(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Sur la neutralité européenne (fin) (mai 1957) » pp. 57-57

Sur la neutralité européenne (fin) (mai 1957)ab

Tout ce qui précède64 a consisté, en somme, dans une approche sans parti pris, dans une mise à l’épreuve variée, pour la mieux établir enfin dans sa simplicité massive, d’une évidence : l’Europe ne pourra se dire neutre, un jour à venir, que si d’abord elle a fait son union, ce qui implique : que les pays de l’Est l’aient librement rejointe, qu’elle soit capable de défendre et d’affirmer son indépendance politique à l’échelle planétaire, seule valable aujourd’hui, — bref, qu’elle soit devenue le Troisième Roi sur l’échiquier du monde occidental.

Chemin faisant, j’ai signalé que cette neutralité européenne — comme toute neutralité moralement acceptable — se devrait et devrait au monde d’être doublement limitée dans sa nature et ses motivations. Elle serait strictement militaire, non pas morale, ni même économique. Elle signifierait strictement le refus des Européens d’être utilisés ou « donnés » comme des pions ou des pièces secondaires, dans la partie jouée par les deux autres Rois.

Quelques coups à prévoir

Supposons l’union faite et la neutralité non seulement déclarée mais garantie, essayons maintenant quelques coups assez simples, sans plus de sentiment que l’amateur d’échecs n’en attache aux figures de ses problèmes.

1. Si les États-Unis et l’URSS restent en position de double pat, mutuellement neutralisés comme aujourd’hui, l’Europe n’a rien de mieux à faire que de rester neutre elle aussi, toujours prête à prévoir d’ailleurs les déséquilibres éventuels qui pourraient survenir dans d’autres continents, et à se disposer en conséquence.

2. Si la trêve est rompue entre les deux blocs, l’Europe n’est pas entraînée automatiquement dans le conflit. Cette certitude diminue à elle seule les chances d’éclatement du conflit. Car, sans l’appoint européen, les forces demeurent sensiblement égales.

3. Parmi les causes de conflits prévisibles, aujourd’hui, il y a d’abord les pays de l’Est européen. Devant une Europe désunie et l’implicite neutralité américaine à l’égard de la « zone de Yalta », l’URSS peut accumuler des succès régionaux, comme l’écrasement de la Hongrie. Mais, une fois l’Est inclus dans l’Union neutre, toute intervention russe chez un ex-satellite devient une violation de notre intégrité garantie par les USA. La coalition atlantique se reforme automatiquement. Elle englobe alors toute l’Europe, dont l’OTAN n’englobait qu’une moitié. Et l’URSS y regarde à deux fois…

4. Si la guerre téléguidée éclate entre les deux blocs pour d’autres motifs, l’Europe restant neutre, — ou bien les USA sont rapidement vainqueurs, et alors l’Europe est là pour aider une nouvelle Russie à réintégrer la communauté occidentale ; — ou bien, contre toute attente, c’est l’URSS qui gagne, non sans avoir reçu des coups très rudes, et alors l’Europe perd la face en même temps que ses appuis à l’Ouest, mais gagne en force relativement à l’Est, du seul fait qu’elle demeure intacte.

5. Si l’on entend prévenir l’éventualité scandaleuse d’une défaite américaine facilitée par la neutralité de l’Europe, on décide que chacun des Trois Rois garantit la neutralité des deux autres et se range automatiquement aux côtés de celui qui est attaqué. Ceci produit l’arrêt du jeu entre les Trois (paix occidentale) ou l’explosion générale en cas d’accident (ce qui nous renvoie à l’éventualité prévue sous 3).

6. Les Trois Rois de l’Occident restant « cloués », le jeu ne s’en poursuit pas moins en Asie, en Afrique et dans le Moyen-Orient. Que devient alors, sur ces théâtres, la faculté de manœuvre de l’Europe ? Elle est évidemment restreinte par la volonté de ne rien faire qui puisse causer l’explosion générale en Occident ; mais il en va de même pour les deux autres Rois. D’autre part, les entreprises antieuropéennes au Moyen-Orient ou en Afrique sont refrénées elles aussi par la puissance nouvelle de l’Europe unie et par la prudence accrue des Russes et des Américains, liés par la garantie triangulaire.

7. La neutralité européenne, qui suppose une stabilisation des rapports entre la dictature soviétique et les démocraties occidentales, tend également à immobiliser les diverses évolutions politiques en cours au Sud-Ouest de l’Europe. Reste l’Asie : Chine, Inde, Indonésie jouent une autre partie, non moins complexe, et dont il resterait à supputer dans quelle mesure elle peut demeurer indépendante de la première.

En guise de conclusion

Faute de l’aide d’une machine électronique, j’ai dû simplifier à l’extrême la prévision de ces quelques coups élémentaires, et l’on voit que mes premiers résultats n’en sont pas moins d’une assez grande complexité. Je suis fort loin d’être arrivé à la conclusion univoque dont j’avais quelque idée qu’elle pourrait se dégager de l’exercice, une fois tirées au clair certaines données de fait et de vocabulaire courant.

Je n’aurais pas mené en vain cette recherche sans prévention, si les difficultés qu’elle a mises en lumière se voyaient au moins reconnues tant par les partisans que par les adversaires à priori d’une éventuelle neutralité européenne. Mais il faut craindre que des partis pris d’ordre sentimental plus qu’idéologique ne tranchent pratiquement la question non point au terme d’une analyse menée plus loin que la mienne ou plus correctement, mais, au contraire, faute de toute analyse des concepts qui se trouvent en jeu neutralisme, neutralité, indépendance et interdépendance…

Essayant de repérer pour ma part les résultantes issues de ce complexe de forces, j’aboutis à peu près à ceci :

a) Une Europe intégrale et fédérée, proclamant sa neutralité en cas de conflit américano-russe, serait un facteur de stabilisation, parce qu’elle contribuerait à prévenir le conflit ; si pourtant la guerre éclatait, l’Europe neutre et unie serait en meilleure posture pour se défendre contre l’URSS.

b) Le véritable sens du mot neutralité, appliqué à l’Europe unie, n’est rien d’autre qu’indépendance.

c) Mais cette indépendance n’existerait vraiment que par rapport à l’URSS et aux États-Unis. Elle signifierait un refus de se laisser manœuvrer par ces puissances, soit en marge de leur jeu bloqué, soit dans ce jeu s’il devait repartir.

d) L’Europe neutre et unie devrait payer le prix d’une sécurité garantie : elle perdrait en partie sa liberté de manœuvre dans la politique planétaire au moment où, par son union précisément, elle aurait retrouvé la puissance d’en user. Il s’agit là d’une situation typique de maxima contradictoires. L’optimum serait en vue s’il était reconnu que cette limitation de l’esprit d’aventure correspond à un moindre mal que toute guerre, « gagnée » ou « perdue ».

On voit donc mal les contre-indications de l’idée de neutralité. Mais on n’a supposé qu’un nombre limité d’hypothèses et de combinaisons. Tel facteur oublié peut devenir décisif, telle hypothèse se révéler fausse.

Ce qu’en revanche on ne voit pas du tout, c’est l’intérêt de jouer avec l’idée d’une neutralité de l’Europe si l’on ne veut pas d’abord son union fédérale, incluant les pays de l’Est, et garantie par les deux blocs.

Le meilleur argument qui subsiste en faveur de l’idée de neutralité, c’est qu’elle peut, du seul fait qu’on l’admette comme liée à l’avenir d’une union de l’Europe, faciliter les voies de cette union en ralliant les pays de l’Est.