(1961) Comme toi-même. Essais sur les mythes de l’amour « Introduction. L’érotisme et les mythes de l’âme — L’amour et la personne dans le monde christianisé » pp. 12-19

I
L’amour et la personne dans le monde christianisé

Éros, qui était un dieu pour les Anciens, est un problème pour les Modernes. Le dieu était ailé, charmant et secondaire ; le problème est sérieux, complexe et encombrant. Mais cela n’est vrai qu’en Occident, car on n’observe rien de tel en Inde, en Chine ou en Afrique. Comment nous expliquer ce fait ? Et pourquoi l’érotisme est-il devenu synonyme de perversité non seulement dans le jargon des lois de l’État laïque, mais aux yeux des chrétiens exigeants et sincères, depuis des siècles ? Pour comprendre la situation problématique de notre temps, il faut remonter aux origines du christianisme.

Le puritanisme chrétien est un peu plus ancien que les évangiles : il se déclare dès les épîtres de saint Paul. Et s’il est remarquable que les évangiles, rédigés peu après, n’en portent guère de traces, il est constant qu’on les a lus pendant des siècles à la lumière des polémiques pauliniennes dirigées contre les gnostiques. Or ce sont les gnostiques qui ont tenté les premiers de passer de l’Éros à l’Esprit, par des moyens extrêmes de préférence, allant de la castration à la luxure sacrée, ou de la « communio spermatica » de certaines sectes basilidiennes au culte général d’une Sophia æterna, Éternel féminin exalté bien au-dessus du Créateur biblique, Jahvé. Attaqués sans relâche dans leurs doctrines par les Pères de l’Église primitive, rigoureusement persécutés plus tard par le christianisme établi, ils sont les vrais ancêtres des traditions diffuses dans l’hérésie cathare et les mystiques du Nord (ou du moins dans leur vocabulaire) d’où procèdent, par les voies détournées que l’on sait, le lyrisme et le roman modernes, lesquels ne parlent guère que d’un amour « profane », sans plus savoir ni d’où il vient ni où il va2. L’intransigeante hostilité qui oppose les tenants de la morale et les écrivains érotiques prolonge, à l’insu des deux camps, un débat vingt fois séculaire, mais dont les termes se sont dégradés à mesure qu’on perdait conscience des orientations spirituelles qu’ils signifiaient à l’origine.

Rappelons donc ces termes de base, et voyons si vraiment ils permettent d’expliquer pourquoi c’est en Europe, et là seulement, que la morale religieuse et l’érotique en sont venues à ce statut de conflit permanent, de mépris réciproque, de rigoureuse exclusion mutuelle. Rien de pareil en Inde, répétons-le, ni d’une manière plus générale dans les cultures que le christianisme n’a que peu ou nullement touchées.

I. Le christianisme est la religion de l’Amour. — Religion d’un Dieu que l’Ancien Testament définissait comme l’Être originel, le Créateur du monde et le sauveur d’Israël, mais que le Nouveau Testament révèle au cœur de tous les hommes, et d’une manière radicalement nouvelle : « Dieu est Amour », répète saint Jean. Religion créée par un acte de l’amour : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique… » Religion dont toute la Loi est résumée par Jésus-Christ lui-même, dans un seul et unique commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même.3 » Religion qui met au premier rang de toutes les vertus, l’Amour : « Maintenant ces trois choses demeurent, la Foi, l’Espérance et l’Amour ; mais la plus grande des trois, c’est l’Amour ». Et celui qui n’a pas l’Amour « n’est qu’une cymbale qui retentit », n’est rien, en vérité spirituelle.

2. Parce qu’il est religion de l’Amour, le christianisme implique et pose la réalité de la personne. — Les relations qu’il définit entre l’homme et « son » Dieu sont personnelles. Dieu est personnel. La Trinité est composée de trois Personnes. Le modèle de toute personne humaine est donné par l’Incarnation du Christ fils de Dieu, en Jésus fils de Marie — Jésus-Christ étant à la fois « vrai Dieu et vrai homme » selon le Credo. D’où suit immédiatement que tout homme converti, recréé par l’Amour divin, va devenir, dans l’imitation de Jésus-Christ, vraie vocation et vrai individu, c’est-à-dire : une personne distincte mais reliée en même temps par ce qui la distingue. Car pour aimer, il faut être distinct de l’objet même de l’amour, auquel on voudrait être uni. Et pour que l’homme puisse aimer Dieu et tout d’abord en être aimé, il faut que Dieu soit personnel et qu’il soit « tout autre » que l’homme. Et enfin pour que l’homme puisse s’aimer lui-même, il faut qu’il y ait en lui dualité entre l’homme naturel et l’homme nouveau, recréé par l’appel qu’il reçoit de l’Amour. Cet appel est sa vocation, la vie nouvelle de sa personne. Cette vie demeure en partie mystérieuse, étant « cachée avec le Christ en Dieu », mais elle se manifeste par des actes, dans l’amour du prochain comme de soi-même. Ainsi l’amour distingue et relie à la fois. Il relie au mystère divin, mais aussi au mystère de ce « prochain » visible dont la personne reste invisible…

3. Cette religion de l’Amour total (amour de Dieu, de Soi et du Prochain) n’a pas de livres sacrés sur l’Amour. — Dans cet ensemble infiniment varié de phénomènes que l’Europe seule a désignés par le seul et même terme d’amour4, considérons les raies extrêmes du spectre : l’ultraviolet du spirituel et l’infrarouge du sexuel. Notre mystique, science de l’amour divin, s’est développée très tardivement, dans des formes et selon des voies presque toujours suspectes aux yeux de l’orthodoxie5. Notre éthique sexuelle s’est très longtemps réduite à quelques interdits élémentaires et que l’on trouve dans presque toutes les sociétés constituées. En dépit des traités de quelques Pères de l’Église (prohibant telle position sexuelle parce que contraire à la fécondation) et des gros livres de casuistique des xvie et xviie siècles, la plupart écrits par des moines et à l’usage des confesseurs, on ne voit pas un seul équivalent chrétien — existant ou imaginable — du Kamasutra, des tantras, de tant d’autres traités d’érotisme dans les Vedas et les upanishads, reliant le sexuel au divin ; encore moins, des célèbres sculptures aux façades des grands temples hindous, illustrant de la manière la plus précise les unions des dieux et de leurs femmes, à des fins didactiques et religieuses. Point de méthodes secrètes ni de magie sexuelle, point de physiologie du pèlerinage mystique, comme celle que nous décrivent, sans varier depuis mille ans, les traités du Hatha Yoga. Et pas de traces non plus, dans le christianisme, de ces cérémonies initiatiques, communes à la plupart des autres religions, et où l’on sait que les relations entre les sexes jouent un rôle décisif, minutieusement prescrit. Ainsi les Africains et les Peaux-Rouges, les sauvages de l’Australie d’hier et de l’Amazonie d’aujourd’hui, et même les primitifs de la Polynésie, aux mœurs si douces, observent tous des rites plus cruels l’un que l’autre, afin de sacraliser et de socialiser l’événement de la puberté. Devant cette même crise endocrine, le christianisme se contente de conseils moraux très sévères, et de conseils d’hygiène vagues ou aberrants. D’un côté, le rite et les sévices physiques, qui règlent tout ; de l’autre, les problèmes et les tortures morales…

Les Églises chrétiennes ont toujours mieux réussi dans leurs efforts pour réprimer et contenir l’instinct sexuel que dans leurs tentatives (rares et périphériques, voire hérétiques) pour cultiver et ordonner, à des buts spirituels, l’érotisme, même dans les limites du mariage. C’est que les théologiens redoutaient avant tout qu’on pût croire que l’Éros divinise sans la grâce, et peut conduire à des révélations. « La chair ne sert de rien » (quant au salut), déclare saint Paul. Et l’on eut bien vite fait de réduire au sexuel le sens de « chair » qui, pour l’Apôtre, désignait le tout de l’homme (corps, âme, intellect) dans sa réalité, naturelle et déchue. Dans la naissance virginale de Jésus, la tradition et le peuple dévot virent l’absence du sexe, donc du péché, plutôt que le signe positif d’une filiation divine…6

En revanche, les Églises chrétiennes, suivies jusqu’à nos jours par les pouvoirs civils, ont développé dès la première génération apostolique une doctrine du mariage tout à fait spécifique, et que la Gnose ignore, significativement. Elle se fonde sur quelques versets des épîtres et des évangiles7 qui dans l’ensemble définissent une éthique cohérente de type personnaliste, et non plus sociale ou sacrée comme dans les autres religions. Il n’en est que plus frappant d’observer à quel point les motivations spirituelles du mariage diffèrent et même se contredisent chez saint Paul. Tantôt il pose une sorte d’analogie mystique entre l’amour des sexes dans le mariage et l’amour de Jésus pour l’ensemble des âmes croyantes : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église. » Tantôt, et plus souvent, il réduit le mariage à n’être plus qu’une concession à la nature, une discipline contre l’incontinence : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de femme. Toutefois, pour éviter l’impudicité, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari… Je dis cela par condescendance, je n’en fais pas un ordre… Car il vaut mieux se marier que de brûler. » Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’Apôtre, la chasteté et le célibat conduiraient seuls à la vie spirituelle : « Celui qui n’est pas marié s’inquiète du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, et celui qui est marié s’inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme. »

4. Ainsi donc, exalté d’une part comme l’image de l’amour divin, mais vilipendé d’autre part comme l’ennemi de la vie spirituelle, toléré finalement mais dans les seules limites du mariage le plus strict et consacré, — tout le reste étant laissé en friche et très sommairement condamné sous les noms de luxure et d’impudicité ou de « prostitution spirituelle »8, — l’amour humain devait fatalement devenir une source intarissable de problèmes, tant pour la société que pour l’individu. Au surplus, lié dès l’origine à la réalité de la personne, l’amour sexuel, sentimental ou spirituel (amour des corps, des âmes ou des esprits, selon la tripartition traditionnelle et non moins paulinienne que gnostique, soulignons-le) se trouvait lié du même coup à la dialectique du salut, c’est-à-dire du péché et de la grâce, — et valorisé à l’extrême. Ceci ne pouvait se produire — et ne s’est pas produit — en dehors de la sphère d’influence du christianisme.

C’est pourquoi le phénomène que je nomme érotisme, englobant le mariage d’amour, la passion mystique de Tristan et la licence impie de Don Juan (l’une au-delà et l’autre en deçà du mariage), ne devait développer toutes ses complexités que dans une Europe travaillée par la doctrine et la morale chrétiennes, séculairement aux prises avec leurs exigences (sans cesse mieux codifiées par les casuistes), dans une Europe formée par l’Église ou contre elle, et longtemps confondue avec la « chrétienté ». On ne saurait donc interpréter ce phénomène — dans son évolution au cours des siècles et dans sa situation contemporaine — qu’à la lumière de ses origines religieuses et de ses fins trans-naturelles.