.

J’essaie maintenant de recomposer ce que l’on m’a dit de lui et ce que j’ai vu de l’homme, pendant une entrevue « banale », et c’est son prix.

Nehru est un brahmine éduqué à Cambridge, un aristocrate libéral inclinant vers le socialisme, et dont le destin, complice de sa nature intime plutôt que de ses idées, a fait un prince. Que ce pandit soit devenu Premier ministre, il s’agit là d’un caprice de l’Histoire. Il y a beaucoup de caprice chez Nehru. À l’inverse d’un Staline, d’un Hitler, mais peut-être aussi d’un Gandhi, il reste comme distinct de son rôle historique. On dirait qu’il le voit avec quelque distance. Un moraliste en somme, mais sans foi religieuse, et qui remplace les dogmes par quelques bons principes empruntés au libéralisme, au socialisme humanitaire, et à Gandhi. Avec cela, plus impatient qu’autoritaire, plus soucieux de noblesse morale que de logique. Son dédain mal dissimulé pour la culture américaine est celui d’un brahmine pour une caste inférieure (il l’a écrit), non pas celui d’un Marx pour le capitalisme promis à des crises fatales. Les mesures qu’il vient de prendre contre la presse, au nom d’un idéal de « propreté morale », sont en fait ressenties comme traduisant sa colère personnelle contre l’opposition.

En dépit de ces défauts, que les Indiens lui reconnaissent, entouré du respect général. Cela tient à son rôle de chef libérateur, mais non moins à sa grande séduction personnelle. Tout le monde parle de sa beauté. Et il est vrai que son visage et son maintien expriment une harmonie de l’âme hindoue que la plupart des corps, dans ce pays, cachent et même contredisent à nos yeux. L’Indien du peuple, avec ses membres grêles, sa peau grise, ses yeux fixes et brillants, nous apparaît plus près que nous de l’animal, ou soudain plus près de l’esprit. (Le businessman occidental faisant oublier l’un comme l’autre.) Sur le visage de Nehru, l’âme affleure et vient en surface. Mais dans son être intime, le regard de l’esprit trouverait-il encore ce mystère primitif qui lie l’homme à ses dieux comme une ombre à la nuit ? Ne trouverait-il pas au contraire ce signe d’inquiétude et de contradiction, cette petite cicatrice secrète qui trahit l’arrachement de l’individu à l’inconscient sacré, au corps magique d’une race ? L’individualité n’est jamais née qu’en rupture de magie. Cette crise profonde de l’Inde se résume en Nehru. J’en suis sûr maintenant : ce grand Indien, qui libéra son peuple des Anglais, pense en anglais.

Délivrée des Moghols par l’Occident, puis de l’Occident par l’action combinée de Gandhi, de nos faiblesses et de nos idéaux, l’Inde va-t-elle enfin se retrouver elle-même ? Six siècles de tutelle, presque « d’occupation », ne l’ont-ils pas profondément dénaturée ? Certes, mais l’Inde en soi n’existe pas ailleurs que dans nos idées vagues sur son mystère. Elle ne peut plus ressembler qu’à ce qu’elle deviendra. En six siècles, le monde a changé ; une Inde indépendante eût changé elle aussi. Le fait certain, c’est qu’elle n’a pu le faire au rythme accéléré de notre histoire. Elle a manqué la Renaissance, les Lumières, le romantisme et les révolutions. Endormie en plein Moyen Âge, on la réveille au siècle américain et russe. Ni d’un côté ni de l’autre, elle ne peut se reconnaître. Elle se dit neutre, comme quelqu’un qui voudrait bien se rendormir.

Mais l’image du réveil est trompeuse. Je n’ai pas senti là-bas l’essor d’un peuple jeune, sa confiance dans l’avenir, ses projets excessifs. Au contraire, un immense embarras devant le monde tel que d’autres l’ont fait. Jetée dans la lice des États, au milieu d’une partie serrée, l’Inde se voit sommée de jouer. Elle n’est pas équipée, ni entraînée. Elle ne sait pas quel camp choisir. Comme on comprend que Nehru, qui doit « jouer » pour elle sur le plan international, ne soit tenté que par le rôle d’arbitre ! Admettons que l’Amérique représente aujourd’hui le monde des libertés individuelles, dans sa lutte contre la Russie qui représente les masses organisées. Ce conflit n’intéresse en rien le gros du peuple indien, qui n’a jamais connu le phénomène des « masses », ni l’individualisme dont il est la rançon. Cependant l’Inde, en tant qu’État, doit voter pour ou contre l’un des blocs, sauf à trouver des motifs très puissants pour justifier son abstention. Mais sur quelles valeurs positives Nehru peut-il fonder le double refus qui paraît inspirer sa politique ? Au nom de quelle fidélité profonde, ou de quel idéal nouveau repoussera-t-il longtemps la double tentation ? L’Inde antique, religieuse, hindoue, subsiste encore dans toutes les castes, chez les brahmines, chez les paysans et artisans, mais le pouvoir est aux « sécularistes » qui se détachent d’elle ou la renient. L’évolution normale que provoquerait une suppression réelle des castes rapprocherait l’Inde de l’Occident, de l’Europe en particulier. Mais elle n’affecte encore que l’intelligentsia16. Celle-ci d’ailleurs rejoint plus facilement nos incertitudes que nos fois…

Entre un passé réduit à l’impuissance pratique mais qui résiste en profondeur, et un avenir encore épidermique, le présent de l’Inde paraît manquer de consistance. Nous avons des problèmes, l’Inde est problèmes. Je n’ai guère parlé que du plus intime d’entre eux, tel que j’ai cru le pressentir : celui de l’homme entre le mythe et la personne. Les autres sont assez connus.

Des milliers de vaches sacrées, d’ailleurs malades, embarrassent la circulation. Des millions de singes sacrés pillent les champs rendus à la culture par les tracteurs. La production, d’une désastreuse insuffisance, s’accroît moins vite que la population, qui déborde la nuit sur les trottoirs. (Un lit pour des centaines de personnes à Bombay.) Neuf hommes sur dix sont illettrés, dans un régime officiellement démocratique. Les fonctionnaires sont corrompus, dit-on, du haut en bas des hiérarchies improvisées après le départ des Anglais. L’armée serait impuissante devant une invasion. Et ainsi de suite… Presque tous ces problèmes me semblent insolubles.

Il faut donc aider l’Inde, mais qui le peut ? L’Amérique lui fournit des tracteurs et du blé. La Russie lui propose la révolte. Et l’Europe, jusqu’ici, n’a rien offert. (Qui, d’ailleurs, l’eût fait en son nom ?) Elle s’est bornée à se retirer politiquement. Elle doit trouver maintenant les formes d’une présence désintéressée, fraternelle.