(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Le rôle de la recherche en Europe (décembre 1954-janvier 1955) » pp. 9-13

Le rôle de la recherche en Europe (décembre 1954-janvier 1955)u

… Pourquoi la recherche en général ?

Et pourquoi le besoin de chercher est-il vital pour les Européens ?

À la première question, portant sur la recherche en soi, il paraît facile de répondre : un homme qui cherche, c’est qu’il n’est pas satisfait de ce qu’il a. Mais cette réponse ne vaut que pour le chercheur occasionnel. Celui qui cherche une place, s’il en trouve une très bonne, il cessera de mettre des annonces dans le journal. La recherche dont je voudrais vous parler est en réalité tout autre chose. C’est une passion. Et cela revient à dire qu’elle ne peut être satisfaite par aucun résultat concret et limité. L’esprit de recherche a pour caractère décisif d’être sans fin ni cesse, d’être indéfiniment avide. Chaque nourriture qu’il trouve, au lieu de l’apaiser, excite encore son appétit. Par où l’on voit que l’esprit de recherche n’est pas un instinct animal, mais une passion spirituelle. Je ne saurais mieux le définir qu’en vous résumant une légende de l’ancienne Russie orthodoxe et mystique, la légende de la Grande Baleine11.

Il y avait une fois une grande baleine que les habitants d’un village avaient prise vivante, et qu’ils aimaient beaucoup. Elle avait faim. Ils lui apportèrent tout ce qu’ils pouvaient trouver, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim. N’ayant plus rien à lui donner, ils la transportèrent dans une ville voisine, beaucoup plus riche. Là, sur la place publique, on lui apporta des quantités énormes de nourriture, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim, aussi grand-faim qu’avant et encore plus. Les gens voulaient la garder en vie, ils aimaient leur baleine, mais ils ne savaient plus comment la satisfaire. À la fin, ils lui demandèrent : Qu’as-tu ? Elle dit : J’ai faim. Ils lui dirent : Nous t’avons donné toute la nourriture du pays. Elle dit : Quand vous m’aurez donné cent fois et mille fois plus, j’aurai encore faim. Ils lui dirent : Que veux-tu donc ? et elle dit enfin : Je veux Dieu !

Cette légende marque le but extrême de toute la recherche des hommes. La Baleine voulait l’absolu, le Tout, la réponse globale et définitive. Elle voulait quelque chose qui fût au-delà de toute réponse partielle, précise, utile : au-delà de tout ce qu’on peut avoir ou même savoir : au-delà même de notre angoisse fondamentale devant la vie, le monde et l’inconnu. Et c’est pourquoi sa faim était inextinguible.

Seuls les très grands mystiques vont ainsi droit au but, brûlant toutes les étapes de la recherche. Quelques-uns des plus grands savants, un Newton, un Einstein par exemple, n’y vont que par l’intelligence mathématique, non par leur être tout entier. Et le reste des hommes s’arrête en chemin, plus ou moins loin, cherchant selon les cas, qui la sécurité ou la richesse, qui la puissance ou plus haut encore, le savoir pur ou la beauté. La plupart auraient peine à formuler l’objet précis de leur recherche, qui n’est jamais ceci ou cela seulement, mais un mélange — conscient ou inconscient — de tous les buts que je viens d’indiquer. Ce qu’ils ont en commun, du fait même qu’ils sont hommes et non pas simples animaux, c’est le besoin profond de dépasser leur condition présente, leurs données natives ou sociales. Et l’horizon lointain de la recherche humaine, dans tous les ordres — de la mystique à la technique en passant par les arts et les sciences — cet horizon dernier reste le même, quel que soit le nom qu’on lui donne ou qu’on se refuse à lui donner.

Ayant ainsi tenté de définir le sens dernier de la recherche en général, je me tournerai maintenant vers le problème particulier de la recherche occidentale.

La civilisation qui est née en Europe a dominé le monde pendant des siècles. Elle est encore, à notre époque, celle qu’on imite partout, même quand on la combat. Elle est donc encore la plus forte. Pourtant, si on la compare aux autres, passées, présentes ou en formation, on s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes de faiblesse : je veux parler d’une certaine incertitude ou inquiétude, d’un certain désordre permanent.

Les Chinois anciens et les Égyptiens, les Sumériens et les Romains, les Aztèques et les Mayas, avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout. Et de même aujourd’hui, la Russie soviétique offre ou impose à l’homme des masses plus de sécurité et beaucoup moins de problèmes que nos libres démocraties. (C’est là tout le secret du succès provisoire des régimes dits totalitaires : ils offrent et imposent des certitudes massives.) Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous souffrons d’une espèce d’inquiétude générale. Nous ne cessons de parler du « désarroi de l’époque ». Nous avons l’impression de vivre dans un chaos sans cesse croissant, dans un maquis de contradictions morales, intellectuelles et pratiques. D’où vient cette inquiétude fondamentale ? D’où, ce désordre permanent que les meilleurs esprits déplorent depuis des siècles ?

Je ne pense pas que cette inquiétude et ce désordre soient accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives de notre civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je les rattache à nos plus grandes traditions : le christianisme et l’esprit scientifique. Notre inquiétude provient de notre foi, et nos incertitudes sont créées par la nature même de nos certitudes. Ce paradoxe s’explique d’une manière assez simple.

Prenons l’exemple de l’homme chrétien. Il peut lire dans les Écritures « qu’il n’y a pas un juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que le péché consiste à être séparé de la Vérité vivante, et que tous les hommes sont pécheurs. Il cherche donc. Il cherche à se rapprocher de la vérité et de la sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse il est pourtant soutenu par sa foi dans la grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait les raisons de son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.

Prenons ensuite l’exemple de l’homme scientifique. Celui-ci lit l’histoire des sciences. Elle lui fait voir que toutes les « vérités » qu’établissent les écoles successives sont relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant la raison d’être de la Science est de saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici encore — pour s’approcher d’un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en la raison et l’expérience vérifiante. La même exigence de rigueur, qui d’une part, sans relâche vient remettre en question les certitudes que l’on croyait acquises, d’autre part est le gage d’un progrès vers le vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis vers un nouveau désordre, puis vers une nouvelle façon plus large de l’interpréter, la Science avance.

Cette inquiétude perpétuelle, dont vous venez de voir qu’elle est déterminée par les deux forces principales qui ont produit notre civilisation, — voilà ce qui définit le mieux l’Europe. Et c’est par là que l’Europe se distingue des civilisations antiques et asiatiques, comme des essais de civilisations totalitaires. À la vérité sacrée et intangible réglant chaque détail de la vie, à l’ordre total et définitif décrétés par le roi-prêtre ou par le dictateur, l’Europe oppose l’idée et la pratique d’une remise en question permanente de tout, d’une insatisfaction sans fin, d’une inquiétude créatrice de désordres, et de révolutions bien sûr, mais créatrice aussi de liberté, — donc créatrice tout court, en fin de compte.

Incertitude et insatisfaction, contradictions, désordre, désarroi : autant de causes de faiblesse et de ruine, semble-t-il. Et pourtant, c’est tout cela qui a fait l’Europe. Et cette Europe a dominé le monde, non point malgré tout cela, mais à cause de tout cela !

C’est une curiosité inquiète et insatiable qui a poussé les navigateurs de la Renaissance à découvrir les autres peuples de la Terre, pour les convertir et les dominer, alors que nous Européens, n’avons jamais été découverts par personne, notez-le bien. C’est une passion inquiète de vérifier sans cesse le pouvoir de l’homme sur la nature qui est à l’origine des expériences physiologiques, physiques et mécaniques, que certains eurent le courage de risquer à la même époque. Et voici, à partir de ces pionniers, tout le développement des sciences chimiques, physiques et mathématiques, aboutissant au xixe et surtout au xxe siècle, à la technique.

Or quel est le but final de notre effort technique, considéré dans son ensemble ? Déjà l’on nous fait entrevoir que les applications de l’énergie nucléaire et solaire permettront, vers la fin de ce siècle, de réduire le travail des ouvriers à quelques dizaines d’heures par an, pour une production décuplée. La technique conduit donc, en fait, vers une libération de l’homme. Mais cet homme libéré du travail, que va-t-il faire de ses loisirs, qui deviendront l’essentiel de sa vie ? Problème immense et tout nouveau, qui viendra se substituer aux problèmes économiques et sociaux d’aujourd’hui, portant alors au premier plan les grandes questions d’éducation et de culture. Ainsi, chaque réussite de la recherche occidentale crée de nouvelles incertitudes, appelant de nouveaux progrès, c’est-à-dire de nouvelles recherches.

J’ai tâché de vous faire voir que le génie de la recherche est le génie même de l’Europe. J’ajouterai une dernière remarque : le génie de la recherche pure est la condition même de la survie de l’Europe.

C’est en effet la technique et son progrès constant qui a permis à notre continent, simple « cap de l’Asie » comme on sait, de dominer toute la Planète. C’est la technique et son progrès constant qui doit maintenir nos positions, devant la concurrence croissante des empires neufs qui ont adopté et développé nos procédés et nos méthodes. Mais le progrès de la technique dépend de la recherche pure. Et celle-ci dépend à son tour de tout l’ensemble culturel et spirituel de notre civilisation.

Rien ne serait donc plus faux ni plus dangereux pour nous que de maintenir des cloisons étanches entre la culture en général et la technique. Je vous ai montré tout à l’heure la technique débouchant dans la culture des masses. En revanche, n’oublions jamais que la culture pure, la recherche pure, est l’origine réelle de nos progrès techniques. Et là-dessus une petite histoire vraie.

C’était il y a quatre ou cinq ans. Je cherchais de l’argent, comme il arrive, pour une entreprise culturelle. J’allai voir un industriel qui fabrique d’énormes turbines. Il m’écouta, distrait d’abord, puis impatient ; m’expliqua finalement que dans l’état des choses, les turbines, c’est sérieux, la culture n’est qu’un luxe, et que l’important était d’abord de lutter contre le communisme, qu’il confondait, je le crains, avec les réformes sociales. En sortant de chez lui, les mains vides, je me dis ceci : cet homme tire sa puissance de la turbine, mais après tout ce n’est pas lui qui l’inventa. Qui donc ? J’ouvris une encyclopédie, et trouvai ceci : — Il y avait au xviiie siècle un très grand mathématicien. Il s’appelait Léonard Euler, et il était né à Bâle, entre France et Allemagne, dans une atmosphère très savante, mais pénétrée de spiritualité. Influencé par le piétisme, il pensait que sa science abstraite ne devait pas l’empêcher de se rendre utile aux hommes. Aussi dessina-t-il, à temps perdu, les plans d’une machine d’un type nouveau, qu’il baptisa turbine.

Ainsi grâce au génie d’Euler, au milieu culturel de Bâle, et au piétisme, des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs gagnent leur vie, des paquebots traversent l’Océan, d’énormes capitaux s’amassent...

Cette histoire vraie se passe de commentaires. Nulle autre, me semble-t-il, n’était mieux faite pour servir d’épigraphe à cette journée, consacrée à l’éloge de la recherche.