(1953) La Confédération helvétique « Les institutions politiques » pp. 59-87

Chapitre II.
Les institutions politiques

La commune

Comment devient-on Suisse ? En obtenant l’agrégation à une commune dans un canton. Ce fait très simple contient en germe la plupart des distinctions fondamentales qu’il y aurait lieu de marquer entre le régime fédéraliste de la Suisse et les régimes centralistes de la plupart des États modernes.

Pour devenir Américain, il faut si l’on habite depuis de longues années aux États-Unis, quitter le territoire national, passer quelques jours au Canada, au Mexique, à la Havane, ou aux Bermudes, y recevoir d’un consulat américain les « premiers papiers » qui font de vous un candidat admis à la nationalité américaine, puis rentrer en cette qualité. Cette cérémonie symbolique et coûteuse vous introduit dans une communauté abstraite, et ne vous enracine nulle part sur l’immense territoire des États-Unis.

Pour devenir Suisse, au contraire, l’étranger doit d’abord adresser aux autorités fédérales une demande non pas de naturalisation, mais d’autorisation à se faire naturaliser. Après quoi, il doit choisir la commune — et par conséquent le canton — dont il désire faire partie. « La naturalisation ne sera parfaite que lorsque le candidat aura été agréé par une commune et un canton ; c’est alors seulement qu’il sera un citoyen suisse »7.

Dans notre description des institutions suisses, nous ferons bien de suivre le même ordre, celui qui va de bas en haut, de la commune au pouvoir fédéral en passant par le canton, car c’est selon ce processus que s’est constituée, historiquement, la fédération helvétique.

En effet, comme l’a souligné dans plusieurs ouvrages le professeur Adolf Gasser :

Le principe fédéraliste est à la base non seulement des relations entre la Confédération et les cantons, mais encore des rapports entre le gouvernement cantonal et les communes. Au point de vue purement formel, ces dernières jouissent uniquement des droits que leur octroie la législation cantonale. Nulle part pourtant, on ne les a soumises à l’autorité des fonctionnaires cantonaux… Dès l’origine, comme le prouve le Pacte de 1291, la Confédération a admis le principe de l’autonomie de la commune. Les trois communautés alpestres d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald s’engagèrent à n’accepter aucun juge qui n’habiterait pas leur territoire… C’est à ces origines que nos cantons doivent de n’être jamais devenus des États bureaucratiques et centralisés, mais d’être restés jusqu’à nos jours des États populaires, fondés sur le droit et dont la première mission est l’administration de la justice8.

Un autre auteur, le juriste F. Fleiner, a démontré que la caractéristique de l’État populaire suisse « réside dans la dépendance de l’administration vis-à-vis de la justice »9. Les premières légendes nationales de la Suisse décrivent en effet la lutte contre les baillis : c’est par exemple l’épisode fameux de Guillaume Tell et de Gessler. Or ces baillis jouaient un rôle comparable à celui des préfets dans maint État moderne. Là où le préfet donne les ordres du pouvoir central, la commune n’est plus qu’un organe d’exécution, et devient à son tour, comme l’observe A. Gasser « un instrument de la centralisation ». En Suisse, au contraire, les droits de la commune ne sont limités que par la loi, jamais par les supérieurs administratifs. La commune tranche en première instance, et le canton n’intervient qu’en appel. Ce régime s’est révélé particulièrement efficace dans les époques de crise (guerre de 1939-1945) où l’application de mesures générales (telles que le plan de production agricole, dit plan Wahlen) n’a pu se réaliser qu’à la faveur d’initiatives locales, appuyées par la population qui était à même de contrôler la besogne et d’en mesurer la portée par expérience directe.

L’origine ancienne des communes suisses laisse des traces notables dans leur organisation présente. C’est ainsi que l’on distingue la commune « bourgeoise » comprenant les descendants des familles fondatrices, et la commune politique, qui englobe les agrégés de plus fraîche date. Seuls les « bourgeois » ont droit à l’administration et à la répartition des revenus des biens communaux (forêts, pâturages, vignes, caves, troupeaux). En cas d’indigence, ils sont secourus par la « bourgeoisie » de leur lieu d’origine, même s’ils n’ont jamais habité son territoire, et ce droit d’origine ne se perd jamais. (Certaines familles possèdent la bourgeoisie d’honneur de plusieurs communes, et y jouissent de tous les droits qu’on vient de mentionner.) Aujourd’hui un tiers seulement des Suisses se trouvent habiter leur commune d’origine, mais ce phénomène n’a pas affecté jusqu’ici le statut des « bourgeoisies ».

La Suisse compte un peu plus de 3000 communes. Chacune possède son conseil communal ou municipal (c’est quelquefois le peuple réuni en assemblée plénière qui en remplit l’office) et son pouvoir exécutif, ou municipalité, présidé par le maire (aussi nommé syndic ou président de commune, selon les cantons).

La commune a le droit de lever des impôts, et parfois même d’exiger des services personnels ou corvées. Elle pourvoit aux services publics, à l’instruction primaire, à la gérance des biens des bourgeoisies, à la police locale, à l’assistance des pauvres et des malades.

Il est curieux de noter que la protection des autonomies communales n’est pas mentionnée dans la Constitution fédérale. On serait tenté d’y voir la preuve que cette autonomie va de soi chez les Suisses.

Le contrôle du canton sur les communes se limite à examiner la conformité des décisions communales au droit en vigueur, et d’autre part à approuver les comptes (parfois le budget) des municipalités.

Le canton

L’indigénat d’une commune donne droit de cité dans un canton. Et les cantons sont les éléments de base sur lesquels repose l’édifice fédéral.

Les cantons suisses sont des États souverains « dans la mesure où leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale ; ils jouissent, comme tels, de tous les droits qui ne sont pas attribués au pouvoir fédéral » (art. 3 de la Constitution fédérale).

L’exaspération des nationalismes modernes fait que beaucoup de nos contemporains jugent étrange, et presque contradictoire dans les termes, la notion d’une souveraineté limitée. Cependant, un siècle d’expérience heureuse a rendu cette notion familière aux Suisses. Ils n’oublient jamais que leurs cantons sont antérieurs à la Confédération, qui a résulté de leurs alliances progressivement resserrées. Mais ils voient clairement, d’autre part, que la garantie des autonomies cantonales ne saurait pratiquement résider que dans la mise en commun de leurs forces. La centralisation qu’ils acceptent dans certains domaines, strictement définis, n’est donc à leurs yeux que la sauvegarde d’une décentralisation très poussée dans d’autres domaines.

Chaque canton possède son gouvernement composé des trois pouvoirs habituels, l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

L’exécutif généralement nommé Conseil d’État, est un collège de cinq à onze membres, élu par le peuple. Chacun des magistrats qui en fait partie dirige un département administratif, et joue donc le rôle d’un ministre. Cependant, les décisions importantes émanent du collège dans son ensemble, trait particulier à la Suisse, et que nous retrouverons à l’échelon fédéral. Le Conseil d’État prépare les textes qui seront soumis au législatif, et fixe leur mise en vigueur lorsqu’ils sont acceptés.

Le législatif, ou Grand Conseil, est élu par le peuple à la majorité absolue dans quelques cantons, ou selon le système proportionnel dans la plupart des autres. Trois cantons seulement (Glaris, Unterwald et Appenzell) ont conservé l’antique institution de la Landsgemeinde : là le pouvoir législatif est exercé par l’ensemble de la population mâle et majeure, réunie en cercle (Ring) sur une place publique, non sans un grand déploiement de cérémonies religieuses, de serments et de proclamations solennelles. Tous les hommes qui s’y rendent portent l’épée, signe antique de la liberté chez les peuplades germaniques. Un des plus récents et des meilleurs observateurs des institutions suisses, M. André Siegfried, ayant assisté à la Landsgemeinde de Glaris en 1947, en donne une description qu’il vaut la peine de citer ici, parce qu’elle souligne certains traits de tempérament politique valables pour l’ensemble des Confédérés10.

L’ordre du jour comporte trente-deux questions : un projet d’assurance cantonale contre les crises, divers projets sur les congés payés, le repos du dimanche, le régime de l’énergie hydraulique, etc. Le Landamann11, du haut de la tribune, résume chaque projet. Plusieurs citoyens montent ensuite sur l’estrade pour prendre la parole, discuter, suggérer des amendements. Quelques-uns de ces amendements sont adoptés, d’autres — et justement, je le note, des amendements démagogiques — repoussés. Je suis frappé de constater qu’on discute sur le mérite propre des mesures proposées et non pas, comme on ferait en France, sur leurs incidences partisanes. Je suis frappé aussi de la facilité de parole des orateurs, qui s’expriment avec aisance, brièvement, souvent avec un humour familier auquel le dialecte se prête admirablement. L’auditoire, du reste, est difficile : il s’impatiente quand on hésite, il souligne sans bienveillance les inévitables lapsus. Manifestement ces assises ont leur tradition et l’on n’est pas disposé à y supporter les raseurs, car il faut que tout soit fini dans la journée (et puis le ciel, lourd de nuages, pourrait tomber sur vos têtes !) La politesse règne néanmoins, encore qu’il y ait quelquefois des tumultes ; chacun commence protocolairement par la formule : « Très estimé Monsieur le Landamann, très affectionnés et dignes de confiance compatriotes. » C’est une discussion de famille, tournée vers la pratique autant qu’inspirée par la passion politique… Et pourtant il s’agit d’une société politique de notre temps, dans un canton fort évolué : sur les 35 000 habitants qu’il contient, un quart seulement sont des paysans et plus de la moitié vivent de l’industrie.

Avec moins de pittoresque et de politesse patriarcale, c’est dans une atmosphère assez semblable que se déroulent les débats des Grands Conseils. L’influence des mœurs politiques latines, l’éloquence, le sectarisme des partis, ne se manifestent guère que dans les parlements des cantons à prédominance citadine, comme Genève. Partout ailleurs, les considérations pratiques priment, et l’équilibre est respecté, d’un accord tacite, entre les intérêts plus ou moins divergents des classes, des régions, de la paysannerie, des ouvriers et des bourgeois. « Ce qu’il y a d’intéressant à noter, écrit encore M. Siegfried, c’est que pareil équilibre semble régner au sein des individus eux-mêmes, en raison du développement traditionnel d’une vie corporative : tel ouvrier raisonnera non pas exclusivement en ouvrier, mais en membre de la commune religieuse, ou de la commune “bourgeoise”, ou encore en membre de telle ou telle localité. » Cette dernière remarque est importante : elle nous fait entrevoir la condition des libertés civiques dans un régime fédéraliste, et c’est l’appartenance simultanée à plusieurs groupes ou communautés, dont les limites ne sont pas les mêmes. La formule du régime totalitaire, c’est la coïncidence exacte et imposée des frontières de tous les domaines dont relève normalement un citoyen : frontières communes pour la langue, la culture, la race, la religion, les mœurs, le droit, l’économie, le parti politique au pouvoir. En Suisse au contraire, toutes les combinaisons et permutations de ces diverses allégeances, augmentées des allégeances communales et cantonales, sont non seulement possibles, mais courantes. Car les frontières des langues ne sont pas celles des religions ; celles des cantons ne sont pas celles des régions économiques ; et celles des cultures ne sont pas même celles de la Confédération. C’est dans le jeu ménagé entre ces éléments, dans la tolérance nécessaire que développent la dispersion et l’interpénétration de ces groupes, dans la faculté de choix qui se trouve laissée à chacun, que le citoyen suisse court chaque jour les chances d’une liberté réelle, dont il ne prend d’ailleurs pas davantage conscience que de l’air qu’il respire.

De la souveraineté cantonale à la Confédération

La structure politique de la plupart des cantons telle qu’on vient de la décrire, date du premier tiers du xixe siècle et du renversement des Patriciats, dont la subtile hiérarchie de conseils fut considérablement simplifiée et aérée. Cette évolution intérieure des cantons, unifiant leurs régimes dans une large mesure, allait faciliter le passage de la fédération d’États qu’était l’ancienne Suisse à l’État fédératif qu’elle devint en 1848. Mais bien d’autres facteurs y concoururent : politiques, économiques, militaires, plus rarement idéologiques.

Politiquement, la Suisse du xviiie siècle n’était pas un État, mais un enchevêtrement d’alliances entre républiques souveraines, dont plusieurs gouvernaient des « pays sujets » et des bailliages. La Diète fédérale n’était qu’une réunion d’ambassadeurs des républiques, mandatés par leur gouvernement. Elle n’avait guère d’autres attributions que la conduite des Affaires étrangères et l’arbitrage entre cantons. Ses délibérations se voyaient constamment stérilisées par l’opposition d’un seul État. Pendant la brève période de la « République helvétique » (1799-1803), la France révolutionnaire tenta d’imposer aux Suisses un régime totalement unifié, mais la résistance fut si forte, surtout dans les anciens cantons de la Suisse centrale, que Bonaparte se vit contraint de revenir à l’organisation fédérative, tout en établissant l’égalité entre les citoyens d’une part, entre les cantons et les « pays sujets » d’autre part. La Restauration conserva ces deux réformes, mais le pacte fédéral de 1815 ne fut de nouveau qu’une alliance conclue entre États souverains. Un lien si lâche n’était qu’une faible garantie pour l’indépendance des cantons, en un siècle qui allait voir surgir deux nouvelles puissances unifiées, l’Allemagne et l’Italie, aux portes de la Suisse.

Économiquement, la situation devenait rapidement intenable. Sous le régime du Pacte de 1815, écrit l’historien William Martin, « la Suisse ressemblait à l’Europe d’aujourd’hui. Les cantons souverains étaient les maîtres incontestés de leur politique économique. On comptait alors en Suisse 11 mesures de pieds, 60 espèces d’aunes, 87 mesures de grains, 81 pour les liquides, et 50 poids différents ». Le régime monétaire n’était guère moins chaotique. De plus, « incapables de s’entendre sur aucune mesure commune, les cantons multipliaient les mesures offensives les uns à l’égard des autres. Presque toutes les erreurs que nous avons vu commettre de nos jours en Europe ont eu leurs précédents sous la Restauration »12. Le commerce étranger qui rencontrait autant de barrières douanières que de frontières cantonales lorsqu’il se hasardait à transiter de France en Autriche, d’Allemagne en Italie, se détourna bientôt du territoire helvétique, quitte à emprunter des itinéraires plus longs, mais moins coûteux. Cependant, les cantons s’obstinaient dans leur refus de s’ouvrir les uns aux autres, et croyaient pouvoir se borner à conclure des « concordats » limités, facilitant la liberté d’établissement ou les formalités de transit et de douanes13.

Enfin la Diète ne disposait pas d’une véritable armée, mais de contingents cantonaux très diversement armés et entraînés, qui n’avaient de commun qu’un état-major fédéral. Vis-à-vis de l’étranger, elle était impuissante.

Oui, vraiment, cette Suisse « ressemblait à l’Europe d’aujourd’hui ». Son unification n’apparaissait guère plus facile. Pourtant, au terme d’une trentaine d’années de crises, d’agitation populaire et de tentatives de réforme constitutionnelle, il suffit de la très courte guerre civile du Sonderbund pour précipiter la décision si longtemps suspendue malgré son évidente nécessité : en quelques mois — les six premiers de 1848 — une Constitution fédérale fut discutée, écrite, votée et mise en vigueur. Elle valut à la Suisse un long siècle de paix.

Mais non moins que la ressemblance entre l’état de la Suisse ancienne et celui de l’Europe d’aujourd’hui, ce qui frappe, c’est la similitude des arguments échangés, à cent ans de distance, entre les partisans de la fédération et ceux de la souveraineté sans restriction, qu’il s’agisse des cantons ou des États-nations modernes.

Il vaut la peine de citer les termes dans lesquels Pellegrino Rossi14, le plus brillant avocat de la fédération, critiquait la situation créée par le Pacte de 1815. La faiblesse du lien fédéral, disait-il, créait « une illusion plus dangereuse que l’isolement » par la fausse sécurité qu’elle inspirait. Il en résultait que les puissances voisines pouvaient « embrasser dans leurs plans stratégiques la Suisse, comme si la grande forteresse des Alpes était un désert livré au premier occupant ». Il décrivait la paralysie qui frappe une Diète formée de délégués d’États souverains et non de députés des peuples :

Lequel de nous n’a dû souvent déplorer la forme actuelle des délibérations fédérales ? Ces instructions discutées séparément, souvent un peu au hasard, dans vingt-deux législatures, dont les unes ne connaissent pas les motifs qui peuvent agir les autres… Ces députés obligés quelquefois de résister aux vérités les mieux démontrées… Les magistrats directeurs se trouvent dans une situation fausse. Ils doivent, pour ainsi dire, servir deux maîtres, être tour à tour les hommes de la Confédération et les hommes du canton… Il n’est, ce me semble, aucun motif de conserver un pareil état de choses… Rien ne milite en sa faveur, pas même la raison, d’ailleurs bien faible, de l’économie…

Et Rossi concluait en montrant les progrès « mémorables » réalisés par l’idée fédérale dans l’élite et les masses :

Oui, l’idée d’une commune patrie ne nous est point étrangère… Et quoi qu’en disent les détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires de ces temps, que cette idée ait acquis plus de netteté, ce sentiment plus d’énergie. Ce mémorable progrès, tout nous le révèle. Les paroles, les écrits, les fêtes nationales, les sociétés littéraires et savantes, les vœux, les projets d’un grand nombre de cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible de méconnaître, et cette espérance que dans un nouveau Pacte, dans une Confédération plus solide, doit se trouver le remède aux maux qui affligent la patrie.

Quelles étaient les raisons que pouvaient avancer, contre tant d’évidences, les partisans de la souveraineté totale ? Tout d’abord, ils jugeaient que les projets d’union allaient jeter dans le pays, déjà divisé, un nouveau brandon de discorde15. Les cantons, s’ils renonçaient à la souveraineté, perdraient leurs traditions. La suppression des tarifs de péage donnerait le coup de mort à leurs industries (dont quelques-unes ne vivaient qu’à la faveur d’un protectionnisme croissant). On dressait des listes de faillites que provoquerait l’union économique. On prédisait tantôt la ruine des cantons riches (ce qui n’élèverait pas le niveau de vie des autres) et tantôt l’accroissement tyrannique de leur prépondérance. On redoutait l’opposition des grandes puissances voisines. On dénonçait enfin le caractère utopique de ces rêveries…

Il n’est pas un de ces arguments qui ne revive dans les débats actuels sur l’union de l’Europe.

Cependant, une commission de révision constitutionnelle se réunit le 17 février 1848. Au terme d’une seule session, qui se termina le 8 avril de la même année, elle avait rédigé la nouvelle charte. Celle-ci fut adoptée au mois d’août, par quinze cantons et demi contre six et demi. Le 6 novembre, les Chambres se réunirent à Berne. Le 16, elles procédèrent à l’élection du premier Conseil Fédéral, inaugurant un régime qui ne devait plus être remis en question jusqu’à nos jours. L’essor économique, social et culturel de la Suisse fut immédiat. Aucune des catastrophes prédites et calculées par les tenants de l’ordre ancien ne se produisit.

Les autorités fédérales

C’est la Constitution de 1848 qui régit la Suisse d’aujourd’hui, nonobstant un assez grand nombre de révisions partielles, dont la plus importante fut votée par le peuple en 1874. Cette Constitution mérite non seulement l’épithète officielle de « fédérale » mais encore celle de « fédéraliste », et cela pour une raison précise : c’est qu’elle représente une synthèse des autonomies locales et de l’union. En effet, si la fédération limite en droit la souveraineté des cantons, elle sauvegarde en fait leur existence distincte, elle agrandit le champ de leur rayonnement économique et culturel.

Cet équilibre, proprement fédéraliste, est illustré par le système bicaméral institué en 1848.

L’Assemblée fédérale, pouvoir législatif et autorité suprême de la Confédération, est composée de deux Chambres : le Conseil national, représentant le peuple, et le Conseil des États, mandataires des cantons. Ces deux conseils ont des pouvoirs égaux, et leur accord est indispensable pour l’acceptation ou le rejet d’une loi.

On croit reconnaître ici le système en vigueur dans un certain nombre d’États modernes, qui possèdent un Sénat à côté de leur Chambre des députés. En réalité, le Conseil des États n’est pas du tout l’équivalent du Conseil de la République en France ou de la Chambre des Lords. Il ne ressemble qu’au Sénat américain, étant comme ce dernier formé de représentants des États membres de la fédération, à raison de deux députés par État, grand ou petit16. Le mode d’élection des conseillers varie selon les cantons. C’est tantôt le peuple, tantôt le Grand Conseil ou la Landsgemeinde qui les nomme.

Le Conseil national est élu à raison d’un député par 22 000 habitants, chaque canton ou demi-canton formant un arrondissement ou collège électoral. (Toute fraction supérieure à 11 000 habitants donne droit à un député, et chaque demi-canton a droit à un représentant, même si sa population est inférieure à 11 000.)

Les deux Chambres réunies en Assemblée nationale élisent le Conseil fédéral, son président, les membres du Tribunal fédéral et du Tribunal des assurances, et le général en chef. Elles exercent le droit de grâce, et tranchent les conflits de compétence entre les autorités fédérales. L’approbation des alliances ou traités avec l’étranger, la guerre et la paix, la garantie des constitutions cantonales, l’établissement du budget fédéral et la révision de la Constitution sont également de leur compétence.

Soulignons enfin que les membres de l’Assemblée fédérale ne sont jamais liés par les instructions que leur aurait données le corps politique chargé de leur élection. Le mandat impératif est interdit17.

« L’autorité directoriale et exécutive supérieure de la Confédération est exercée par un Conseil fédéral composé de sept membres », dit l’article 95 de la Constitution. Ce collège qui remplit à la fois les fonctions d’un cabinet de ministres et celles d’un chef de l’État, est sans doute l’institution la plus originale de la Suisse. Ses membres sont élus pour quatre ans par l’Assemblée et sont immédiatement rééligibles. Chacun d’entre eux dirige un ministère ou département fédéral. L’un d’entre eux est élu chaque année président de la Confédération. Il ne peut exercer cet office deux années de suite, et la coutume s’est établie d’une rotation entre les sept conseillers : chacun devient président une fois tous les sept ans, par ordre d’ancienneté dans le collège.

Le Conseil fédéral siège à Berne, et tous ses départements sont logés dans le même bâtiment, nommé Palais fédéral. C’est aussi dans ce Palais que siègent les deux Chambres. Berne, cependant, ne porte pas le titre de capitale, mais seulement de « ville fédérale ». Elle est en même temps le chef-lieu du canton auquel elle donne son nom. Ces détails de protocole sont significatifs d’une certaine méfiance — fédéraliste autant que proprement helvétique — à l’endroit des titres ronflants. C’est en vertu du même sentiment que le commandant d’une grande unité d’armée suisse n’est pas appelé général, mais colonel commandant de corps (ou de division, ou de brigade) ; que le général en chef, nommé par les Chambres, ne reçoit ce titre qu’en temps de guerre, tandis qu’en temps de paix l’armée dépend d’une commission de défense nationale ; et enfin que l’on aime à souligner le fait que le président de la Confédération n’est, en somme, qu’un primus inter pares. À la vérité, le pouvoir, en Suisse, reste d’ordre essentiellement collégial, qu’il s’agisse des cantons ou de la Confédération. Les décisions importantes du gouvernement émanent du Conseil fédéral en son entier (même si elles n’ont été prises qu’à la majorité des voix), et la Constitution ne définit que collectivement les attributions des membres du Conseil, lesquelles sont essentiellement administratives et exécutives. Le Conseil fédéral « présente des projets de lois ou d’arrêtés à l’Assemblée fédérale et donne son préavis sur les propositions qui lui sont adressées par les conseils ou par les cantons » (art. 102, § 4 de la Constitution). Mais si les Chambres repoussent ses projets, ou refusent d’approuver la gestion d’un Département, il ne démissionne pas. La Suisse ne connaît pas les crises ministérielles et le ballet des portefeuilles qui caractérisent la vie politique de tant d’autres États européens. Elle ne connaît pas non plus, comme les États-Unis, le veto présidentiel et les fréquents changements de ministres choisis ou renvoyés par le chef de l’État. Il en résulte une stabilité gouvernementale sans exemple dans l’époque moderne.

Pratiquement, les conseillers fédéraux ne sont jamais renversés. Les Chambres les remplacent lorsqu’ils démissionnent ou décèdent. C’est ainsi qu’en cent ans, la Suisse n’a compté que 63 ministres, dont un seul n’a pas été réélu bien qu’il fût candidat. La durée moyenne de leur carrière a été de onze ans. Et l’un d’eux est demeuré en fonction pendant trente-deux ans. Dans tout autre pays de structure centralisée, cette inamovibilité pratique de l’exécutif eût conduit fatalement et très vite à une sorte de dictature de l’appareil gouvernemental. Ce danger existe en Suisse, mais il est en grande partie neutralisé par les droits des cantons et par le contrôle populaire (référendum). Au surplus, quelle que soit l’étendue de ses pouvoirs, le Conseil fédéral n’en demeure pas moins soumis à l’opinion publique, et se montre très soucieux de ne point la bousculer : fait d’autant plus remarquable que le mandat des conseillers ne dépend pas directement des électeurs, des prébendes ou des poignées de main distribuées à gauche et à droite. On ne saurait guère imaginer magistrats plus démocratiques d’allure, plus fréquemment mêlés à la foule de midi sur les plates-formes de tramways, ni plus facilement accessibles aux visites et coups de téléphone.

La composition du Conseil n’est pas moins originale que sa fonction. Quatre facteurs entrent en jeu pour la déterminer : les partis politiques, les cantons, la langue, la religion. Comme il n’y a que sept conseillers, il est impossible de faire droit à tant d’exigences simultanées d’une manière équitable, proportionnelle aux forces existantes. Le dosage des religions et des langues est le moins malaisé : on compte généralement deux conseillers catholiques pour cinq protestants ; un ou deux Romands et un Tessinois pour quatre ou cinq Alémaniques. La Constitution fédérale interdit de choisir plus d’un membre du Conseil dans le même canton, et la coutume veut que les cantons de Zurich, Berne et Vaud, les plus peuplés, aient droit à un siège en tout temps. Les autres cantons se voient représentés comme accidentellement, selon le jeu des trois autres facteurs, et selon les personnalités disponibles. Quant aux partis, qui sont au nombre de sept, et très inégaux en force, ils doivent se contenter d’une cote très mal taillée. Les radicaux, dont les ancêtres furent les fondateurs de l’État fédéral, gardent aujourd’hui trois représentants au Conseil fédéral, bien qu’ils ne soient guère plus nombreux aux chambres que les socialistes, lesquels n’ont obtenu qu’un seul siège à l’exécutif, et seulement depuis 1943. Les conservateurs-catholiques ont deux sièges, les agrariens un ; les libéraux conservateurs, les indépendants et les communistes n’en ont point.

Quelques tentatives pour élargir le Conseil à neuf membres, ou pour le faire élire par le peuple, ont été repoussées comme d’instinct dès leur apparition. Elles visaient à politiser l’exécutif, et la très grande majorité des Suisses s’y refuse. Le Conseil fédéral doit rester, à leurs yeux, au-dessus des luttes partisanes, en tant qu’il représente le chef de l’État ; il doit rester un corps de techniciens, en tant qu’il administre les affaires fédérales ; et il ne doit pas être lié trop étroitement aux cantons, en tant qu’il exerce une fonction de vigilance et d’arbitrage pour l’ensemble de la fédération.

À ce propos, il faut remarquer que les 28 juges composant le Tribunal fédéral n’ont pas, comme le Conseil d’État français ou la Cour suprême des États-Unis, le droit d’examiner la conformité des lois nouvelles à la Constitution. Cette compétence appartient au Conseil fédéral, qui d’autre part garantit les constitutions et approuve les lois cantonales. Le Tribunal fédéral connaît essentiellement des différends entre la Confédération, d’une part, et les cantons ou les corporations, d’autre part. Les citoyens peuvent en outre lui présenter leurs réclamations, s’ils estiment leurs droits constitutionnels lésés par un canton, « ce qui a grandement contribué à l’emploi de méthodes correctes dans l’administration » comme le souligne le juge fédéral P. Bolla18.

Les partis et la vie politique

Un certain nombre de partis n’existent que dans un seul canton, ou même dans une seule région de ce canton. Les partis qui ont acquis quelque importance sur le plan fédéral sont au nombre de sept.

La droite est formée par les catholiques-conservateurs, puissants dans la Suisse centrale et campagnarde, et par les libéraux-conservateurs, dont les adhérents se recrutent surtout en Suisse romande protestante et dans les anciennes familles patriciennes. Ces deux partis résistent à l’étatisme et à la tendance centralisatrice. Ils défendent les droits des cantons contre Berne. À ce titre, et par un curieux glissement de sens, ils se proclament « fédéralistes », alors que ce mot pourrait aussi bien désigner la volonté d’union des États, et la désigne en effet sur le plan européen, depuis une vingtaine d’années. Au reste, les différences de doctrine entre les deux partis conservateurs sont clairement indiquées par leurs noms : l’un est avant tout catholique, l’autre avant tout libéral.

Le Centre comprend le parti radical, le parti agrarien (ou parti des paysans, artisans et bourgeois), et le parti des Indépendants. Les radicaux ont été les plus nombreux aux Chambres durant près d’un siècle, de 1848 à 1943. Les socialistes les ont supplantés pendant une législature, mais l’issue de la lutte reste indécise, et la faculté d’adaptation qu’on reconnaît au radicalisme peut lui ménager plus d’un retour. Il reste le mieux représenté à l’exécutif, sans doute parce qu’il est le plus représentatif de l’esprit de la Suisse moderne, née de la Constitution de 1848. Le parti agrarien s’est formé aux dépens des radicaux, pour défendre les droits des agriculteurs dans les cantons où le parti catholique est faible ou inexistant, comme Berne. Le groupe des Jeunes paysans constitue son aile gauche. Quant aux Indépendants, ils se distinguent par un esprit d’entreprise qui fait oublier leur effectif restreint, et qui reflète la personnalité de leur chef, G. Duttweiler, commerçant planificateur, publiciste fécond en idées neuves et parfois révolutionnaires.

La gauche socialiste professe un marxisme très modéré. Elle a renoncé à l’antimilitarisme, comme à toute velléité de violence politique, et l’on ne voit pas pourquoi les partis bourgeois persistent à se qualifier de « nationaux » pour se distinguer d’elle. La majorité des syndicalistes et des membres des coopératives se rattachent au parti socialiste.

Enfin, le parti du travail (communiste) dissous par le gouvernement en 1940, a été autorisé à se reformer en 1945. Il n’a que six députés aux Chambres, et son influence serait nulle, si elle n’aboutissait pas, éventuellement, à rapprocher les socialistes des bourgeois.

On le voit, le tableau des partis en Suisse ne présente rien de très typique, rien qui ne se retrouve à quelques nuances près dans les États environnants. Aussi bien, ce n’est pas la lutte des partis comme tels qui domine la vie politique fédérale. (Sur le plan cantonal, les disputes sont plus âpres et le dogmatisme partisan plus accusé.) Le cœur du débat fédéral, c’est un mouvement perpétuel de diastole et de systole, c’est le conflit permanent entre les tendances centralisatrices et les tendances particularistes. (Ces dernières étant inexactement nommées « fédéralistes » comme nous l’avons remarqué plus haut.) Les programmes sociaux des partis ne présentent pas de différences aussi profondes que dans d’autres pays, et le critère de distinction entre la gauche et la droite réelles devrait être cherché plutôt dans l’attitude des députés devant la centralisation croissante de la Confédération.

Certes, l’autonomie des cantons n’est mise en question par personne. Elle reste totale au point de vue de l’éducation et de l’instruction, de la culture, de la politique locale et des finances. Mais elle ne peut être que partielle au point de vue économique, et il est évident que l’évolution du xxe siècle la rend à cet égard de plus en plus précaire. Les deux guerres mondiales ont accéléré le processus de centralisation économique. Elles ont amené l’une et l’autre le régime des pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral, régime qui, bien que suspendu en théorie peu après les hostilités, n’en a pas moins laissé des traces profondes dans la structure de l’économie suisse. Des plis ont été pris, des milliers d’emplois dans les bureaux fédéraux ont survécu à l’urgence qui les justifiait, beaucoup de mesures provisoires sont devenues des routines. D’autre part, il va de soi que les cantons sont trop petits pour constituer des marchés distincts. Une politique économique plus ou moins planifiée s’impose de toute évidence. On n’en observe pas moins, depuis quelques années, un vigoureux renouveau du « fédéralisme », c’est-à-dire des tendances décentralisatrices. Le Conseil des États, normalement, s’en fait l’organe. La lutte qu’il a entreprise contre l’institution d’impôts fédéraux et pour la réduction de l’appareil bureaucratique semble jusqu’ici couronnée de succès.

Nombre d’observateurs étrangers ont été frappés par l’allure très particulière des débats aux Chambres fédérales. Ils ont coutume de comparer ce Parlement à un conseil d’administration. L’éloquence, à vrai dire, n’y est pas déchaînée, les interruptions rares et mal vues, la diction sans apprêt. L’usage courant des trois langues officielles contribue sans nul doute à ralentir les réactions et réflexes verbaux. Quant à la masse des électeurs, on ne l’imagine pas « suspendue à la radio » pour savoir ce qui se passe à Berne, et si le gouvernement sera renversé : nous avons vu qu’il ne peut jamais l’être. Les arguments techniques échangés avec une calme compétence par des spécialistes de l’économie, des finances, ou de l’administration publique, ne sont pas de nature à soulever l’enthousiasme ou l’indignation. En revanche, le citoyen suisse qui lit les comptes rendus des sessions, voit que ce sont ses affaires personnelles qui sont en cause : son salaire, ses primes d’assurance, le prix de la viande, la durée des périodes d’instructions militaires, les impôts. Il serait donc injuste d’affirmer que le Parlement manque de contact avec la population. Allons plus loin : cette absence d’excitation, de fièvre politique, peut très bien signifier que le peuple suisse est satisfait de ses institutions et ne se pose pas de question de principe à leur sujet. Elles lui ont valu un siècle de prospérité, de sécurité, de dignité gouvernementale. Or, c’est la misère, la peur et le scandale qui rendent les tribuns éloquents et qui passionnent les luttes de partis, tandis que des institutions saines et qui fonctionnent sans accroc sont normalement un peu ennuyeuses.

Les Suisses savent bien qu’on ne fait pas marcher une montre avec des arguments sonores, mais au prix d’une application soutenue et de fines retouches.

Or les rouages de leur État, bizarrement ajustés et engrenés selon les règles de l’efficacité et non de la logique abstraite, suggèrent l’image d’une montre de précision, avec ce qu’il faut de tolérance entre les parties pour que le mécanisme joue. Cette tolérance n’est pas seulement morale, ce « jeu » est prévu par les lois : ce sont les droits d’initiative, et surtout de référendum qui le ménagent. Grâce à eux, le peuple suisse n’a jamais l’impression que les pouvoirs qu’il a délégués à ses élus lui échappent. « Il se réserve toujours de dire le dernier mot par le référendum, et éventuellement le premier par l’initiative19. » Rien de ce qui se passe à Berne n’est donc irrémédiable, ne doit être pris au tragique. La Constitution prévoit que « les lois et les arrêts fédéraux de portée générale doivent être soumis à l’adoption ou au rejet du peuple lorsque la demande en est faite par 30 000 citoyens actifs ou par huit cantons » (art. 89) et il en va de même pour les traités internationaux de longue durée. Tel est le droit de référendum. Le droit d’initiative législative et constitutionnelle existe dans les cantons. Sur le plan fédéral, il ne s’applique qu’aux révisions (totales ou partielles) de la Constitution, demandées par 50 000 citoyens au moins.

De 1918 à 1947, il n’y a pas eu moins de 51 demandes de révision, dont une (en 1935) visait à la refonte totale de la Constitution. Vingt-cinq de ces initiatives ont abouti. Là encore, on peut se demander si la multiplication de ces retouches trahit un mécontentement croissant à l’égard de la Constitution, ou au contraire une acceptation fondamentale du régime, qu’il suffit d’adapter aux circonstances nouvelles. La réponse ne fait pas de doute : dans son ensemble, le peuple suisse est l’un des moins révolutionnaires et l’un des plus évolutionnistes de l’Europe. Il ne croit pas aux constructions ex nihilo, sur table rase. Son tempérament et son économie l’inclinent à réformer ce qui existe, et « qui peut toujours servir », plutôt qu’à s’exposer aux risques de détruire le bon usage avec l’abus. Nous verrons au chapitre suivant que la situation économique de la Suisse lui interdit tout gaspillage, bien loin de l’exiger comme il arrive dans des pays plus jeunes et débordant de ressources naturelles.

Il paraît difficile de déceler un courant général dans toutes ces réformes, les unes politiques et juridiques, les autres économiques, en proportion à peu près égale. Mais on peut prévoir que la tendance à introduire des droits économiques dans la constitution finira par prévaloir. L’assurance-vieillesse a été récemment votée (6 juillet 1947) à une écrasante majorité (80 % des votants) en même temps qu’une révision partielle offrant à la Confédération de nouvelles possibilités de légiférer en matière économique et sociale.

Les penseurs suisses ont souvent souligné les avantages que présentent les « petits États » et les chances de grandeur qu’ils trouvent dans leur exiguïté territoriale. Ainsi Jacob Burckhardt :

Le petit État existe pour qu’il y ait dans le monde un coin de terre où le plus grand nombre des habitants puissent jouir de la qualité de citoyens au vrai sens du mot. Le petit État ne possède rien d’autre que la véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement les énormes avantages et même la puissance des grands États.

Et de même Alexandre Vinet :

Il ne s’attache ni moins de poésie, ni quelquefois moins de célébrité, à l’existence des petites sociétés politiques qu’à celle des plus grands États. Leur histoire a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage l’histoire de la liberté humaine. 

Et certes, le tableau que nous venons d’esquisser des institutions et coutumes politiques de la Suisse illustre ces déclarations. Encore faut-il bien préciser que la petitesse du territoire n’est pas en soi une garantie de liberté pour les peuples qui l’habitent : on a connu de petites tyrannies, de petits États unitaires soumis à la dictature d’un homme ou d’un clan. Dans ses limites étroites, la Suisse eût fort bien pu perdre ses libertés, si elle n’avait pas su préserver ses structures cantonales et leur complexité. On aurait vu le règne de la majorité s’y instaurer, et y créer un état d’oppression bien plus néfaste encore que dans de grands pays moins diversifiés par la nature et par l’histoire. On aurait vu l’oppression des campagnes par les villes, des catholiques par les protestants, des Romands et des Italiens par les Alémaniques, des artisans et paysans par les industriels et les masses ouvrières. Si rien de tout cela ne s’est produit, le mérite en revient beaucoup plus au respect des principes fédéralistes qu’aux dimensions naturelles du pays. C’est dans ce sens que l’on a pu écrire : « La Suisse est une victoire de l’homme sur l’homme.20 »