(1961) Vingt-huit siècles d’Europe « L’ère des philosophes. De Leibniz à Condorcet — Évolution : vers le progrès ou vers la décadence ? » pp. 147-159

3.
Évolution : vers le progrès ou vers la décadence ?

Pour Montesquieu déjà, Rome telle qu’il l’étudie dans ses « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains » formait une sorte d’organisme soumis à des lois immanentes de développement, ou, pour s’en tenir à ses propres termes, « à des causes générales » gouvernant le détail des événements, à une « allure principale entraînant avec elle tous les accidents particuliers ».

Avec le troisième tiers du xviiie siècle s’ouvre l’ère des vues générales de l’Histoire du monde. L’idée d’un développement organique ou « dialectique » des civilisations s’impose peu à peu aux historiens et aux philosophes. Elle implique des conséquences incalculables. Car s’il existe des « lois » d’évolution, il en résulte à première vue qu’à toute ascension vers la grandeur doit succéder une décadence, comme à toute maturité une vieillesse et la mort. Ainsi s’insinue lentement dans la conscience européenne un doute anxieux sur le destin de notre civilisation : d’où la naissance exactement simultanée des idées de Progrès à l’infini et de Déclin fatal de l’Occident.

Robertson entreprend d’écrire une histoire de l’Europe comme ensemble organique. Gibbon, quelques années plus tard, reprend le sujet de Montesquieu mais dans une vue plus historique, moins moraliste : il entend tirer de l’évolution de Rome des conclusions instructives pour l’évolution de l’Europe, et elles sont, de justesse, optimistes. Mais le problème de notre décadence n’en demeure pas moins posé, dès ce moment. Condorcet le voit bien, mais répond au défi en lançant l’idée de Progrès. Volney cède au contraire, premier des romantiques, aux vertiges de la Décadence. Quant à Wieland, dernier des philosophes « éclairés », il croira jusqu’au dernier jour — celui de la Révolution — et même au-delà, que l’ère de la raison « cosmopolite » a été instaurée pour toujours par l’Europe…

William Robertson (1721-1793), chapelain du roi pour l’Écosse et principal de l’Université d’Édimbourg, peut être considéré comme le premier historien qui ait pris pour objet de son étude l’Europe entière, considérée comme unité, non comme une addition de chroniques régionales. Le lecteur d’aujourd’hui ne manquera pas de voir dans cette méthode l’annonce de la thèse de Toynbee sur les « champs d’étude intelligibles ». Dans la Préface à son Histoire de Charles-Quint (1769), Robertson déclare expressément qu’il entend « borner l’étude de l’Histoire à cette période surtout où les différentes Puissances de l’Europe s’étant plus étroitement unies, les opérations d’un État ont affecté toutes les autres, au point d’influer sur leurs projets et de régler leurs démarches ». C’est pourquoi il a entrepris de présenter l’histoire de Charles-Quint, car, écrit-il :

Il est une époque, avant laquelle chaque Pays, n’ayant que peu de liaisons avec ceux qui l’environnaient, avait à part sa propre Histoire, et après laquelle les événements de chaque nation considérable de l’Europe deviennent instructifs et intéressants pour toutes les autres : c’est cette époque qu’il faudrait déterminer. C’est dans cette vue que j’ai entrepris d’écrire l’Histoire de l’empereur Charles-Quint. Ce fut pendant son règne que les Puissances de l’Europe formèrent un vaste système politique, où chacune prit un rang, qu’elle a conservé depuis avec beaucoup plus de stabilité qu’on n’aurait pu l’attendre… Le siècle de Charles-Quint peut donc être regardé comme la période à laquelle l’état politique de l’Europe commença de prendre une nouvelle forme.

Deux passages de cette préface, intitulée « Tableau des progrès de la société en Europe, depuis la destruction de l’Empire romain jusqu’au commencement du xvie siècle », éclairent et définissent l’historiographie européenne initiée par Robertson136 :

Il paroit que les nations d’Europe se sont regardées pendant plusieurs siècles comme des sociétés séparées, à peine liées ensemble par quelque intérêt commun, et fort indifférentes sur les affaires et les opérations les unes des autres. Les princes n’avoient pas un commerce étendu et suivi, qui leur donnât une occasion d’observer et de pénétrer leurs vues et leurs projets réciproques. Ils n’avoient point d’ambassadeurs qui, résidant constamment dans chaque cour, fussent à portée d’épier tous ses mouvements et d’en donner sur le champ avis à leurs maîtres. L’espérance de quelques avantages éloignés, ou la crainte de quelques dangers incertains ou possibles, n’étoient pas des motifs suffisans pour faire prendre les armes à une nation. Il n’y avoit que celles qui se trouvoient exposées à un danger imminent ou à des insultes inévitables, qui se crussent intéressées à se mêler dans une querelle ou à prendre des précautions pour leur propre sûreté.

Quiconque veut écrire l’histoire de quelqu’un des grands États de l’Europe pendant les deux derniers siècles, est obligé d’écrire l’histoire de l’Europe entière. Depuis cette époque, les différens royaumes n’ont formé qu’un seul et vaste système, si étroitement, uni, que chacun d’entr’eux ayant un rang déterminé, les opérations de l’un se font sentir à tous les autres assez puissamment pour influer sur leurs conseils et diriger leurs démarches. Mais avant le xve siècle, les affaires et les intérêts des differens pays se mêloient rarement, excepté lorsque le voisinage de territoire rendoit les occasions de querelles fréquentes et inévitables…

Cependant, la connaissance des diversités de l’Europe n’en est pas moins essentielle à l’historien que celle de son unité :

Tandis que les institutions et les événemens que j’ai décrits sembloient devoir donner les mêmes mœurs aux habitans de l’Europe, en les conduisant de la barbarie à la civilisation, par les mêmes sentiers et à peu près d’un pas égal, il se rencontra d’autres circonstances qui produisirent une grande diversité dans leurs établissemens politiques, et donnèrent naissance à ces formes particulières de gouvernement, d’où résulta une si grande variété dans le caractère et le génie des nations.

La connoissance de ces dernières circonstances n’est pas moins nécessaire que celle des premières. Le tableau que j’ai tracé des causes et des événemens dont l’influence a été universelle, mettra mes lecteurs en état d’expliquer cette singulière ressemblance qu’on remarque dans la police intérieure et dans les expéditions militaires des peuples de l’Europe. Mais sans une connoissance exacte de la forme particulière et du caractère de leur gouvernement civil, une grande partie de leur histoire paroîtroit mystérieuse et inexpliquable. Les auteurs qui ont écrit l’histoire d’une nation particulière, ne se sont guère proposé que d’intéresser et d’instruire leurs compatriotes, à qui ils pouvoient supposer que les mœurs et les institutions intérieures étoient parfaitement connues ; en conséquence ils ont souvent négligé d’entrer à cet égard, dans des détails suffisans pour faire connoître aux étrangers tous les rapports des événemens qu’ils racontoient. Mais une histoire qui embrasse les révolutions de tant de pays divers, serait extrêmement imparfaite, sans un examen préliminaire de leur constitution et de leur état politique.137

Robertson, en définitive, sera donc ramené à examiner l’une après l’autre les composantes nationales de son Tableau, comme vient de le faire Voltaire dans son Essai sur les Mœurs et comme le fera bientôt Jean de Müller. C’est le centre de référence des jugements de l’historien qui a changé : décrivant telle ou telle évolution nationale, il mentionne l’Europe à chaque page.

Edward Gibbon (1737-1794) ne se doutait pas qu’il fondait une redoutable tradition par le titre de l’ouvrage monumental dont il nous dit aux dernières lignes qu’il a « occupé et amusé vingt années de sa vie » : l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain. Son exemple n’a cessé d’inspirer jusqu’à nos jours les auteurs de grandes synthèses de l’histoire des civilisations. Mais à la différence d’un Spengler ou d’un Toynbee, Gibbon, comme les Schlegel, Hegel et Comte, qui écrivirent avant Darwin et Marx, ne déduit pas de la décadence du monde antique la fatalité organique d’une décadence de l’Europe. Bien au contraire ! Dans les Observations générales sur la chute de l’Empire romain d’Occident (qui font suite au chapitre XXXVIII de son grand ouvrage), il examine les trois grandes causes, qui, selon lui, ayant contribué à la ruine de Rome, motivent désormais la sécurité de l’Europe. Et certes il serait aisé de renverser, au nom des expériences de notre siècle, les prévisions qu’il fondait sur l’observation du sien. Mais s’il était trop optimiste, il se peut que nous soyons trop pessimistes, ces deux erreurs d’appréciation ne changeant rien aux faits de civilisation que Gibbon énumère avec lucidité. Les « 10 000 vaisseaux » prêts à porter vers les États-Unis les trésors de l’Europe ont déjà plus d’une fois traversé l’Atlantique…

Un patriote doit sans doute préférer et chercher exclusivement l’intérêt et la gloire de son pays natal ; mais il est permis à un philosophe d’étendre ses vues, et de considérer l’Europe entière comme une république dont tous les habitants ont atteint à peu près au même degré de culture et de perfection. La prépondérance continuera de passer successivement d’une puissance à l’autre, et la prospérité de notre patrie ou des royaumes voisins peut alternativement s’accroître ou diminuer. Mais ces faibles révolutions n’influeront pas profondément sur le bonheur général ; elles ne détruiront point le système des arts, des lois et des mœurs, qui distinguent si avantageusement les Européens et leurs colonies. Les peuples sauvages sont les ennemis communs de toutes les sociétés civilisées ; nous allons examiner si l’Europe peut craindre encore une répétition des calamités qui renversèrent l’empire de Rome et anéantirent ses institutions. La même réflexion servira peut-être à expliquer les causes qui contribuèrent à la ruine de ce puissant empire, et celles qui motivent aujourd’hui notre sécurité.

I. Les Romains ignoraient l’étendue de leur danger et le nombre de leurs ennemis. Au-delà du Danube et du Rhin, les pays septentrionaux de l’Europe étaient remplis d’innombrables tribus de pâtres et de chasseurs, pauvres, voraces et turbulents, intrépides dans les combats, et avides de s’emparer des fruits de l’industrie. La rapide impulsion de la guerre agita le monde barbare, et les révolutions de la Chine entraînèrent celles de la Gaule et de l’Italie. Les Huns, qui fuyaient devant un ennemi victorieux, dirigèrent leur marche vers l’Occident, et le torrent s’augmenta par l’accession des captifs et des alliés. Les tribus fugitives qui cédaient aux Huns entreprirent à leur tour des conquêtes. Le poids accumulé d’une multitude de barbares qui se précipitaient les uns sur les autres fondit avec impétuosité sur l’Empire romain ; à peine les premiers étaient-ils détruits, que d’autres occupaient leur place et présentaient de nouveaux assaillans. On ne voit plus sortir du Nord ces émigrations formidables ; et le long repos qui a été attribué au décroissement de la population est la suite heureuse des progrès des arts et de l’agriculture. Au lieu de quelques villages placés de loin en loin, au milieu des bois et des marais, l’Allemagne compte aujourd’hui deux-mille-trois-cents villes environnées de murs. Les royaumes chrétiens du Danemarck, de la Suède et de la Pologne se sont élevés successivement ; les négocians hanséatiques et les chevaliers teutoniques ont étendu leurs colonies le long des côtes de la mer Baltique jusqu’au golfe de Finlande. Depuis le golfe de Finlande jusqu’à l’océan Oriental, la Russie prend aujourd’hui la forme d’un empire puissant et civilisé. On voit sur les bords de la Volga, de l’Obi et du Lena, le laboureur conduire sa charrue, le tisserand travailler à son métier, et le forgeron battre le fer sur son enclume ; les plus féroces des Tartares ont appris à craindre et à obéir. Les barbares indépendans n’occupent plus qu’un bien petit espace ; et les restes des Calmouks et des Usbeks ne peuvent pas inquiéter sérieusement la grande république d’Europe. Cependant cette sécurité apparente ne doit pas nous faire oublier qu’un peuple obscur, à peine visible sur la carte du monde, peut nous présenter de nouveaux ennemis et des dangers imprévus. Les Arabes ou Sarrasins, qui étendirent leurs conquêtes depuis l’Inde jusqu’en Espagne, languissaient dans l’indigence et dans l’obscurité, lorsque Mahomet anima leurs corps sauvages du souffle de l’enthousiasme.

II. L’empire de Rome était solidement établi sur la parfaite union de toutes ses parties. Les peuples, devenus des sujets, renoncèrent à l’espoir et même au désir de l’indépendance, et se trouvèrent honorés du titre de citoyens romains. Forcées de céder aux barbares, les provinces de l’Occident se virent avec douleur séparées de leur mère-patrie ; mais elles avaient acheté cette union par la perte de la liberté nationale et de l’esprit militaire. Renonçant à tout sentiment de vigueur et d’activité, les provinces asservies attendaient leur salut de troupes mercenaires et de gouvernemens dirigés par les ordres d’une cour éloignée. Le bonheur de cent-millions d’individus dépendait du mérite personnel d’un ou de deux hommes, peut-être de deux enfans, dont l’éducation, le luxe et le despotisme avaient corrompu le caractère et les inclinations. Ce fut sous les minorités des fils et des petits-fils de Théodose que l’empire éprouva les plus funestes calamités ; et, lorsque ces princes méprisables eurent atteint l’âge de la virilité, ils abandonnèrent l’église aux évêques, l’état aux eunuques, et les provinces aux barbares.

Aujourd’hui l’Europe est divisée en douze royaumes puissans, quoique inégaux, trois républiques respectables, et un grand nombre d’autres souverainetés plus petites, mais indépendantes. Les chances de talens dans les rois et les ministres sont au moins multipliées en raison du nombre des souverains ; et un Julien et une Sémiramis peuvent régner dans le nord en même temps qu’un Arcadius et un Honorius sommeilleront sur les trônes du sud. L’influence de la crainte et la honte arrêtent l’abus de la tyrannie. Les républiques ont acquis de l’ordre et de la stabilité ; les monarchies ont adopté des maximes de liberté, ou au moins de modération ; et les mœurs générales du siècle ont introduit quelques sentiments d’honneur et de justice dans les constitutions les plus défectueuses. En temps de paix, l’émulation active de tant de rivaux accélère les progrès des sciences et de l’industrie ; en temps de guerre, des contestations passagères et peu décisives exercent les forces militaires de l’Europe. Si un conquérant sauvage sortait des déserts de la Tartarie, il faudrait qu’il vainquît successivement les paysans robustes de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France, et les intrépides citoyens de la Bretagne, que la défense commune pourrait peut-être réunir. En supposant que les barbares victorieux portassent l’esclavage et la désolation jusqu’à l’océan Atlantique, dix mille vaisseaux mettraient les restes de la société civilisée à l’abri de leurs poursuites, et l’Europe renaîtrait et fleurirait en Amérique, où elle a déjà fait passer ses institutions avec ses nombreuses colonies.

III. Le froid, la pauvreté, l’habitude des dangers et de la fatigue entretiennent les forces et le courage des peuples barbares. Dans tous les siècles, ils ont fait la loi aux nations paisibles et policées de la Chine, de l’Inde, et de la Perse, qui négligeaient et négligent encore de suppléer à ces avantages naturels par les ressources de l’art militaire. Les nations guerrières de l’antiquité, de la Grèce, de la Macédoine et de Rome, élevaient une race de soldats, exerçaient leurs corps, disciplinaient leur courage, multipliaient leurs forces par des évolutions régulières, et convertissaient le fer en armes utiles pour l’attaque et pour la défense. Mais la corruption de leurs mœurs et de leurs lois fit disparaître insensiblement cette supériorité. La politique faible de Constantin et de ses successeurs arma et introduisit la valeur indisciplinée des mercenaires barbares qui renversèrent l’empire. L’invention de la poudre a produit une grande révolution dans l’art militaire, en soumettant au pouvoir de l’homme l’air et le feu, les deux plus redoutables agens de la nature. Les mathématiques, la chimie, la mécanique, et l’architecture, ont appliqué leurs découvertes au service de la guerre ; et les combattans emploient aujourd’hui les méthodes les plus savantes et les plus compliquées pour l’attaque et pour la défense. Les historiens peuvent observer avec indignation qu’avec l’argent dépensé pour les préparatifs d’un siège on établirait et entretiendrait une colonie florissante ; mais on n’en regardera pas moins comme une chose heureuse que la destruction d’une ville soit une entreprise difficile et dispendieuse, ou qu’un peuple industrieux fasse servir à sa défense les arts qui survivent et suppléent à la valeur militaire. Le canon et les fortifications forment une barrière impénétrable à la cavalerie des Tartares, et l’Europe n’a plus à redouter une irruption de barbares, puisqu’il serait indispensable qu’ils se civilisassent avant de pouvoir conquérir. Leurs découvertes dans la science de la guerre seraient nécessairement accompagnées comme l’exemple de la Russie le démontre, de progrès proportionnels dans les arts paisibles et dans la politique civile ; ils mériteraient alors d’être comptés au nombre des nations civilisées qu’ils auraient soumises.138

Le marquis Antoine de Condorcet (1743-1794), partisan de la Révolution et tué par elle, avait écrit un an avant sa mort, caché chez des amis, son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il fut le précurseur des assurances sociales « par le calcul des probabilités de la vie », et le précurseur de la coopération scientifique internationale139. Nous citerons les pages de l’Esquisse où il prévoit avec lucidité (mais résout avec trop d’optimisme) les problèmes que créera dans le monde l’expansion de nos concepts et techniques, ou comme il dit « des lumières et de la raison en Europe ».

Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ?

Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison ?

Cette différence de lumière, de moyens ou de richesses, observée jusqu’à présent chez tous les peuples civilisés, entre les différentes classes qui composent chacun d’eux ; cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l’art social ? doit-elle continuellement s’affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l’art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu’une inégalité utile à l’intérêt de tous, parce qu’elle favorisera les progrès de la civilisation, de l’instruction et de l’industrie, sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni appauvrissement ?

… Enfin, l’espèce humaine doit-elle s’améliorer, soit par des nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et par conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement des facultés intellectuelles, morales et physiques, ou de l’organisation naturelle de l’homme ?

En répondant à ces trois questions, nous trouverons… les motifs les plus forts de croire que la nature n’a mis aucun terme à nos espérances.

Si nous jetons un coup d’œil sur l’état actuel du globe, nous verrons d’abord que, dans l’Europe, les principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu’aux cabanes de leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l’habitude de l’humiliation et de la terreur ne peuvent étouffer dans l’âme des opprimés.

… Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, ne produisent bientôt l’indépendance du Nouveau Monde ; et dès-lors, la population européenne, prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?

Parcourez l’histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique et ou en Asie, vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d’une autre couleur ou d’une autre croyance, l’insolence de nos usurpations, l’extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres, détruire ces sentiments de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d’abord obtenu.

Mais l’instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs ou des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou des généreux libérateurs…

Alors les Européens, se bornant à un commerce libre, trop éclairé sur leurs propres droits pour se jouer de ceux des autres peuples, respecteront cette indépendance, qu’ils ont jusqu’ici violée avec tant d’audace. Leurs établissements, au lieu de se remplir de protégés des gouvernements qui, à la faveur d’une place ou d’un privilège, courent amasser des trésors par le brigandage et la perfidie, pour revenir acheter en Europe des honneurs et des titres, se peupleront d’hommes industrieux, qui iront chercher dans ces climats heureux l’aisance qui les fuyait dans leur patrie. La liberté les y retiendra ; l’ambition cessera de les rappeler, et ces comptoirs de brigands deviendront des colonies de citoyens qui répandront dans l’Afrique et dans l’Asie les principes et l’exemple de la liberté, les lumières et la raison de l’Europe.

Le comte Constantin-François Chassebœuf de Volney, né en 1757, voyageur en Turquie, en Syrie, en Égypte et en Amérique, orientaliste, philosophe et écrivain, député à l’Assemblée nationale mais emprisonné par la Révolution, finalement sénateur et pair de France sous la Restauration, dut sa célébrité à un ouvrage Les Ruines (publié en 1791) qui fit pleurer plusieurs générations : il ne s’y montre pas seulement le précurseur du romantisme, mais aussi des auteurs du xxe siècle qui ont rêvé sur la fin de l’Europe, « sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ». (Paul Valéry s’en est sans doute souvenu en écrivant ses pages fameuses sur la « Crise de l’Esprit ».)

Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut le siège d’un empire puissant. Oui ! ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts, et les cris d’allégresse et de fête : ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers ; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchans de sa subsistance, affluait un peuple nombreux : là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l’on voyait s’échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique, les tissus moelleux de Kachemire, pour les tapis fastueux de la Lydie, l’ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l’or d’Ophir pour l’étain de Thulé.

Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste d’une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. L’opulence d’une cité de commerce s’est échangée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux !… Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire !… Comment se sont anéantis tant de travaux !… Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! ainsi s’évanouissent les empires et les nations !

Et l’histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée ; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées ; … Cette Syrie, me disais-je, aujourd’hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes… Que sont devenus tant de brillantes créations de la main de l’homme ? Où sont-ils ces remparts de Ninive, ces murs de Babylonie, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbeck et de Jérusalem ? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d’Arad, ces ateliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats ? et ces laboureurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d’êtres vivants dont s’enorgueillissait la face de la terre ? Hélas ! je l’ai parcourue, cette terre ravagée ! J’ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude.

… Et à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différens de cultes et de mœurs, depuis ceux de l’Asie antique jusqu’aux plus récens de l’Europe, ce nom d’une terre natale réveilla en moi le sentiment de la patrie ; et tournant vers elle mes regards, j’arrêtai toutes mes pensées sur la situation où je l’avais quittée.

Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées, ces routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de l’une et de l’autre Inde ; et comparant à l’activité de son commerce, à l’étendue de sa navigation, à la richesse de ses monumens, aux arts et à l’industrie de ses habitants, tout ce que l’Égypte et la Syrie purent jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur passée de l’Asie dans l’Europe moderne ; mais bientôt le charme de ma rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis l’activité des lieux que je contemplais : Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l’abandon de nos propres contrées ? Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise ou du Zuydersée, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le cœur et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations ; qui sait si un voyageur comme moi ne s’asseoira pas un jour sur de muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ?140

Christoph Martin Wieland (1733-1813), à la veille de la Révolution, exprimera une dernière fois l’idéal des Montesquieu et des Voltaire, symbolisé par la figure épurée du « Cosmopolite » :

Le cosmopolite obéit à toutes les lois de l’État dans lequel il vit, quand celles-ci reflètent manifestement la sagesse, la justice et l’intérêt général ; quant aux autres, il s’y soumet par nécessité. Il est de bonne foi à l’endroit de sa nation, mais aussi à l’endroit des autres nations ; et il est incapable de vouloir fonder le bien-être, la gloire et la grandeur de sa patrie sur une oppression et une exploitation volontaire des autres États.

C’est pourquoi les cosmopolites ne se laissent jamais enrôler dans une organisation particulière dont les buts soient incompatibles avec leur idéal. Ils s’abstiennent de faire partie de toute administration d’État qui prescrirait des principes contraires à leurs propres maximes.

Le cosmopolite considère donc les différents régimes existants comme autant

… d’échafaudages pour l’édification de ce temple immortel de la félicité universelle, à laquelle, en un certain sens, tous les siècles passés ont travaillé.

La page que l’on va lire, extraite d’un ouvrage intitulé Das Geheimnis des Kosmopoliten-Ordens — et qui parut par une tragique ironie, en 1788 ! — donne toute la mesure du complaisant aveuglement dans lequel les Lumières avaient plongé l’élite du siècle :

Ils furent peu nombreux parmi les peuples des temps passés ceux qui connurent comme il convient la valeur de la liberté ; les Grecs le surent et c’est grâce à eux — dont les mérites ne pourront jamais assez être reconnus par l’Humanité — que l’Europe devint peu à peu ce qu’elle est et ce qu’elle sera vraisemblablement toujours, la véritable patrie des arts et des sciences, le continent où la culture a atteint son apogée et qui a conquis pour toujours l’hégémonie, bien qu’il soit le plus petit, en vertu de la supériorité que ses habitants ont su conserver sur les autres peuples de la terre de par un perfectionnement des facultés naturelles de l’homme toujours plus grand et poussé toujours plus loin.

On connaît bien cet effet issu de causes également connues : malgré les progrès très rapides de la civilisation dans le domaine des arts et des sciences particulières, progrès dus au génie inventif, à l’industrie, au zèle opiniâtre, à l’esprit de compétition que l’homme puise dans la rivalité —, l’art suprême qui surpasse tous les autres, l’art royal qui consiste à faire et à assurer le bonheur des peuples, par une législation et une direction responsable des affaires de l’État est de loin, comparativement, le moins avancé. Dans la plus grande et la plus belle partie de l’Europe, les forces les plus nobles de l’Humanité étouffent encore sous le poids de tous ces résidus de la constitution barbare, de l’incertitude et des erreurs d’un millénaire sauvage et sombre. Et cela en Europe, dans un siècle où l’art et la science, le goût, la civilisation et le raffinement ont gravi, en un laps de temps relativement court, tant d’échelons, que ce n’est pas sans une sorte de vertige qu’on regarde les siècles précédents.

Mais après ces étapes importantes, si essentielles pour le bonheur des peuples, l’Europe, en sa situation actuelle, semble aller vers une révolution bienfaisante qui ne sera pas causée par des insurrections et des guerres civiles, mais par une résistance à la fois tranquille et opiniâtre, inébranlablement fidèle aux devoirs qu’elle s’est fixés ; révolution qui ne sera pas non plus causée par la lutte funeste que la passion livre à la passion, la violence à la violence, mais par la douce, persuasive et, en fin de compte, irrésistible puissance de la raison ; bref, une révolution qui, sans souiller l’Europe de sang, ni mettre partout le feu, saura n’être qu’une œuvre toute simple et bienfaisante, apprenant aux hommes quel est leur véritable intérêt, quels sont leurs droits et leurs devoirs, quel est le but de leur existence et quels sont les moyens qui permettront d’atteindre sûrement et immanquablement ce but.

En 1796, Wieland lui-même ajoute à ce passage la note suivante :

À quel point les cosmopolites peuvent se tromper dans leurs suppositions et être déçus dans leurs espérances, c’est ce qui s’est avéré, pendant les huit années qui se sont écoulées depuis la rédaction de cet essai, d’une manière telle que tous nos concitoyens ne peuvent plus guère considérer l’homme comme plus sage et plus honnête qu’ils ne l’ont été eux-mêmes par le passé, du moins quand ils agissaient de concert, en grande foule.

Il est admirable que le démenti sanglant infligé à son idéal cosmopolite n’ait pas empêché Wieland de poursuivre le projet d’une association des peuples européens. C’est ainsi que dans ses Gespräche unter vier Augen, parus en 1798, il fait dire à un Français qu’il nomme « Frankgall » :

À quel degré de perfection et de bien-être les peuples d’Europe ne parviendraient-ils, avec nous ou indépendamment de nous, s’ils renonçaient définitivement à tous ces résidus honteux de la vieille barbarie, à cette sanguinaire haine de nation à nation, au bas préjugé, à ce bonheur étranger qu’on veut assurer au détriment du nôtre à toutes ces ruses d’épicier et tours de coupeur de bourse que l’on nommait autrefois politique et qui ne trompent plus personne. Ils pourraient atteindre ce résultat par une association de peuples, constituée sans tenir compte de cette variété des formes de gouvernement peu importante dans le fond ; et ainsi serait créée et organisée, de façon durable, une communauté d’États européenne.

Quelques années plus tard, en 1806, Wieland exposera encore dans sa revue Teutscher Merkur, un plan de Tribunal européen, comptant cette fois-ci sur Napoléon pour le réaliser. Et là encore, le démenti le plus cruel ne tardera pas à le frapper…