(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Contre la culture organisée (avril 1952) » pp. 3-6

Contre la culture organisée (avril 1952)c

Chacun connaît l’histoire du paysan qui affirmait sortir de l’église, non du café. « Ah tu étais à l’église ? lui dit sa femme. Dis-moi donc le sujet du sermon ? — Euh… le péché. — Et qu’est-ce qu’il en a dit, le pasteur ? — Ben… il était plutôt contre ! »

Le péché contre l’esprit, dans notre Europe en voie d’union, ce serait de vouloir organiser la culture, et notre Centre est « plutôt contre ».

Car l’organisation est le fait de l’État, mais la culture est le fait des groupements spontanés, et en dernier ressort, de la personne.

Nationalisation de nos cultures

Le nationalisme, qui atteint de nos jours ses conséquences extrêmes avec le concept d’autarcie, a créé dans la vie de l’esprit une situation que l’on peut décrire comme suit : la culture qui était un bien commun des Européens s’est divisée en « cultures nationales » ; celles-ci se sont voulues ou crues indépendantes les unes des autres, à l’imitation des États « souverains » ; par là même, elles se sont rendues dépendantes de l’État.

En d’autres termes, pour s’être voulues nationales, nos cultures sont en voie de nationalisation, c’est-à-dire qu’elles se trouvent de plus en plus subordonnées à des nécessités économiques et politiques, voire militaires, et donc aux mécanismes de l’État.

À la limite, on a vu certains États intégrer toutes les activités culturelles, le roman, le théâtre, la poésie, les sciences, à leur plan général de propagande, de production industrielle et de dressage des citoyens. Cette confusion entre l’État et la culture, cette mainmise de l’organisation bureaucratique sur la création spontanée, — voilà la vraie formule de l’État totalitaire.

Or la plupart de nos États démocratiques tendent obscurément vers cette limite, non par une volonté consciente et déclarée, mais en vertu du seul poids de leurs mécanismes administratifs.

Toute notre vigilance doit s’exercer, dès maintenant, contre les risques d’extension de ces pratiques au niveau de l’Europe en formation.

Libérer les échanges, non les organiser

Presque toutes les misères et entraves dont souffre la vie de l’esprit en Europe se ramènent en dernière analyse à une seule et même cause : le cloisonnement du grand Domaine occidental en nations bardées de frontières, hérissées de tarifs douaniers et de mesures prétendues « protectionnistes » qui, loin de protéger, étouffent en réalité ce qu’elles enferment. Marchés trop réduits (pour le film et le livre), échanges paralysés, fiscalité excessive, manque d’air et de circulation vivifiante, moyens matériels ridiculement faibles (pour les sciences) ou reçus en échange de certaines libertés essentielles : tout cela provient du nationalisme culturel, et tout cela tend, pratiquement, à faire dépendre la vie de l’esprit d’une économie désorganisée et souvent absurde.

Le principe du mal étant reconnu, le principe des réformes nécessaires devient évident. S’il est vrai qu’aucun de nos pays ne peut plus se défendre ni subsister seul, au triple point de vue politique, économique et militaire, cela est vrai plus encore au point de vue de la culture. La phase relativement créatrice des nationalismes se trouve dépassée en fait. Mais il n’en subsiste pas seulement des cadres à la fois étroits et vermoulus (dont les partisans du fédéralisme européen, de La Haye à Strasbourg, ont cherché les moyens de nous libérer) ; il en subsiste aussi des habitudes mentales, des préjugés tenaces, et des pratiques qu’il nous appartient de dénoncer dans notre plan particulier.

On parle beaucoup, par exemple, d’« organiser les échanges culturels ». Observons qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale de l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens de correspondre plus facilement d’une prison à l’autre. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement », immédiat, sans condition.

Le terme même « d’échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force d’avoir servi d’échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (malgré eux, bien souvent) des problèmes réputés secondaires de la culture. Ils tentent de s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient d’échanges surveillés que les douaniers et les agents fiscaux sauront réduire à presque rien.

Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part, presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle.

Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes de vitalité de la culture — des échanges de découvertes à l’état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de la sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème —, il nous faut dénoncer la méthode de « l’organisation des échanges » et en même temps exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail dans toute l’étendue de l’Europe.

Toutes nos cultures sont nées d’un fonds commun, qu’elles ont progressivement diversifié. Elles se sont nourries les unes des autres, elles ont vécu de l’échange de leurs découvertes et de leurs méthodes, de leurs procédés techniques ou rhétoriques, des formes musicales et littéraires inventées ici ou là, et elles en vivent encore, dans la mesure où elles vivent. L’unité culturelle de l’Europe n’a plus à être faite : elle existait aux origines, et elle n’a cessé pendant les siècles de se reformer, de s’enrichir de mille diversités. Il ne s’agit pas de la créer ou de l’organiser par décrets, mais simplement de la laisser se manifester, et de ne plus l’empêcher d’évoluer selon ses lois et sa liberté propres. L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien de moins, voilà la solution, voilà le remède pratique.

Créer des liens

Tirons les conséquences de cette brève analyse.

S’il est vrai que le Centre est un pool, à sa manière, et si on a pu le comparer parfois à une espèce de « plan Schuman de la culture », gardons-nous cependant de confondre les méthodes.

Le charbon, l’acier, l’électricité, les produits agricoles et leur exploitation, puis leur distribution dans toute l’Europe, relèvent avant tout du calcul, supposent des plans. La naissance d’un poème, d’une philosophie, d’une vue nouvelle de l’histoire ou d’une grande découverte dans les sciences, suppose des chances librement provoquées, des rencontres d’amour et de hasard, des passions folles ou des manies profondes, et parfois des erreurs providentielles.

Comment un expert culturel, mandaté par un ministère et représentant d’un État, peut-il intervenir dans ces mystères ?

La question n’est pas insoluble, à notre avis.

La musique, la peinture et la littérature, comme les sciences et la philosophie, naquirent sans le secours des experts officiels. Mais l’État est intervenu, des frontières ont été posées, et la culture dépérit. Les experts culturels des États sont devenus nécessaires pour « organiser » des échanges qui s’opéraient spontanément jusqu’au xixe siècle, mais que les États ont tenté d’interdire. Si les experts aiment la culture et veulent l’aider, ils ont maintenant deux choses fort importantes à faire :

1° supprimer les barrières que leurs mandants avaient dressées ;

2° aider les groupes et les institutions que les fiscs, les douanes et la bureaucratie s’étaient unis pour étrangler.

Quant à nous : notre raison d’être n’est pas d’organiser ce qui depuis longtemps existait sans nous, mais de créer des liens vivants, et dès aujourd’hui de manifester l’Europe unie tout comme si elle était faite, et telle qu’elle se fera.