(1965) La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux « La Suisse, dans l’avenir européen » pp. 275-309

Quatrième partie
La Suisse, dans l’avenir européen

Le régime que l’on vient de décrire est, dans l’Histoire, l’un des derniers venus. Si l’on représente par une journée la période des civilisations un peu connues et qui va des peintures de Lascaux, pièges magiques, jusqu’aux pièges cosmiques de nos laboratoires, le fédéralisme n’apparaît qu’au cours des cinq dernières minutes.

Quelques instants d’histoire locale, dans le temps ; et dans l’espace, quelques arpents de relief rude situés vers le milieu de cette péninsule européenne de l’Asie qui occupe à peine 4 % des terres du globe : c’est à quoi j’ai borné mon attention. Les avions de demain survoleront la Suisse en si peu de temps que la plupart des voyageurs ne s’en apercevront même pas. Cet objet de mon étude, ce petit corps politique, n’est-il pas destiné à tomber rapidement en désuétude, dans un monde en pleine mutation démographique, technologique et culturelle ? C’est ce que nous porterait à croire une forme de pensée certes courante encore, mais qui est elle-même anachronique : celle du propriétaire terrien, gérant d’un État national. Or, nous avons vu que la Suisse n’est pas d’abord un territoire mais une fonction. Son importance n’est pas celle d’un domaine, mais d’une structure de relations. Elle ne se mesure pas en kilomètres carrés, en tonnes de blé ou de minerai, en divisions mobilisables : elle dépend de l’efficacité et de la fécondité d’une formule d’organisation, d’une méthode d’articulation des groupes humains de toute nature et de leurs activités différenciées.

La Suisse, dépositaire d’une formule politique

La question de l’avenir de la Suisse se ramène donc à la question de l’avenir du fédéralisme.

Cette formule, lentement élaborée par les hommes qui ont fait ce pays, sera-t-elle applicable dans le monde de demain, et d’abord dans l’Europe unie ?

Tel est le point de perspective de tout mon livre.

Je suis remonté aux origines de notre histoire, et j’ai suivi son labyrinthe, de la liberté des communes et des allégeances impériales jusqu’à cette renaissance des régions dans l’allégeance européenne, qui peut marquer la fin du siècle. Et ce faisant j’ai passé par-dessous la période des nationalismes et des « terribles simplificateurs ». Le labyrinthe était un raccourci ! Voilà qui me paraît typique de ce pays : pendant des siècles, on croit s’en tenir à l’ancien, on accepte de retarder sur l’évolution des voisins, mesurée en étapes dynastiques, révolutions, conquêtes et « malheurs exemplaires » ; mais on ne cesse d’innover sans le savoir, et soudain l’on débouche en plein avenir, parce qu’on n’a pas lâché le fil du réel.

J’ai décrit des institutions qui me sont apparues à la fois anachroniques et futuristes, tout encombrées de survivances illogiques, mais peut-être les mieux adaptées, ou adaptables, à la société en devenir et à ses réseaux de forces infiniment complexes.

Enfin, je me suis interrogé sur la fonction de nos élites créatrices et sur la morale civique dans un peuple à tel point composite qu’il se distingue par là même de tout autre, mais préfigure peut-être le régime qui sera celui des peuples de ce continent, quand leurs nations ne seront plus que des cantons, toutes distances et frontières abolies, ou peu s’en faut.

Et maintenant, croix de vallées et croix de fleuves, pays crucial, dépositaire d’une formule décisive pour l’avenir européen, la Suisse va-t-elle garder son secret pour elle seule ?

L’Europe, demain

Prenons les grandes dimensions de notre planète en mutation. C’est l’Europe qui a tout déclenché, et son rôle reste décisif. C’est elle qui a créé la notion de genre humain — ignorée ou niée en Orient — par les stoïciens et les Pères de l’Église ; et la notion de droit des gens par Vitoria, Suárez, Grotius, Vattel et Kant. Et c’est elle qui a fourni les instruments techniques de communication entre les peuples. Parler de monde uni, d’humanité, que ce soit pour ou contre l’Occident d’ailleurs, c’est parler un langage européen. Or l’Europe doit s’unir pour durer, j’entends pour continuer à exercer demain sa vocation mondialisante : pas une seule de ses petites nations n’y peut suffire, et les plus grandes — en termes de naguère — sont petites au regard des empires neufs.

Toute la question se ramène alors à savoir quelles formes d’union les Européens vont choisir. Trois formules leur sont proposées, et sont en principe concevables.

a) L’Europe des États (faussement dite des patries, expression d’ailleurs corrigée par de Gaulle lui-même) consisterait en un système de pactes politiques et militaires, et de traités économiques entre pays prétendus souverains. C’est la formule d’une Sainte-Alliance des monarques, transposée au niveau d’États laïques et en majorité républicains. C’est dérisoire face aux empires, c’est en retard sur les réalités (car les Six sont déjà bien au-delà), et c’est évidemment inadéquat aux exigences reconnues de ce siècle. Ultime tentative pour prolonger le statut des nations dites « souveraines », mais qui ne le sont plus qu’au niveau des discours, cette Europe minima ne saurait être qu’une forme de transition tactique vers une union plus sérieuse et concrète. On en passera par là, probablement, mais pourquoi s’y arrêter ? Car l’Histoire n’en fera rien. L’Europe a sécrété le nationalisme qui infecte aujourd’hui la terre entière. On attend qu’elle produise les anticorps de ce virus qui, par deux fois, a bien failli causer sa fin. Et au surplus, ce qui demeure profondément valable dans l’intention avouée des partisans de l’Europe des États ou des patries, j’entends la volonté de sauvegarder les diversités de l’Europe, voilà qui ne saurait être réalisé que par l’union de type fédéraliste. L’exemple de la Suisse des cantons apparaît décisif à cet égard.

b) L’Europe unifiée à l’image de l’État français, c’est-à-dire culturellement uniformisée et administrativement centralisée. « Une foi, une loi, un roi. » Ein Volk, ein Reich, ein Führer. Des puissances économiques et des équipes de technocrates en lieu et place des anciens partis et des équipes de politiciens professionnels. Certes, les tentatives unitaires de Napoléon et d’Hitler ont avorté, au prix qu’on sait, mais rien ne prouve que les moyens modernes, manipulés par le Kremlin ou par la Maison-Blanche et le Pentagone, n’arriveraient pas à imposer cette unification tout extérieure aux dépens de l’union réelle. Toutefois, une unité économique massive de plusieurs centaines de millions des meilleurs travailleurs du monde créerait une telle puissance matérielle que, justement, l’on ne peut imaginer que l’un des deux « Grands » la souhaite. Et personne en Europe ne la propose : il est trop clair que cette formule totalitaire mais sans doctrine millénariste et sans passion ne sauverait le corps qu’au prix de l’âme, autant dire pour bien peu de temps. Broyant toutes nos diversités traditionnelles, elle causerait à court terme une chute de potentiel, un accroissement de l’entropie qui feraient perdre à l’Europe ses vrais atouts. Le monde entier en pâtirait et se sentirait appauvri. Au reste, Napoléon n’a réussi qu’à provoquer des réactions nationalistes, et Hitler des mouvements de résistance. Une troisième tentative ne manquerait pas de provoquer d’autres formes de refus, allant de la totale passivité civique à des éclats d’anarchie névrotique.

Et quant à ceux — nombreux en Suisse — qui déclarent que le Marché commun vise en réalité à ce type d’unité, c’est qu’ils ignorent visiblement les processus de décision en vigueur dans les Communautés : rien qui ressemble davantage, en fait, aux complexités que j’ai décrites dans la deuxième partie de cet ouvrage, à cette différence près que les six États conservent des pouvoirs que nos cantons ont abandonnés depuis longtemps.

L’Europe de formule unitaire me paraît donc une utopie non seulement dangereuse mais sans avenir.

c) L’Europe fédérée reste ainsi la seule solution praticable. Unir 19 États à l’ouest (plus 6 à l’est un jour ou l’autre) en un corps politique assez puissant pour sauvegarder et garantir l’autonomie de chacun de ses membres, c’est un problème parfaitement homologue à celui que la Suisse a résolu, avec ses 25 petits cantons souverains. La différence des superficies était certes importante au temps des diligences. Tout a changé avec l’avion. Avant 1848, un député de Genève ou des Grisons devait compter deux ou trois jours pour se rendre à la Diète fédérale, alors qu’un député de Stockholm ou d’Athènes est à quelques heures de Strasbourg, et encore plus près de Bruxelles. Pratiquement, l’Europe d’aujourd’hui est plus petite que n’était la Suisse à l’époque où elle s’est fédérée. Et les disparités de coutumes ou de richesse, de langue, de confession, voire de régimes, ne sont guère plus marquées ou plus frappantes entre les États de l’Europe qu’elles ne l’étaient entre les cantons suisses avant 1848 ; à tout le moins ne sont-elles pas d’une autre essence.

Si l’on admet que l’anarchie des souverainetés ne peut durer, mais qu’en revanche les diversités réelles ne peuvent être nivelées par décrets, on cherche en vain quelle solution a la moindre chance de succès, s’agissant d’unir nos pays, hors une solution fédérale. Ici, l’exemple de la Suisse…

On s’écrie aussitôt qu’il ne saurait être question d’imiter ce modèle, ridiculement réduit, à l’échelle des glorieuses et vieilles nations de l’Europe. J’attends qu’on me démontre pourquoi, et je souhaite qu’on le fasse un jour en pleine connaissance de cause, j’entends en connaissance précise du modèle que l’on dit ne pouvoir imiter. (Ceux qui invoquent des raisons de prestige, c’est quelquefois parce qu’ils n’en ont pas d’autres.)

Mais laissons cela, pour le moment. Même si l’Europe refuse de s’inspirer de la Suisse, il reste que la Suisse dépend de l’Europe, et que la forme que prendra l’inévitable union européenne rendra possible ou non l’avenir de ce pays.

Une Europe des États conviendrait à ravir à la majorité de nos dirigeants politiques et industriels, mais elle nous perdrait tous tant que nous sommes, dans l’espace d’une génération.

Une Europe unitaire, c’est finis Helvetia, sans commentaires.

Mais une Europe fédérale, seule possible pour nous comme pour l’Europe — qui la propose ?

Les Suisses devant le projet d’union de l’Europe

La Suisse est née de l’Europe et en détient le secret. Formée du xive au xvie siècle dans le Saint-Empire et par lui, ayant reçu ses premières libertés pour assurer la grand-garde du Gothard, elle a seule conservé jusqu’à nos jours le principe de l’Empire d’Occident, l’union sans unification, qui est l’idée fédéraliste.

Entre-temps les nations se constituent, se multiplient, s’absolutisent, et prouvent leur souveraineté par de glorieux massacres, qui sont le principal de l’histoire qu’elles enseignent à partir du xixe siècle. Les voix suisses qui s’élèvent au plan européen ne cessent de dénoncer ces démences collectives.

C’est comme « citoyen de Genève » que Rousseau signe ses exposés critiques du projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, puis ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, ouvrage moins connu mais d’un intérêt considérable pour un lecteur d’aujourd’hui. Comme dans le Contrat social, il s’y fait l’avocat d’une confédération de nos pays inspirée du « corps germanique », des états généraux de Hollande, et de la Ligue helvétique132. L’Europe unie qu’il appelle de ses vœux ne serait nullement unifiée par un despote ou par une idéologie : elle devrait être une Europe des cités, formée de très petits États « où tous les citoyens se connaissent mutuellement », mais qu’unissent les liens d’une « commune législation… et subordination au corps de la république ». C’est une Europe intégralement fédéraliste qu’il préconise, et son module, en dernière analyse, n’est rien d’autre que la cité de Genève !

Un peu plus tard, le Schaffhousois Jean de Müller, dans sa Vue générale de l’Histoire du Genre humain (1797), annonce comme Rousseau que « tous les États de l’Europe courent à leur ruine », faute d’un principe d’union, et que si leurs divisions persistent, l’avenir appartiendra « soit à la Russie, soit à l’Amérique ».

Germaine de Staël est suisse dans la mesure où elle ouvre des perspectives européennes, soit par son action personnelle à Coppet, où les meilleurs esprits de nos diverses nations se lient d’amitié, soit par des livres comme De l’Allemagne, qui rétablissent la circulation internationale des idées, malgré les jacobins et le Premier Empire.

Benjamin Constant n’est pas seulement l’auteur de l’Esprit de conquête, pamphlet classique contre l’esprit d’hégémonie et de centralisme national, mais c’est lui qui rédige, pendant les Cent-Jours, le projet de fédération européenne133 que signe — hélas ! il est trop tard — Napoléon. Et son fédéralisme préfigure le régime qui va triompher à l’échelle suisse : « La variété, c’est l’organisation : l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie : l’uniformité, c’est la mort. »

Au même moment, la Sainte-Alliance des rois donne une finalité expressément européenne à la neutralité de la Suisse indépendante. Et tandis que se forment dans le reste de l’Europe des nations unitaires sur le modèle français, promises aux guerres nationalistes et coloniales, seule la Suisse réussit à unir ses cantons selon la maxime impériale de l’union dans la diversité.

Proudhon s’est peut-être souvenu de son passage à Neuchâtel (où il fut un temps typographe) en écrivant son grand livre, Du Principe fédératif ; mais il est bien certain qu’un de ses contemporains, J. C. Bluntschli, s’est inspiré directement de l’expérience suisse en rédigeant son Projet d’Organisation d’une société d’États européens (1879). Auteur du Code civil de son canton natal, Bluntschli connaît les mécanismes de notre vie civique : il n’hésite pas à les proposer en modèle pour l’édification de l’Europe. Selon lui, la « nationalité suisse possède au plus haut degré un caractère très international », et c’est ce type d’union pluraliste qui peut seul assurer la paix de l’Europe. « Si cet idéal de l’avenir se réalise un jour, écrit-il en 1875, la nationalité suisse devra s’incorporer à la communauté de la Grande Europe. De cette façon, elle n’aura pas vécu en vain ni sans gloire »134. Pratiquement ignoré de nos jours par les fédéralistes européens, le projet très précis du juriste zurichois reste une des hypothèses de travail les plus fécondes dont les constituants de l’Europe à venir puissent tenir compte.

Au xxe siècle, c’est encore en Suisse (dans les années 1930), que le premier mouvement de militants fédéralistes européens voit le jour : l’Europa-Union. Et c’est sur sa convocation qu’au lendemain de la guerre, à Hertenstein (septembre 1946), des militants issus de la Résistance de plusieurs pays rédigent une déclaration qui va servir de base à la création de l’Union européenne des fédéralistes. Celle-ci groupe rapidement une vingtaine de mouvements nationaux, et plus de 100 000 membres. Elle tient son premier congrès à Montreux, en septembre 1947, date que l’on peut considérer comme le point de départ de l’action politique européenne. En effet, c’est au cours du congrès de Montreux que germe l’idée de réunir des états généraux de l’Europe. Cette idée aussitôt adoptée conduit à la convocation du Congrès de l’Europe, à La Haye, au mois de mai 1948. De La Haye naît le Mouvement européen, qui propose et obtient en neuf mois la création du Conseil de l’Europe. L’impulsion est donnée, l’opinion se réveille, les hommes d’État le sentent, et le reste va s’ensuivre : plan Schuman, Communauté du charbon et de l’acier, tentative avortée d’une Communauté de Défense, puis réussite du Marché commun des Six et réplique des Sept de l’AELE, essor de l’économie européenne, discussion généralisée sur les formes que va devoir prendre l’union politique de l’Europe.

Impossible d’omettre, dans ce bref historique, les aspects culturels du mouvement et le rôle qu’y jouent des Suisses. Le congrès de La Haye ayant préconisé la création d’un Centre européen de la culture, celui-ci s’organise à Genève et convoque aussitôt une grande conférence qui se tient à Lausanne en décembre 1949. De cette conférence et de l’action du CEC vont naître successivement : le Laboratoire européen de recherches nucléaires (CERN) à Genève, la Fondation européenne de la culture, à Genève également (aujourd’hui à Amsterdam), et une série d’initiatives groupant des instituts universitaires, des festivals de musique, des éditeurs, des éducateurs, des historiens, des spécialistes des cultures d’outre-mer, etc. La première chaire européenne est créée en 1957 par l’Université de Lausanne. Une nouvelle conférence européenne de la culture, sur le thème « L’Europe et le Monde » se tient à Bâle en 1964, sous le haut patronage du Conseil fédéral.

Ainsi l’idée européenne semble avoir trouvé son climat autant que son modèle en Suisse. Rousseau, Vattel, Constant, Müller, mais aussi Jacob Burckhardt, Robert de Traz auteur de L’Esprit de Genève et Gonzague de Reynold auteur de Formation de l’Europe méritent une place de choix dans toute anthologie de l’idée européenne135. C’est en Suisse que Mazzini publie en 1836 le manifeste et les journaux de la Jeune Europe. C’est en Suisse que le fondateur du Mouvement paneuropéen, le comte Coudenhove-Kalergi, établit son quartier général. C’est en Suisse que Churchill choisit de parler de l’Europe, et que la même année, 1946, les premières Rencontres internationales de Genève prennent pour thème « L’Esprit européen ». Et j’ai marqué la filiation — trop mal connue — qui va de Hertenstein au congrès de Montreux, du congrès de Montreux à celui de La Haye, puis au Conseil de l’Europe à Strasbourg, d’où l’on débouche sur l’ensemble complexe, en plein mouvement, du grand projet européen.

Mais tout cela, c’est la Suisse idéale, réputée « microcosme de l’Europe », et ce sont quelques Suisses entreprenants qui l’ont permis. Qu’a fait, pendant ce même temps, la Suisse légale ? Et que pensaient les Suisses moyens ?

Motifs de la réserve suisse

Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux environs de 1960, il faut reconnaître que nos autorités et notre presse ont été dans l’ensemble pour le moins réservées, et que notre peuple l’est sans doute plus encore, s’agissant du projet européen. Le scepticisme dominait, et comme on tient pour réaliste, en politique, les partis pris de la majorité et ses routines, le projet d’union de l’Europe passait généralement pour chimérique. « Fumeux idéalisme ! Subversion de nos vieilles coutumes ! Temps perdu ! Ça ne se fera jamais ! » Je me souviens d’un débat devant le micro, en février 1953, au cours duquel l’un de nos plus célèbres professeurs de sciences politiques déclara au sujet du pool charbon-acier, comme on appelait à l’époque la CECA : 1° que ce pool n’était pas réalisable, et 2° qu’il serait néfaste pour la Suisse, à cause de ses incidences sur nos transports. Trois jours plus tard, le premier train de charbon libre de droits de douane, traversait la frontière franco-allemande. Bien d’autres faits, non moins patents, devaient réduire l’une après l’autre les objections du scepticisme invétéré (ou faut-il dire traditionnel ?) qui tendait à paralyser non seulement toute initiative de la Suisse, mais aussi l’imagination et la faculté de prévision de ceux qui faisaient notre opinion. L’union de l’Europe s’avérait bel et bien réalisable, puisqu’elle devenait réalité, mais elle nous prenait par surprise, et chaque démarche de nos gouvernants pour rejoindre l’histoire en train de se faire, semblait prématurée aux yeux de nos sages et de nos experts, quoique trop tardive aux yeux du reste de l’Europe. Notre entrée à l’OECE fut accueillie avec méfiance par la presse moyenne de la Suisse allemande : elle relevait en effet des affaires étrangères, plutôt mal vues à cause de l’adjectif. Notre demande d’association au Marché commun prit pour certains une allure de Canossa sans agenouillement, donc sans pardon. Et notre arrivée tardive au Conseil de l’Europe n’a jamais été justifiée, — comme disaient mes instituteurs.

Qu’en est-il de la seconde objection que je citais : « Si cela se fait, par impossible, ce sera néfaste pour la Suisse » ?

Quatre groupes d’arguments sont invoqués par les partisans de l’abstention. Je vais les résumer et y répondre.

Arguments politiques : La neutralité intégrale reste la base de notre indépendance et « l’étoile fixe sur laquelle se règle la politique étrangère de la Confédération »136. Adhérer à l’union européenne serait contraire à cette neutralité. La Suisse recevrait des ordres d’un pouvoir extérieur, et c’en serait fait du rôle particulier qu’elle se réserve d’invoquer plus souvent encore que d’autres nations, au nom de son action philanthropique (Croix-Rouge), ou diplomatique (représentation des intérêts d’autres pays en conflit, bons offices lors de la guerre d’Algérie, permettant les accords d’Évian). Il n’est donc pas question que la Suisse prenne la moindre initiative visant à l’union européenne au plan politique. Elle ne pourrait qu’y perdre son prestige international, et cette réserve originale qui fait qu’on la distingue encore parmi les 127 nations du monde actuel.

Réponse : la neutralité suisse a été garantie « dans les intérêts de l’Europe entière ». Or c’est l’union qui est aujourd’hui dans l’intérêt de tous les peuples de l’Europe. Si la neutralité fait obstacle à l’union, il faut en réviser les termes, comme les Suisses l’ont fait maintes fois, depuis qu’au xvie siècle les circonstances politiques intérieures les ont contraints à se retirer du jeu des puissances militaires. Autrement, ils courraient le risque de trahir leur mission spéciale, opposant leur statut particulier à ses considérants européens, c’est-à-dire le moyen à sa fin. Comme l’auraient fait les Waldstätten s’ils avaient décidé d’interdire à tout le monde l’accès au col du Saint-Gothard sous prétexte qu’ils étaient chargés de le garder. La neutralité suisse n’est pas un dogme. Elle n’a jamais été qu’un moyen politique mis au service de notre indépendance ; elle n’est pas affirmée par la Constitution ; « elle ne fait pas partie de l’essence de la Confédération. »137 Pendant les seize années où il conduisit notre politique étrangère, dès 1945, M. Max Petitpierre eut pour devise : neutralité et solidarité. Vient un jour où il faut décider dans quelle mesure on peut limiter le second terme au nom du premier. Adhérer au Marché commun économique en refusant son « prolongement politique » — pour rester neutres à tout prix, serait « illusoire »138. « La situation internationale actuelle, économique, politique et militaire a, en fait, complètement transformé le sens, la portée et la réalité de notre neutralité. »139 Cette dernière est devenue en partie factice. La Suisse doit donc tendre à participer « sans réserve et de plein droit » à l’édification de l’Europe unie. Sinon, l’Europe qui se fera sans elle, risque bien de se faire contre elle, — c’est-à-dire contre son essence fédéraliste ; mais nous aurons perdu le droit auquel beaucoup d’entre nous tiennent le plus : le droit de nous plaindre.

À quoi l’on pourrait ajouter : 1° que s’il est vrai que notre neutralité a permis les interventions de la Croix-Rouge lors des conflits européens et celles de la diplomatie suisse lors de la guerre d’Algérie, l’existence d’une Europe unie serait peut-être capable de prévenir ces crises, et à coup sûr diminuerait très fortement les chances de leur retour à l’avenir ; 2° que la neutralité suisse, en s’absolutisant jusqu’à devenir tabou — traître est celui qui ose la discuter — a changé de nature et de finalité. Sortie de l’Histoire, en quelque sorte, elle n’est plus du tout celle que les Puissances garantirent en 1815, elle a perdu ses bases contractuelles. Déclarer, par exemple, que la Suisse se devrait de rester neutre, même en cas de conflit entre l’Europe d’une part, et l’URSS de l’autre (ou bien la Chine), c’est opérer un coup d’État contre notre présent statut de neutralité, et c’est absurde : car la Suisse fait partie de l’Europe, qu’elle le veuille ou non ; et rester neutre entre l’Europe et ses ennemis, ce serait vouloir rester neutre entre nos ennemis et nous-mêmes. Neutres entre le pompier et l’incendie, entre le microbe et la maladie ! On ne voit guère quelles considérations philanthropiques pourraient être opposées sincèrement à cette thèse de simple bon sens.

Arguments constitutionnels : Si la Suisse adhérait à une union supranationale, le pouvoir fédéral serait amené à promulguer des décisions qui sont actuellement du ressort des cantons. Le droit d’établissement, la législation du travail, le régime fiscal, pour ne citer que ces exemples, devraient être uniformisés selon des directives européennes. Ce serait contraire à la Constitution, et ce serait même la fin de notre fédéralisme, n’hésitent pas à déclarer de nombreux politiciens et journalistes.

Réponse : Le professeur Paul Guggenheim a démontré d’une manière magistrale que l’adhésion de la Suisse à une Europe unie, et d’abord au Marché commun, n’entraînerait aucune violation de la Constitution actuelle. Si, dit-il, la Suisse se refuse à entrer sans réserve dans le Marché commun, elle ne saurait justifier ce refus par des motifs juridiques et des prétextes tirés de la démocratie directe, mais uniquement par des motifs politiques, qu’elle reste libre d’avancer140. Et ceci nous renvoie au groupe d’arguments précédent.

Arguments économiques : La Suisse a très bien réussi jusqu’ici, sans subordonner son économie à celle d’un groupe de nations européennes. Elle tient à garder libres ses échanges avec le monde au-delà de l’Europe. En s’associant au Marché commun, par exemple, elle perdrait de nombreux avantages, bancaires notamment, et son agriculture serait gravement menacée. L’adhésion au Marché commun ne serait donc pas payante.

Réponse : La Suisse est située au cœur du Marché commun. Ce n’est évidemment pas avec le reste du monde (sans cesse invoqué par les abstentionnistes) qu’elle commerce le plus, mais avec les Six. Les chiffres globaux sont connus. En mai 1963, par exemple, nos importations provenaient pour 65,3 % des Six, pour 13,4 % des Sept, pour 21,3 % du reste du monde. De nos exportations, 2/3 allaient à l’Europe. Il est vrai que durant ce mois-là notre balance commerciale restait déficitaire avec l’Europe (de 447 millions) tandis qu’elle était bénéficitaire (de 51 millions) avec l’outre-mer. Mais il faut avouer que de tels chiffres ne suffisent pas à justifier notre refus de participer au Marché commun, ni d’ailleurs notre participation à l’AELE. La Suisse est si peu indépendante de l’Europe que l’immigration de main-d’œuvre européenne nécessaire à l’expansion de notre économie a dû passer de 90 000 personnes en 1950 à 800 000 en 1964. Que peuvent bien signifier dans une telle conjoncture, les rêveries d’experts fédéraux qui, sans oser prôner une autarcie plus impossible encore chez nous qu’ailleurs, n’en affirment pas moins que, s’il le faut un jour, la Suisse fara da se et saura bien se défendre ? Nous ne sommes plus au défilé de Morgarten. Ce n’est pas avec des longues piques, des crampons de fer aux pieds et une résolution farouche, que nous pourrons faire face à une Europe unie — j’entends unie sans nous et malgré nous.

Arguments traditionalistes : Des représentants de l’industrie, et quelquefois de la culture, croient distinguer dans les projets d’Europe unie une « politique d’unification qui vise à mêler les peuples d’Europe pour éliminer peu à peu les caractéristiques nationales et les remplacer par un sentiment européen », ainsi que le déclarait le 3 mai 1962 M. Homberger, directeur de l’Union suisse pour l’industrie et le commerce (dite Vorort).

Réponse : Il est clair qu’une Europe « une et indivisible » serait une catastrophe pour la Suisse. Mais personne ne la préconise en réalité. Il est clair en revanche qu’une Europe fédérée, respectueuse de ses diversités comme nous des nôtres, s’accorderait avec la vocation traditionnelle de la Suisse. Mais se fera-t-elle ? Voilà qui dépend de nous aussi. C’est à nous de faire valoir dans les conseils qui élaborent l’Europe future les avantages de la formule fédéraliste. Prétendre en conserver les bénéfices pour nous seuls serait le plus sûr moyen de les perdre.

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que l’union de l’Europe menace d’effacer nos caractéristiques nationales. L’union de la Suisse, depuis 1848, n’a pas effacé nos caractéristiques cantonales. Et il est pour le moins bizarre qu’un porte-parole des industriels suisses accuse « la politique d’unification » de vouloir « mêler les peuples d’Europe ». Je rappelais tout à l’heure l’afflux des travailleurs étrangers en Suisse : ce n’est pas le Marché commun qui les amène, c’est l’expansion de l’industrie suisse, aux destinées de laquelle l’auteur de la déclaration que j’ai citée n’est pas tout à fait étranger. S’il croit vraiment que le mélange des peuples est un danger majeur pour son pays, il n’a pas le droit d’en conclure qu’il faut refuser de rejoindre le Marché commun, mais il a le devoir de freiner l’expansion de l’industrie suisse, cause directe du « mal » en question, si c’en est un.

Mais il y a plus. Les traits typiques de ce pays ont changé avec les époques, et surtout par l’effet de la technique, laquelle n’a pas été créée par le mouvement d’union européenne. De nos jours encore, à l’étranger, le nom de la Suisse évoque des vaches et des vachers, des fromages, des yodleurs et de gras pâturages. En fait, cette « caractéristique nationale » n’en est plus une depuis longtemps. Vers 1900 déjà, les Suisses vivant de l’agriculture ne représentaient plus qu’un tiers de la population totale. En 1969, c’est 7 %. On peut le déplorer, non le nier. On peut redouter que le contact vivant avec les traditions de l’ancienne Suisse, déjà rendu bien rare et difficile pour les habitants de nos grandes villes, soit définitivement interrompu pour ceux de la Mégalopolis qui menace de couvrir le Plateau, de Genève à Romanshorn, avant la fin du siècle, quand la population aura doublé. Mais que la Suisse entre ou non dans le Marché commun n’y changera rien. (À moins que notre isolement n’entraîne un retour à la misère naturelle du pays ?) Bref, ce n’est pas la Suisse de Morgarten, de Marignan, ou du xviiie siècle, ni même celle de 1848 qu’il s’agit de sauver aujourd’hui, mais bien la Suisse réelle du xxe siècle. Refuser de coopérer à l’édification de l’Europe unie, sous prétexte de sauvegarder des caractéristiques déjà perdues, déjà effacées par d’autres facteurs, c’est probablement refuser, au nom d’un mythe passéiste, le seul moyen de sauver la Suisse réelle. Ou c’est courir à l’aventure certaine, au nom d’une prudence aveugle, et sous le prétexte d’une indépendance dont notre peuple n’est pas disposé plus qu’un autre à payer le prix exorbitant.

Autofreinage du fédéralisme

Tels étant les termes du débat que l’idée européenne suscite en Suisse, il faut bien reconnaître que, des deux côtés, une sorte de gêne empêche d’aller en toute franchise au bout des arguments, au fond des choses. Elle s’explique peut-être en partie par nos coutumes précisément fédéralistes de tolérance calculée et d’empirisme, qui supposent qu’on ne pousse pas sa pointe à fond et qu’on ne se laisse pas entraîner par une verve logique ou polémique qui risquerait de paraître peu réaliste, voire peu suisse. Mais je sens deux autres motifs à cette espèce d’embarras. Ceux qui se réclament très haut de nos traditions savent bien que chacun sait qu’il s’agit d’intérêts et que c’est le fait de maintenir ou d’augmenter le chiffre d’affaires qui définit le sens de la vie pour nos industriels « sérieux ». Et quant aux enthousiastes de l’Europe, ils savent qu’ils n’ont aucune espèce de chances d’être écoutés s’ils proposent de renoncer à la neutralité : c’est devenu, dans la Suisse moderne, un crime de lèse-majesté. Personne n’ose donc crier trop fort, et c’est peut-être mieux ainsi. Mais notre peuple comprend mal ce qui est en jeu.

Je ne suis d’accord, pour ma part, ni avec ceux qui refusent l’Europe en prétextant notre neutralité, ni avec ceux (beaucoup plus rares d’ailleurs) qui voudraient que la Suisse renonce sans condition à toute idée de neutralité. Mon idéal très clair — mon utopie — est que la Suisse adhère un jour à une union européenne de type expressément fédéraliste, qui renoncerait à la guerre comme moyen politique. Une telle Europe reprendrait à son compte ce qui demeure valable et même indispensable dans la neutralité d’une fédération. Il n’y a pas une chance qu’on nous offre cela, si nous, Suisses, ne le proposons pas. Mais quant aux chances que nous le proposions…

Tout le débat sur l’idée européenne paraît tourner dans notre presse autour de la défense des intérêts particuliers de la Suisse. Je diffère dans ce domaine de la majorité. Certes, je crois qu’une Europe fédérée sauverait seule à long terme nos diversités et nos intérêts bien compris, et qu’il est dangereusement irréalisable de raisonner comme s’il était possible de dissocier durablement notre salut de celui de l’ensemble européen. Mais quand j’aurais tort sur ce point, resterait l’autre aspect du problème : celui de nos responsabilités européennes en tant que Suisses, et comme État qui entend garder une raison d’être. Il s’agit de savoir et de dire ce que nous avons à donner, et non pas seulement à sauver ; ce que l’Europe est en droit d’attendre d’une Suisse qui fait partie de sa communauté et qui en est largement bénéficiaire, et pas seulement ce que nous redoutons de l’action des autres.

Au cœur géographique et historique du continent européen, nous avons réussi beaucoup mieux que cette fameuse neutralité, — nécessité subie, à l’origine, dont nous fîmes peu à peu vertu à partir du xixe siècle — nous avons réussi notre fédéralisme ! Différent en ceci de la neutralité, il tient à l’essence même de notre État. C’est notre création majeure. Il nous oblige. Et en son nom, nous nous devons dorénavant de prendre des initiatives.

Aux deux solutions en présence, à l’échelle du continent : sacrifier les patries à l’union, ou sacrifier l’union aux égoïsmes qu’on déguise en patriotisme, la Suisse se doit d’en opposer une troisième, la solution fédéraliste, qui maintient les patries et l’union. Mais je réitère : si la Suisse ne la préconise pas, qui le fera ?

Notre fédéralisme est peu connu, ou très mal connu hors de Suisse ; notre neutralité n’y est que trop connue. Pourquoi parler toujours de cette vertu qui ennuie, de cette pratique négative, quand nous avons cette expérience passionnante, remarquablement positive et tellement opportune à l’échelle mondiale ? Pourquoi cette timidité ? L’histoire n’est pas faite par des gens qui défendent leur position, mais bien par ceux qui créent des positions nouvelles. Ce que les Européens peuvent attendre de nous, ce n’est pas l’exposé lassant des raisons de notre réserve devant tout ce que d’autres entreprennent, mais c’est un plan d’union qui nous convienne enfin, et auquel nous puissions adhérer « sans réserve et de plein droit ».

Mais énoncer un plan suppose une politique. Et c’est à quoi le gouvernement de notre fédération se refuse avec vigilance ; non parce qu’il est mauvais, mais au contraire parce qu’il s’en tient scrupuleusement à l’empirisme qui, jusqu’ici, a présidé avec succès aux destinées de notre pays. J’en donnerai un exemple tout récent : je le trouve dans les journaux de ce matin, 13 avril 1964.

Un député de Genève ayant demandé au Conseil fédéral de présenter un tableau de sa gestion « considérée dans ses grandes lignes et dans son ensemble », s’entend répondre par le Collège exécutif :

1° « Dans un pays comme le nôtre, les débats sur la politique générale risqueraient d’être stériles… Le gouvernement demande à être jugé sur ses actes, non sur ses intentions. » (Ce qui revient à justifier l’opportunisme et le régime du fait accompli, c’est-à-dire du « trop tard mais je n’y puis rien, et tâchez de comprendre mes soucis… ».)

2° « L’on peut mesurer les difficultés que rencontrerait le Conseil fédéral s’il voulait tracer, même à grands traits, un programme d’action pour l’année ou les années à venir. Cette procédure serait de nature à affaiblir la situation du gouvernement aux yeux du Parlement et du pays. »

Sur quoi l’un des journalistes romands qui commentent cette déclaration presque incroyable demande avec une sorte de cruel bon sens : « En quoi le fait d’avoir un programme discréditerait-il le gouvernement aux yeux du Parlement et du peuple ? » Et il conclut : « Confusione hominum et providentia dei Helvetia regitur »141

Cet exemple est révélateur d’une situation étrangement contradictoire. J’ai tenté de montrer pourquoi notre système est foncièrement hostile à ce que l’on nomme ailleurs la politique. Mais cette vertu fédéraliste se trouve être aujourd’hui le frein automatique à toute initiative capable de sauver notre régime fédéraliste en le faisant accepter au plan européen. Voici l’impasse digne des éléates, le problème insoluble en bonne logique : Comment faire valoir les succès d’une morale de la modestie ?

La Suisse refusant de parler en faveur de sa propre formule, il reste à espérer que l’éloquence des faits prenne le relai de ce mutisme irrémédiable.

Éléments de prospective fédéraliste

La science actuelle nous révèle un univers en perpétuelle évolution vers un ordre et des formes d’organisation de plus en plus complexes. Les régimes totalitaires, tendant vers l’uniforme, sont dans cette mesure régressifs. En revanche, pour la complexité, la Suisse ne craint personne ! Voici quelques raisons qui me portent à croire à l’avenir de ses formules.

1. Le monde de demain sera de plus en plus réduit quant aux distances, et tissé de réseaux de relations de plus en plus complexes et enchevêtrées. Les notions de succession logique et de séparation topographique des éléments distincts, hier dominantes dans l’ordonnance des choses et des États, céderont le pas aux notions d’interaction et de simultanéité.

Distances dévalorisées ou abolies. Communications plus rapides ou instantanées. Interpénétration croissante des nationalités, races, groupes sociaux. Information audiovisuelle planétaire, pouvant être captée par tout individu muni d’un récepteur de poche. Bi ou trilinguisme généralisé. Mobilité ou polyvalence professionnelle. Résidences multiples et nomadisme universel…

Dans un tel monde, les dimensions superficielles d’une nation compteront de moins en moins, ses qualités culturelles de plus en plus, car elles seules seront perçues comme signes distinctifs. Ou encore : le poids brut de l’ensemble sera moins important que le poids spécifique d’un peuple. Les frontières deviendront insensibles, tandis que les foyers d’émission ou de condensation d’énergies de toute nature composeront les cartes nouvelles, selon la formule médiévale des portulans, compliqués autant que l’on voudra.

On peut imaginer que les corps politiques à structures très complexes et les communautés à très forte densité culturelle seront alors les réalités les mieux définies et caractérisées, les plus propres à intégrer une multiplicité de groupes distincts, à les articuler dans la coexistence spirituelle et topographique, sans frontières territoriales qui les séparent, mais sans confusion et sans nivellement. L’identité d’un peuple ou d’une communauté ne sera plus définie par des arpenteurs, des cordons douaniers et des décrets simplistes et rigides promulgués par une capitale, mais par des propriétés analogues à celles qui distinguent les corps et les combinaisons chimiques, et par des types de structures des relations politiques et sociales. (Tout cela, presque inconcevable et parfaitement abstrait pour un esprit dix-neuviémiste, mais immédiatement perceptible, facilement maniable, et devenu comme naturel pour des générations formées par la technologie.) C’est dire tout l’avantage et l’avance effective d’une communauté du type suisse sur des entités politiques trop vastes, unifiées par leur cadre plutôt que structurées de l’intérieur.

2. Les avantages moraux et civiques du petit pays sur la grande nation ont été formulés, depuis Rousseau, par tous les penseurs politiques suisses, théorisant d’après nature. Ainsi Jacob Burckhardt :

Le petit État existe pour qu’il y ait dans le monde un coin de terre où le plus grand nombre d’habitants puissent jouir de la qualité de citoyens, au vrai sens du mot… Le petit État ne possède rien d’autre que la véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement les énormes avantages et même la puissance des grands États.

Alexandre Vinet constate que l’histoire des petites sociétés politiques « a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage l’histoire de la liberté. »

Le grand juriste Max Huber écrit pendant la dernière guerre :

À l’heure actuelle, notre destinée se révèle. Le sort nous a confié une conception de l’État dont la portée historique n’éclate aux yeux qu’aujourd’hui, un idéal national qui n’a pas de valeur pour nous seulement, mais pour l’Europe entière.

Au moment où le principe des nationalités domine toute la scène européenne comme une puissance satanique, au moment où les civilisations opposées s’entredéchirent, notre petit État revendique l’honneur d’un idéal national dominant les nationalités et les unissant dans son sein.

Et Robert de Traz, dans le même temps :

Grâce au besoin qu’il a du reste du monde, le petit État échappe — ou devrait échapper — à l’exclusivisme, au fanatisme borné, à l’ignorance vaniteuse. Parce qu’il ne dispose pas d’un empire, il s’alimente à l’univers. Ainsi lui est-il rendu plus facile d’admettre ce qui ne lui ressemble pas.

Enfin Max Frisch :

Notre patrie est l’homme ; c’est à lui en premier lieu que doit aller notre fidélité ; que patrie et humanité ne s’excluent pas, voilà où réside le grand bonheur d’être fils d’un petit pays.

Dans le monde de demain, qui exigera un degré beaucoup plus élevé d’organisation de la vie publique, les avantages du « petit » État, unité de base de toute fédération, ont de grandes chances d’être confirmés, — et sans doute de s’étendre du plan moral, civique et politique, aux domaines de l’administration, de l’économie, de la culture en général et de la recherche en particulier. Bergson l’avait déjà remarqué : l’homme semble fait pour de petites sociétés. Disons plus : il n’y a pas de grandes sociétés possibles, car il n’y a plus de societas véritable quand les socii cessent de se sentir tels. Seule l’idéologie et la police d’État les encadrent alors, sans les unir ni vraiment les organiser.

3. La planification se révèle plus efficace dans un milieu où les relais d’exécution sont nombreux et organiquement distribués. Aux stades encore primitifs de la technique et du développement industriel, on pouvait croire que les décrets du Centre, géométriques et uniformes, assureraient seuls une bonne ordonnance de la production et des échanges, ou corrigeraient les excès et les crises du libéralisme là où il existait, et l’on baptisait « plan » l’ensemble de ces décrets, ce qui entraînait une confusion (qui dure encore dans beaucoup d’esprits) entre étatisme, centralisation et planification. Mais dès les années 1950, on prend conscience un peu partout de la nécessité de décentraliser, déconcentrer, différencier, déléguer et distribuer les pouvoirs d’initiative, d’étude, de décision et d’exécution. Et l’on découvre le principe des dimensions optima d’une activité, d’une ville, d’un pays… Or c’est bien là le principe déterminant de l’analyse dichotomique qui opère continuellement la distinction entre les possibilités d’existence autonome et les nécessités de mise en commun ou de création d’instruments communs. C’est dire qu’on redécouvre la méthode du fédéralisme authentique. Toute l’évolution prévisible de nos sociétés va dans ce sens.

L’un des thèmes favoris des sociologues actuels est l’étude des ensembles régionaux et des « métropoles » constituant les unités de base d’une économie bien liée à des réalités sociales et culturelles autant que géographiques. La dévalorisation croissante des frontières nationales doit libérer le dynamisme des régions, traditionnelles et nouvelles. Déjà, l’on essaie d’évaluer l’optimum de population d’une région qui serait capable de fonctionner d’une manière autonome, et l’on propose en France le chiffre de six millions : il coïncide, par hasard, et pour l’instant, avec celui de notre population.

Question : La Suisse ne sera-t-elle pas, d’ici à vingt ans, trop grande pour ses institutions fédérales — et en même temps trop petite pour assurer ses tâches internationales ? Je pense qu’il n’y a pas lieu de le redouter si elle continue d’appliquer les principes du fédéralisme et ses méthodes d’analyse : celles-ci marquent avec précision le moment où les instruments de certaines activités, trop onéreuses ou par nature trop vastes pour l’unité de base, doivent être construits en commun avec d’autres régions voisines. Seuls, ces réseaux superposés d’interdépendance fédérale peuvent assurer l’indépendance relative (car il n’en existe pas d’autre) d’une communauté politique, et procurer à ses habitants les meilleures chances de plein emploi de leurs facultés142.

Trois utopies : pays pilote, parc national ou district fédéral européen ?

1. Toutes ces raisons — et quelques autres dont on ne peut pas traiter ici143 — font objectivement de la Suisse une sorte de pays pilote de l’avenir européen.

Dépositaire de la formule qui paraît la mieux adaptée aux conditions du monde de demain, elle serait donc désignée plus que tout autre pour jouer le rôle d’initiatrice de l’union fédérale du continent.

Elle consulterait ses élites intellectuelles et politiques, les cantons, les villes principales, et les grandes organisations professionnelles, et concerterait avec elles les termes d’un projet de fédération politique de l’Europe entière. Ce projet, compatible par définition avec les raisons d’être de l’État suisse (quitte à prévoir certains aménagements internes) serait ensuite présenté aux dix-neuf États de l’Europe de l’Ouest144. Il serait présenté au nom de notre idéal et de notre usage du fédéralisme, mais « dans les intérêts de l’Europe entière ». Même s’il n’était pas accepté en fin de compte, il aurait pour effets inévitables :

— de poser clairement le problème du régime politique de l’Europe de demain, jamais encore abordé de front par les États, ni même par l’opinion publique mal éclairée. (Qui sait vraiment ce que signifie le fédéralisme ?)

— d’exonérer la Suisse du reproche perpétuel de profiter des guerres qui ruinent les autres, pour se retirer ensuite dans sa prospérité en invoquant sa situation particulière dans un sens toujours négatif, — alors que cette même situation pourrait à juste titre être invoquée comme faisant au pays qui en bénéficie une particulière obligation d’intervenir en faveur du bien commun de l’Europe.

Telle serait à mes yeux la mission positive de la Suisse. Mais j’ai montré pour quels motifs, en apparence paradoxaux bien qu’historiquement explicables, elle croit devoir s’y refuser. Pendant longtemps encore, et sans doute trop longtemps pour qu’un revirement puisse s’opérer en temps utile — avant que les jeux européens soient faits —, elle choisira de se réserver.

2. Ce dernier terme évoque irrésistiblement l’idée de transformer la Suisse entière en une sorte de réserve gardée, de parc national de l’Europe.

Refusant de se faire les missionnaires de leur propre fédéralisme, les Suisses en deviendraient les gardiens de musée. En lieu et place des mots d’ordre d’une action militante et réaliste, les clichés de l’helvétisme populaire accueilleraient le touriste à l’entrée de chaque salle : Guillaume Tell, père de la plus vieille démocratie, ce petit peuple pacifique, ce petit peuple égalitaire où la femme n’a pas le droit de vote mais « cuit à l’électricité », six siècles de fédéralisme, pédagogie universelle et mutuelle, terre de refuge (des hommes jadis, et des capitaux aujourd’hui), secret des banques et confort hôtelier, libres pour travailler et neutres à jamais. On arrêterait les frais de l’Histoire, une fois les Mirages payés. On mettrait le pays sur la touche. On augmenterait judicieusement le prix du lait pour maintenir une paysannerie indispensable à la figuration. On surveillerait « l’occupation des lits » et la moyenne des « nuitées ». On donnerait l’heure au monde entier, et pour la modestie, on ne craindrait plus personne.

Cette image convenue de la Suisse de naguère ne ferait sourire ou ricaner qu’une infime minorité formée d’intellectuels et de citoyens conscients. Elle flatterait les désirs secrets de la plupart de mes compatriotes. Mieux encore : je soupçonne qu’elle symbolise un idéal presque trop beau pour être vrai aux yeux de l’immense majorité des masses modernes, en Europe et ailleurs : confort technique dans une belle nature, paix assurée, et pas d’Histoire.

Mais il suffit que l’Histoire continue sur un seul point de la planète pour transformer cet idéal en utopie.

Au surplus, les réalités ont déjà dépassé cette fiction helvétique. Il est trop tard pour la reconstituer, à supposer qu’elle ait jamais été conforme à autre chose qu’au rêve des Suisses, à la littérature romantique et aux intérêts du tourisme.

3. Entre ces deux visions d’un comportement suisse, dont l’une serait, dit-on, prématurée, tandis que l’autre est sûrement périmée, le « malaise suisse » demeure le seul avenir certain. Mais il est de la nature d’un malaise de se terminer plus ou moins vite par un retour à la santé, une maladie déclarée, ou la mort.

Je n’oublie pas que le discours est d’une logique plus exigeante que l’histoire réelle des hommes et des nations : ses dilemmes sont plus clairs, mais rarement résolus. Il n’en arrive pas moins que les nations, comme les individus, meurent d’accident. En général, c’est par manque d’attention, et pour n’avoir pas cru aux conseils les plus simples. À une Suisse qui ne veut ou ne peut assumer ni son avenir ni son passé, que peut-on conseiller qui ne soit à la fois prématuré et périmé, ou simplement trompeur comme un tranquillisant ?

Il est certain que l’Europe « se fera » un jour ou l’autre. Il est probable qu’elle sera faite d’ici 1980. Et l’on n’imagine pas qu’elle puisse se faire sur d’autres bases et selon d’autres règles que celles d’un fédéralisme plus ou moins bien compris d’ailleurs, amélioré, dénaturé, réinventé tant que l’on voudra, mais indéniable,—ou c’est qu’il n’y aura plus d’Europe. À mi-chemin entre le temps où j’écrivais le Message final du premier Congrès de l’Europe à La Haye, et le temps où l’Europe unie sera sans doute un fait accompli, je propose mon dessein raisonnable d’un avenir possible de la Suisse. En voici le principe très simple.

Les mêmes raisons qui veulent qu’une fédération soit gouvernée par un collège, et non par un seul homme, veulent que son centre ne soit pas une capitale, mais bien un District fédéral.

La fédération européenne n’étant pas une création sur table rase, mais l’aboutissement d’un très long processus historique, englobant des siècles d’histoire commune à tous nos peuples et les diversités que l’on sait, le District fédéral ne saurait être, lui non plus, une création synthétique édifiée sur un terrain vague — il n’y en a d’ailleurs plus d’assez vaste dans l’Europe de 1980.

Le District fédéral doit être situé au centre du continent.

Il doit être facile à fermer et à défendre en temps de troubles, mais d’accès facile en temps de paix.

Il ne peut être qu’un petit pays, cependant très diversifié et si possible de tradition fédéraliste.

Enfin, il doit accepter de demeurer, en tant qu’État, à l’écart des luttes politiques qui se jouent à l’échelle du continent.

Ces conditions idéales se trouvent réunies par la Suisse, d’ailleurs gardienne traditionnelle des valeurs et des réalités d’intérêt commun pour l’Europe. De même qu’au xiii e siècle les premiers cantons avaient reçu l’immédiateté impériale pour défendre le col du Gothard au nom de la communauté européenne du Saint-Empire, de même la Confédération se voit dotée d’un statut spécial, d’une sorte d’immédiateté fédérale, en devenant le District européen.

Les Autorités de la fédération européenne ont leur siège dans ses villes principales, Zurich, Genève et Bâle, à vingt minutes d’avion l’une de l’autre ; Berne restant le siège du gouvernement suisse.

Ces Autorités sont placées sous la protection de l’armée suisse : un million de mobilisables et le réduit national des Alpes, centré sur le Gothard.

Des dispositions spéciales préviennent toute ingérence particulière des affaires suisses dans les affaires fédérales européennes145.

La Suisse, qui n’inquiète personne, se voit ainsi réinstallée et confirmée dans son statut traditionnel : sa neutralité, son inviolabilité et son indépendance de toute influence étrangère sont reconnues solennellement, pour des motifs nouveaux plus forts que les anciens, comme étant « dans les vrais intérêts de l’Europe entière ».

Premières réactions prévisibles : un État-capitale ferait peur aux autres. La Suisse perdrait dans cette affaire son indépendance et ses caractéristiques nationales. Ce serait vouloir soumettre toute l’Europe à la Suisse. Allez donc en parler à Berne, vous serez bien reçu ! etc.

Je ne vois rien de consistant ni de raisonnable dans aucun de ces arguments, qui se contredisent d’ailleurs deux à deux. Mon dessein, ne l’oublions pas, est à mi-chemin entre une initiative prise par la Suisse et une absence totale de projet qui ferait de ce pays un musée. Il est modeste, sans excès.

Je vois en revanche beaucoup de motifs d’angoisse pour l’avenir prochain de la Suisse si elle persiste en son double refus de participer et d’initier, et ne se prépare pas pour un tiers terme.

Le Suisse moyen pensera de mon « utopie » que c’est bien joli, mais que nous ne sommes pas faits pour le rôle, et que le reste de l’Europe va peut-être sourire… Le sourire est inévitable. Et puis viendra la réflexion, la décision.

Je me mets dans la peau du Parisien, du Viennois ou du Bruxellois, candidats naturels ou déjà désignés à devenir les citoyens d’une capitale de l’Europe. « Il était temps que ces petits Suisses nous offrent autre chose que leurs leçons. Mais ils vont peut-être un peu fort. Ils ne voulaient rien être dans l’Union, les voilà qui se proposent comme pays-capitale ! Leurs hôteliers n’y perdraient rien. Les fonctionnaires européens s’ennuieraient vite dans la patrie du Ranz des Vaches… Mais après tout, si notre capitale n’est pas retenue, au bout du compte, plutôt que d’en choisir une autre, va pour la Suisse ! » On passe au vote : la Suisse sort bonne première, étant seconde sur chaque bulletin.

Je ne m’attends pas à voir mon dessein raisonnable discuté sérieusement par la Suisse officielle. Je vais donc le faire à sa place.

Nos dirigeants se refusent expressément à toute espèce de programme politique, autant dire à toute politique qui ne se résume pas à faire valoir nos bonnes raisons de n’en avoir aucune, — et c’est ce que l’on appelle « se réserver », à Berne. Il se peut que cette attitude soit la seule qui convienne à un petit pays, pluraliste, et neutre au surplus. Nul projet mieux que le mien ne saurait la servir ! Il ne suppose en somme qu’une seule initiative, qui mettrait fin à toute nécessité d’en prendre d’autres, plus risquées, sur le plan international. En devenant d’une certaine manière le bien commun de toute l’Europe, que perdrions-nous ? Les seuls droits dont nous refusions obstinément de faire usage ! Et nous y trouverions en revanche les garanties qui faisaient de plus en plus défaut à une neutralité menacée de désuétude par l’entente établie entre nos grands voisins. Les risques de guerre qui subsistent ne sont plus nationaux, mais mondiaux : rêver de s’y soustraire ne serait ni réaliste ni défendable moralement.

Et maintenant, en tant que citoyen, j’essaie d’imaginer mes réactions devant un projet comme le mien, s’il émanait d’un étranger. Supposons la chose faite, que devient mon pays ?

Ma première impression, c’est que la Suisse n’est plus à l’écart de l’Europe et participe sans arrière-pensées à ses destins, mais qu’elle reste en même temps préservée. Le grand réseau des relations continentales et nos petits réseaux serrés de relations cantonales et communales coexistent et se superposent sans interférences gênantes. À Genève, depuis le temps de la SDN, vie internationale et vie locale se croisent et se traversent sans fusion ni mélange, les longueurs d’onde étant nettement distinctes. Et s’il y a contamination, ce n’est pas dans le sens qu’un vieux Genevois pouvait redouter. « Molotov, comme tout le monde, d’ici huit jours ira jeter du pain aux cygnes », me disait le chef de la police municipale à la veille d’une grande conférence. Notre climat passe pour être apaisant.

Dans une Suisse devenue terre d’Europe, comme elle fut jadis terre d’Empire, je ne vois pas de motifs de craindre qu’il y ait plus d’« étrangers envahissants » que le tourisme et l’industrie ne s’efforçaient naguère d’en attirer, les uns payants et les autres payés. D’ailleurs, ces étrangers cessent bientôt de l’être, à mesure qu’ils découvrent, en quittant l’autoroute, le vrai pays — celui que nous seuls pourrions dénaturer. C’est eux, souvent, qui retiennent notre main, qui nous alertent, plus sensibles à des saveurs, à des beautés de nature, à des bontés humaines que nous ne savions plus discerner. Amour des choses, des paysages, des accents, révélations qui vous naturalisent, Européens de tous pays, d’un seul coup, pour un rien mais qui fait tout sentir : désormais vous avez compris, et tous les livres, et celui-ci, n’y pourront ajouter grand-chose.

Trois décis d’un petit vin blanc frais de Lavaux ou de Tourbillon et une assiette de viande des Grisons en fines tranches transparentes, dans une vaste auberge odorante au bord d’un lac ou au cœur du pays des collines. Une matinée près des glaciers ruisselants de lumière et d’eaux vives à 2000 mètres, parmi les pâturages à l’herbe rase, plantes grasses, petites fleurs intenses. Une place de bourg aux maisons peintes en rouge et ocre, hérissées d’enseignes baroques. Les façades blanches de l’Engadine. Les palais rustiques de Soglio. La rade de Genève illuminée aux soirs d’été. Les petits déjeuners sur un balcon d’hôtel, à Montreux, devant les Alpes translucides. Et ces wagons spacieux aux larges baies, glissant en silence dans la pluie entre les collines, les usines, les châteaux, les quartiers modernes d’une ville indéfinie longuement interrompue par des prés et des bois secrets. Les quais de gare où toutes les races du monde se mêlent à nos derniers paysans dans une odeur de bouillon Maggi et de cigares de Brissago, qui étaient ce que Joyce préférait en Suisse. Et cette façon de vous dire merci quatre ou cinq fois, quand vous achetez une carte postale, un timbre, cette gentillesse qui étonne même les Américains, et qui est la preuve exquise d’une civilisation. Et puis au-delà des apparences aimables ou rudes, sentimentales, austères ou savoureuses, cette densité de cultures différentes, et tant d’histoire présente en tous ses âges, du couvent au laboratoire dans les glaciers, de Paracelse aux industries chimiques, aux guérisseurs de l’Appenzell, aux prix Nobel. Et cette science ou cet art de la vie communale, du Pacte primitif aux syndics de village. Et beaucoup de lourdeur, de brusquerie, d’accents qui ont fait rire toute la France (mais par Grock et Michel Simon), et souvent, chez un homme du peuple à la belle tête taillée en bois d’arolle, celle de Ramuz, comme chez un patricien de l’intelligence, Jacob Burckhardt, ces mêmes yeux larges et scrutateurs, ce regard maîtrisé, sans illusions, qui taxe le réel à sa juste valeur.

J’ai parlé de plus d’un peuple dans mes livres, pour l’avoir vécu, d’assez près et pour l’avoir intimement aimé. L’Europe centrale, les États-Unis, la France surtout. J’ai dit un jour de la France : C’est le pays du monde dont je préfère me plaindre. La Suisse est le pays dont je souhaite le plus qu’il communique sa grâce très secrète à l’avenir européen.

Car la Suisse détient un mystère, ou plutôt elle est ce mystère. Il m’a fallu longtemps, beaucoup d’étude, d’éloignement, de retours étonnés, pour me voir contraint de l’admettre.

Saura-t-elle un jour l’exprimer par le verbe, l’œuvre ou l’action, sinon le cri, qu’on attend d’elle ? Ici bat le cœur de l’Europe. C’est ici que l’Europe devrait se déclarer, jurer son Pacte et se constituer. La Suisse fondrait alors en elle sa destinée, fidèle à son être profond, des origines à ses plus hautes fins. Ce rêve peut devenir vrai demain, et il doit l’être, mais le sera-t-il jamais si nous restons muets ? Malgré tout ce qui nous retient mais nous pousse en même temps et nous oblige, je veux le croire avec Victor Hugo :

La Suisse, dans l’Histoire, aura le dernier mot.

Mais encore faut-il qu’elle le dise !