(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Situation de l’Europe en mai 1954 : L’Europe bloquée (mai 1954) » pp. 1-5

Situation de l’Europe en mai 1954 : L’Europe bloquée (mai 1954)q

Notre Courrier, depuis des mois, s’est tu. Les lettres d’abonnés s’accumulent : que se passe-t-il ? La réponse est dans les journaux. Depuis des mois, la construction européenne se trouve dépendre de la CED, dont la grande presse, les députés et même certains hommes politiques ont cru qu’elle dépendrait des conférences de Berlin et de Genève. Bien peu voulaient encore s’occuper de l’essentiel, qui était, et qui reste à nos yeux, l’union politique de l’Europe, c’est-à-dire sa fédération.

La Russie à Berlin, ou l’Europe caricaturée

Il était facile de prévoir que rien de ce qui se passerait ou non à Berlin ne pouvait modifier les données fondamentales de l’Europe. Même si la Conférence avait unifié l’Allemagne et libéré l’Autriche, ces décisions ne pouvaient écarter les menaces qui pèsent sur l’ensemble du continent, les impératifs de son économie, et cette grande nostalgie de l’homme occidental, qui demande beaucoup plus que la paix, qui demande un sens à sa vie, une direction à son espoir…

Et cependant, si les rencontres de Berlin se sont soldées par un échec sur tous les points de l’ordre du jour, elles n’en ont pas moins apporté un élément de pittoresque au débat sur l’union de l’Europe : M. Molotov, qui voit grand, jugeant mesquine l’Europe des Six, a proposé une Europe des Trente-Deux. (J’avoue que le compte n’est pas facile à établir, mais on finit par dénombrer, à l’ouest du rideau de fer, quinze pays membres du Conseil de l’Europe et dix non membres, parmi lesquels Saint-Marin et Andorre, soit vingt-cinq, à quoi s’ajouteraient la Russie et ses six satellites.) Cette grandiose alliance « démocratique » comprendrait, selon les vœux du Kremlin, l’Espagne phalangiste, le Portugal corporatiste, la Yougoslavie « déviationniste », le Vatican « obscurantiste », les républiques « populaires » de l’Est, et les actuelles « colonies social-fascistes des US » sur le continent. La compagnie paraît assez mêlée. Mais les neutralistes, qui dénonçaient à grands cris la disproportion des forces au sein des Six, entre la France et l’Allemagne de l’Ouest, c’est-à-dire entre 43 et 48 millions d’habitants, seront sans doute rassurés à l’idée d’un bloc russe de 200 millions rétablissant d’un seul coup la balance. Le cauchemar du « tête-à-tête avec l’Allemagne » s’évanouit dès que l’on songe aux joies du bon voisinage avec l’alliée naturelle des steppes. Il y a là, pour parler comme certains journaux neutralistes, « une proposition constructive et que l’on ne saurait écarter sans un examen attentif ». Alors que la masse des États-Unis déséquilibre l’Alliance atlantique, la masse de l’URSS équilibrerait l’Alliance eurasiatique, cela saute aux yeux. Après tout l’Europe est-elle autre chose qu’un cap de l’Asie ? Elle retrouverait ainsi sa juste place, dans une conception sainement géographique et matérialiste du monde.

Retenons, de ces divagations, un fait curieux : l’idée européenne a fait de tels progrès que M. Molotov ne peut plus la combattre sans feindre de l’accepter d’abord. Quitte à tenter de l’écraser par une surenchère insensée.

Et surtout, soulignons d’autant plus fortement que la presse a manqué de le faire, qu’à la conférence de Berlin l’idée d’Europe unie a constitué le plus sérieux atout des pays libres dans leur confrontation avec Moscou. Non point que le projet de CED et le projet de fédération qui est sa vraie base aient jamais été considérés comme monnaie d’échange éventuelle — MM. Bidault et Eden l’ont précisé — mais ce sont ces projets qui ont mis l’Occident en mesure de discuter sur un fondement solide : nous avions quelque chose à défendre, qui n’était pas seulement le statu quo, mais l’avenir commun de nos peuples.

Objectivement, la situation pouvait paraître, au lendemain de Berlin, l’une des plus favorables que nous ayons vécues depuis longtemps pour marquer des progrès réels vers notre union.

Replaçons-nous un moment dans l’atmosphère de mars 1954. Le danger de guerre a diminué dans l’immédiat. La nécessité d’une entente étroite entre nos pays pour soutenir le niveau de vie européen, compromis par la révolte ou par l’essor normal de plusieurs autres continents, devient évidente à beaucoup. Des projets ont été formulés, parmi lesquels celui d’une Communauté politique qui doit et peut passer prochainement au premier rang. La Hollande a ratifié la CED que la Belgique venait de voter, l’Allemagne n’est pas revenue en arrière, l’Italie a décidé de poser la question à son Parlement, et des progrès minimes mais peut-être décisifs ont été enregistrés en France. Les consultations d’opinion récemment organisées en Allemagne, Hollande, Belgique et France prouvent qu’il existe une forte majorité populaire en faveur de la fédération. M. Molotov lui-même vient de reconnaître le bien-fondé des efforts d’union régionale de l’Europe. Tout concourt donc à convaincre les hommes de bonne foi que la fédération européenne est à la fois nécessaire, possible et souhaitée ; qu’elle ne peut plus apparaître comme une machine de guerre ; qu’elle serait soutenue même par ceux qui ne désirent pas y participer (les Anglais) ; et qu’enfin son heure a sonné, si jamais signal clair fût donné par l’Histoire.

L’Asie à Genève, ou l’Europe humiliée

Deux mois plus tard, tout est changé. L’Occident s’est laissé entraîner dans une « Conférence asiatique », qui s’ouvre à Genève à l’heure choisie par l’Est. Du côté russe, l’idée de manœuvre est claire : fixer la France d’abord, puis la Grande-Bretagne et les États-Unis, sur l’imbroglio des guerres locales d’Extrême-Orient, afin de nous détourner du problème préalable qui reste, de toute évidence, l’union de l’Europe, condition de sa force. (Notre opinion l’oublie, Molotov non.)

L’offensive communiste vise au cœur : elle se concentre sur la France, tout près de ratifier la CED, mais dont le sang coule en Indochine. La Conférence, proposée par la France, qui hélas « ne peut autrement », est acceptée par ses alliés, et ce serait peu : elle a lieu en Europe. Première victoire du Kremlin. C’est Molotov qui impose son angle de vision. Pendant des mois, toute l’attention du monde va se concentrer sur le théâtre d’une bataille où l’Occident désormais joue perdant. Le monde entier verra nos défaites militaires, et l’insolence des envoyés de l’Asie rouge distribuant à nos hommes d’État des camouflets très peu « diplomatiques ». Pendant des mois, l’Europe ne fera plus rien pour son union ; bien plus elle va laisser pourrir la CED, seule capable — à tort ou à raison — d’inspirer quelque crainte à la Russie. Deuxième victoire du Kremlin.

Au soir même de la chute de Diên Biên Phu, la radio de Moscou proclamait dans toutes les langues : « La France vient de perdre ses dernières divisions actives. Elle ne peut donc plus adhérer à l’alliance agressive baptisée CED. Elle y serait noyée et sans force. » Ce sophisme insultant va servir de slogan à la campagne neutraliste, si ce n’est même à certains nationalistes. Un revers français en Asie deviendra le nouveau prétexte à la démission de l’Europe.

Dans son premier discours à Genève, Zhou Enlai déclarait en substance : — Bas les pattes en Asie ! Notre tour est venu de nous immiscer dans vos affaires. L’Indochine ne vous regarde pas, mais le problème allemand nous intéresse beaucoup…

Un scandale historique

Le colonialisme européen n’existe plus que dans les dénonciations que récitent les Russes et leurs satellites en Asie. Mais le colonialisme soviétique, lui, nous menace à bout portant : il a déjà conquis nos six nations de l’Est, et quatre nations en Asie. Il baptise « paix » cette conquête par la force, et « provocation belliciste » toute tentative de résistance à son emprise. Annexer l’Indochine à l’empire communiste serait un moyen de rétablir la « paix » dans le Sud-Est de l’Asie, puisque celle-ci serait ouverte à l’expansion russe et chinoise. Mais assurer la paix définitive entre la France et l’Allemagne par le moyen de leur fédération ce serait agir en « bellicistes », puisque ce serait fermer l’Europe aux armées rouges.

Au lendemain de la chute de Diên Biên Phu et des humiliations de Genève, l’Europe saura-t-elle se souvenir de Nicopolis, de Mohacs, et du siège de Vienne par les Turcs ? C’est à quoi nous en sommes, et c’est pire. Car une absurde conjoncture veut que les décisions vitales du pays dont dépend toute l’union de l’Europe, se trouvent dépendre elles-mêmes d’une trentaine de députés trop excités par les querelles locales pour mesurer l’état des forces dans le monde présent.

Sous la double poussée de la révolte asiatique et du colonialisme soviétique, une Europe persistant à rester désunie doit rapidement périr par asphyxie à la fois physique et morale. Marchés perdus, positions atlantiques perdues, prestige perdu ; par suite, dynamisme intellectuel et spirituel déprimé, repliement sur une misère et des rancunes croissantes ; par suite invasion irrésistée de la propagande totalitaire, et démission finale entre les mains d’un petit groupe « d’apaiseurs » formule Bénès : on sait la suite.

Seule riposte possible : l’union européenne, capable d’opposer aux Russes une puissance qui les tienne en respect. (Et tout le Sud-Est de l’Asie devrait comprendre que son élan irrépressible vers l’indépendance nationale ne sera plus arrêté par l’Europe, mais peut bien être détourné de ses fins par la Russie. L’Asie, donc, doit vouloir autant que nous, et autant que l’Amérique, l’Europe unie.)

Mais l’Europe ne sera pas unie en temps utile si les efforts présents de fédération des Six échouent. (Début modeste, si l’on veut, mais seul concret.) Ces efforts peuvent échouer si le parlement français repousse demain la CED et avec elle ses suites et ses implications, la Communauté politique et son élargissement rapide à toute l’Europe.

Ainsi le sort de 330 millions d’Européens, et au-delà d’eux de toute la civilisation occidentale, se trouve dépendre techniquement de 20 ou 30 individus épisodiques — dont on ne saura jamais les noms ! — inconscients de l’immensité du destin qu’ils peuvent faire basculer.

Toute discussion d’alinéas, de « préalables », et autres « garanties » réclamées par tel groupe du Parlement de ce pays apparaît simplement démente, si l’on a vu la situation mondiale — et si l’on n’est pas communiste. Seule une profonde révolte de l’Europe rendue consciente de sa vraie position pourrait nous sauver de Genève — ce Diên Biên Phu diplomatique — et proclamer l’union sacrée des libertés occidentales.

Un tel sursaut vital est-il inconcevable ? Retournons la question : est-il concevable que vingt nations européennes se laissent entraîner dans l’abîme par une poignée de députés en sursis, qui ont donc à peine le droit de parler au nom d’une seule ?

C’est aux Français d’abord qu’on voudrait s’adresser, à ceux qui sentiront l’amitié d’un appel trop angoissé pour ménager ses termes.