(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Editeuropa (septembre 1959) » pp. 9-12

Editeuropa (septembre 1959)bf

Il est clair qu’on ne fera pas l’Europe avec des livres, mais pourra-t-on la faire sans eux ? Car c’est en bonne partie par leur moyen qu’on l’a défaite : le Livre et le Manuel, autant que la Presse, ont fomenté depuis un siècle la plupart de nos nationalismes, derniers et pires obstacles à l’union nécessaire. C’est donc au Livre et au Manuel qu’il appartient de combattre le mal qu’ils ont causé et de nous guérir de nos réflexes nationalistes, en réveillant dans chacun de nos peuples le sens de son appartenance à un ensemble humain et spirituel qui dépasse largement la nation, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Car l’Europe existait bien avant les nations, et nulle d’entre elles ne saurait lui survivre. Elles peuvent la tuer par leurs rivalités, comme elles l’ont déjà presque fait à deux reprises dans notre siècle, mais elles périraient avec elle. L’avenir de chaque nation du continent se confond donc avec l’avenir même de l’Europe, c’est-à-dire avec son union.

De fait, la cause européenne a marqué des progrès immenses, depuis dix ans, dans le domaine de l’édition. Le nombre des publications étudiant l’Europe comme ensemble va chaque année croissant dans nos divers pays. Notre Bibliographie en donnera quelque idée. Mais nous n’avons retenu que le meilleur. Parmi les centaines d’ouvrages que nous avons pu lire sur l’Europe, il faut reconnaître que beaucoup ne font que répéter ce qui a déjà été écrit dans d’autres langues, que retracer le même historique, que regrouper les mêmes informations, ou que redécouvrir les mêmes idées : gaspillage d’énergie et perte d’efficacité. De plus, tout ouvrage sur l’Europe veut et doit, par définition, dépasser le cadre national : or il manque en partie son but s’il n’est lu que dans un seul pays, en une seule langue.

Le problème concret qui se pose à l’écrivain « européen » est donc de trouver les moyens d’atteindre vite, et simultanément le public auquel il s’adresse, c’est-à-dire les publics des pays différents dont il expose les intérêts communs.

Quant au problème de l’éditeur, il consiste d’abord à découvrir ce qui est valable et neuf dans l’abondante littérature provoquée par les plans d’union, ensuite à s’assurer que les ouvrages retenus sont susceptibles de trouver une audience internationale, condition de leur succès commercial et de leur utilité pour la cause de l’Europe.

Enfin, n’oublions pas le problème particulier des organismes européens, tant officiels que privés : les travaux de leurs experts, de leurs boursiers, de leurs congrès et de leurs séminaires n’étant pas soutenus à l’échelon national comme les autres travaux spécialisés, il s’agit de créer pour eux un système d’édition et de distribution à l’échelon européen.

C’est pour tenter de répondre à ces questions nouvelles que le Centre européen de la culture, ayant recueilli les suggestions des trois groupes intéressés, et notamment de quelques grands animateurs de l’édition contemporaine, a lancé le projet qui devait se réaliser sous le nom d’Editeuropa.

Il s’agit d’une association qui groupe actuellement 8 éditeurs, représentant non pas leur pays mais leur langue44. Les objectifs de ce pool sont définis par les statuts signés au mois de septembre 1958, à l’occasion d’une réunion qui coïncidait avec la Foire internationale du Livre, à Francfort : « … choisir d’un commun accord et publier simultanément des ouvrages littéraires, encyclopédiques et scientifiques propres à développer une meilleure compréhension des problèmes fondamentaux européens ou à illustrer le génie de l’Europe ».

La présidence de l’assemblée générale doit être exercée tour à tour, pour un an, par chacun des membres du pool. Le secrétariat est assuré par le CEC à Genève45, et il est entré en fonctions dès l’automne 1958. Il a la charge d’étudier les propositions émanant des membres du pool, des institutions européennes, ou des auteurs, ou d’en présenter lui-même ; de réunir les manuscrits et de préparer la sortie de la « Collection européenne » dont les premiers volumes doivent paraître au printemps 1960, et s’échelonner à raison de 3 ou 4 par an.

Les premiers titres proposés au choix des membres du pool, et retenus par l’assemblée générale — seule habilitée à décider de la publication, à la majorité des deux tiers — se répartissent en trois catégories : Actualités européennes, ouvrages de fond, livres d’art illustrés. D’autres séries sont à l’étude.

L’idée de ce nouveau pool est simple : publier des ouvrages d’intérêt général européen simultanément en huit langues. Les principaux problèmes signalés tout à l’heure, celui des auteurs traitant de l’Europe, celui des éditeurs désireux de les publier, et celui des institutions qui agissent à la fois comme auteurs et distributeurs, trouveraient ainsi un bon début de solution. Mais si l’idée s’impose par sa simplicité autant que par sa nouveauté, il n’en va pas de même de son exécution.

Il s’agit en effet de choisir ou de faire écrire des manuscrits répondant à une série de conditions dont certaines apparaissent contradictoires. Tout l’art de l’éditeur consiste à concilier les exigences de la qualité et celles de la vente. Le jeu se complique, ici, du fait que d’une part, la qualité littéraire ou intellectuelle n’est plus seule suffisante, et qu’il faut y ajouter l’exigence d’une signification européenne ; tandis que, d’autre part, les possibilités de vente doivent exister non pas dans un seul pays, mais dans huit au moins. Tel livre peut être excellent en soi, et très « vendable », mais s’il n’apporte pas de contribution certaine aux buts européens de l’association, celle-ci n’a pas de raison de l’inclure dans sa collection. En revanche, tel autre livre peut paraître important ou utile pour la cause européenne, mais peu « vendable » en général, ou impossible à lancer dans certains pays. Il faut tenir compte, en effet, de l’inégalité des huit marchés linguistiques représentés dans le pool, des coutumes très différentes, des traditions et susceptibilités nationales, etc. qui feront qu’un même ouvrage publié par la Collection européenne risque d’être une « panne » totale dans tel pays, même s’il est un succès dans plusieurs autres. D’où la nécessité d’un règlement très souple et d’un esprit vraiment européen de coopération constructive et tolérante, chez les membres de l’association.

Pour réelles et inévitables qu’elles soient, ces difficultés ne sauraient nous arrêter, si nous considérons les avantages que la formule du pool peut offrir : aux auteurs, l’assurance d’être traduits simultanément dans nos principales langues, moyennant un seul contrat ; aux éditeurs, la garantie que les ouvrages choisis bénéficieront du prestige et de la publicité résultant d’un lancement international.

Peut-être est-il permis d’imaginer que si le pool Editeuropa surmonte avec succès l’épreuve du feu, celle d’une première année de publications, il pourra contribuer à l’élaboration d’une véritable politique de l’édition « européenne ».