(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Vingt langues, une littérature (mai 1967) » pp. 29-33

Vingt langues, une littérature (mai 1967)cc

1. Mise en garde préalable

Nous ne pensons pas que l’enseignement des langues et des littératures étrangères doive se proposer « d’inspirer à l’élève le respect des peuples étrangers » comme le dit une directive pédagogique d’un de nos pays. Il ne s’agit pas d’utiliser l’enseignement au profit d’une bonne cause, fut-elle européenne, mais de le rendre conforme à son objet : or il se trouve que cet objet est un phénomène 1° européen et non pas national, 2° littéraire et non pas politique.

Ce qu’il s’agit ici d’inspirer à l’élève, c’est le respect des auteurs, s’ils le méritent, et non des peuples. Un peuple n’écrit rien, ne produit pas de littérature. Il arrive au contraire qu’une nation, au sens moderne, soit en partie le produit de certains auteurs et des propagandes qui s’en sont inspirées. De même, ce n’est pas le génie de la France du Grand Siècle qui a fait Racine, c’est à cause de Racine qu’on parle du Grand Siècle, pour désigner une période des plus sombres de l’histoire, en France.

Il ne s’agit pas non plus de « dégager les apports des différents pays », comme le dit un Guide de l’enseignant publié en 1958 par notre Centre européen de la culture. Cela ne correspondrait ni à la réalité historique (aucun pays, comme tel, ne s’est jamais préoccupé de faire un « apport » littéraire, à l’on ne sait quel pool idéal), ni à la réalité de la création littéraire, qui est toujours le fait d’un individu (celui-ci certes utilise des instruments collectifs, transpersonnels : langue, traditions, croyances du milieu, etc., mais ils sont là pour tous, et lui seul en tire cette œuvre qui nous intéresse, non telle autre, née au même moment, dans le même milieu).

Si je m’élève contre ces expressions (« respect des peuples », « apports des pays »), c’est qu’elles traduisent l’obsession nationale dont l’enseignement littéraire devrait se guérir s’il veut se conformer à la vérité et à la réalité de son objet. Quand il faut caractériser en peu de mots une œuvre, une vie, ces réflexes ou tics de langage font préférer régulièrement l’appartenance nationale à toute autre qualification (religieuse, idéologique, professionnelle, régionale, etc.). On dit : le Suisse Max Frisch, l’Anglais Hilaire Belloc, l’Anglais J. C. Powys, l’Allemand Hölderlin, l’Allemand B. Brecht, l’Espagnol Unamuno, quand on ferait aussi bien ou beaucoup mieux de dire : l’architecte zurichois Max Frisch, le catholique Belloc, le Gallois non-conformiste Powys, le Souabe Hölderlin, l’anarchiste communisant Brecht, et seulement, par exception, parce que c’est pour une fois décisif, l’Espagnol Unamuno ! Dans tous ces cas, ce n’est pas le passeport qui caractérise l’écrivain, mais la région où s’est formée sa sensibilité, la religion qu’il suit ou qu’il a rejetée, ou ses prises de parti idéologiques et politiques, ou encore sa formation professionnelle, etc.

Que ceci soit donc bien nettement souligné : notre campagne ne veut à aucun prix faire de l’enseignement un moyen de propagande pour l’union politique de l’Europe : ce serait contraire à notre idée de l’Europe autant qu’à notre idée de l’enseignement. Mais elle se fonde sur l’idée que l’enseignement de l’histoire, de la géographie, ou de la littérature, ne trouve d’adéquation à son objet que dans le cadre européen.

2. Thèse proposée

L’Europe est une unité de culture, qui s’est constituée par la confluence de plusieurs courants civilisateurs (Proche-Orient, Grèce, christianisme, Celtes, Germains, puis Arabes et Slaves) et qui s’est, au cours des âges, à la fois intégrée et diversifiée.

La « littérature européenne » ne résulte pas de l’addition de littératures nationales qu’il s’agirait aujourd’hui, de rapprocher et de comparer, voire d’unifier (horribile dictu !), mais c’est l’inverse qui est vrai : nos littératures « nationales » résultent d’une différenciation (souvent tardive) du fond commun de la littérature européenne.

Dans ce domaine en tout cas, nous n’avons pas à revendiquer une union à venir (certes souhaitée), mais à constater, faire voir, expliquer, une unité de base qui est notre passé, lequel conditionne et permet notre avenir commun.

3. Éléments de notre unité

Les agents formateurs et spécifiants de l’« unité intelligible » (Toynbee) qu’est la littérature européenne sont faciles à énumérer. Nous les mentionnerons tout à l’heure, mais avant cela, rappelons un grand fait de base qu’on ne voit plus parce que trop évident : l’Europe seule a conçu, et possède dès l’aube grecque, une littérature, au sens actuel du mot, profane, diversifiée, englobant tragédie, comédie, histoire, épopée, poésie, discours, dialogue, essai, conte et roman. Au contraire, du troisième millénaire avant notre ère jusqu’à la domination anglaise, tout ce qui s’écrit en Inde est poésie ou prose sacrée, religieuse, rituelle, symbolique : les Vedas et leurs upanishads, le Mahabharata, les Sastras, Vedangas, Sutras, textes sacrés et commentaires — et si celui qui les lit à haute voix met l’accent sur la mauvaise syllabe, il s’endort pour l’éternité… Les écrits hindous (ou aztèques, incas, mandarins, aujourd’hui maoïstes) sont lus avec vénération, c’est-à-dire sans esprit critique : ceci les distingue absolument des écrits européens. Les Orientaux disent : comment interpréter la vérité de ce texte ? Nous disons : est-ce que c’est vrai ? est-ce que cela m’intéresse ? m’amuse ? (aujourd’hui : est-ce que cela a du succès ? est-ce qu’on en a parlé à la TV ?).

Le concept même de littérature est donc spécifiquement européen.

Quant aux éléments communs, relevons :

a) Les civilisations que nous continuons. — Égypte, Mésopotamie, Crête, Grèce, Rome, Jérusalem, christianisme, Celtes, Germains, Arabes, Slaves : nous avons tous subi ces influences, tout ce passé reste présent et agit dans nos écrits :

La littérature européenne est coextensive dans le temps, avec la culture européenne. Elle embrasse donc une période de vingt-six siècles (d’Homère à Goethe)… Elle constitue une « unité intelligible », qui s’évanouit dès qu’on la morcelle… Le « présent intemporel », qui est une caractéristique essentielle de la littérature, signifie que la littérature du passé peut toujours être active dans celle du présent. Ainsi Homère dans Virgile, Virgile en Dante, Plutarque et Sénèque dans Shakespeare, Shakespeare dans Götz de Berlichingen de Goethe, Euripide dans Iphigénie de Racine et dans celle de Goethe. Ou, de nos jours, Les Mille et Une Nuits et Calderón dans Hofmannsthal, l’Odyssée dans Joyce ; Eschyle, Pétrone, Dante, Tristan Corbière, le mysticisme espagnol dans T. S. Eliot. Inépuisable est la richesse des interrelations possibles68.

b) Les formes, procédés rhétoriques, structures. — Là, tout est commun : l’épopée, le roman d’aventures, puis d’amour ; la ballade, le sonnet, le dixain, les rimes, les pieds, les rythmes ; les genres (tragédie, comédie, essai, ode, discours, traité, épître, etc.) et enfin toutes les figures de la rhétorique. (De même qu’en peinture, le tableau, le portrait, l’exposition, le musée ; ou en musique l’harmonie et le contrepoint, les tons, les genres, l’orchestre, le concert, etc., sont des créations typiques des Européens.)

Cette similitude des procédés, genres et structures de l’œuvre, que nous ne voyons plus parce que trop évidente, est décisive : elle atteste la spécificité et l’unité fondamentale des activités littéraires en Europe.

c) Les thèmes. — Ceux hérités de l’Antiquité, tels que le défi au destin ou l’acceptation des décrets des dieux, le civisme ou la révolte, la mesure ou la démesure dans l’action d’un chef, d’un héros, d’un individu, le débat sur la responsabilité de l’homme qui a contrevenu aux lois, etc. Ceux hérités du christianisme, tels que le salut par la grâce ou par les œuvres, le péché, la vocation personnelle, le sacrifice par amour, etc. Ceux qui viennent d’autres sources : l’honneur, la passion amoureuse, la légende de Tristan, modèle de tous les romans au vrai sens du terme, puis la légende de Don Juan, qui en est le négatif. Les thèmes sociaux, politiques, économiques, qu’on retrouve dans nos littératures dès le début du xixe siècle ; enfin les thèmes psychologiques (personnalité double, intermittences du cœur, érotisme, dissolution de la personne) au xxe siècle.

d) Les écoles. — Le terme de nation (natio) désignait pendant la Renaissance l’école, l’atelier, le groupe local dont faisait partie un artiste dans telle ville d’art, non pas l’État où était située cette ville. En revanche, les styles étaient continentaux, et sont devenus mondiaux au xxe siècle : roman, gothique, classique, baroque, romantisme, réalisme, impressionnisme, cubisme, surréalisme, abstraction, etc. — et les correspondances de ces styles et mouvements dans tous les arts : peinture, sculpture, architecture, musique.

Là encore, l’unité nationale joue un rôle faible ou nul avant le xixe siècle, et n’existe plus au xxe siècle : l’École de Paris, en peinture, n’est pas « française », et le style dodécaphonique ou sériel n’est pas plus « autrichien » que le ballet russe ne fut « russe », ou le dadaïsme « suisse ».

4. Mais la diversité des langues ?

C’est cela qui obnubile l’enseignement et la critique, depuis l’avènement presque simultané du romantisme, du nationalisme, et de l’instruction publique.

Il importe de situer ce phénomène dans une perspective mondiale qui le ramène à ses justes proportions.

a) Nos langues littéraires, en Europe, sont étroitement apparentées (à la seule exception du groupe finno-ougrien) par leurs racines indo-européennes, grecques, latines, et par leurs emprunts mutuels dans l’ère moderne. Ce n’est pas le cas pour l’Inde, encore moins pour la Chine, dont souvent les « grandes langues » (quatorze en Inde) sont radicalement différentes les unes des autres, je veux dire sans racines ou « antiquités » communes. Trois Indiens dont l’un parle urdu, l’autre canada, un troisième tamil, ne peuvent s’entendre qu’en anglais et Nehru leur parlait en anglais. Les Chinois recourent à l’échange muet d’idéogrammes.

D’où la possibilité (fréquemment réalisée) du passage d’une langue à une autre par des écrivains de grand talent : Wladimir Weidlé (dans Arti e Lettere in Europa, Milan, 1966) y voit avec raison une preuve de plus de l’existence d’une littérature européenne, d’une unité européenne de culture.

b) La différenciation de nos littératures par leur langue est relativement récente. Le français devient langue officielle dans le royaume des Capétiens en 1539 seulement, par l’édit de Villers-Cotterêts, et Luther crée l’allemand littéraire à la même époque. Le norvégien, l’irlandais, le turc d’aujourd’hui, sont des produits du xxe siècle. Renan a fait justice de la confusion entre langue et nation. On parle encore sept langues en France, et le français est la langue maternelle de communautés appartenant à cinq nations différentes.

Avant cette différenciation, il y avait déjà la littérature et les éléments communs énumérés plus haut suffisent à constituer son unité, tant structurelle que spirituelle, au-delà des diversités linguistiques.

c) Les styles et les écoles sont des facteurs de ressemblance ou de dissemblance entre auteurs non moins importants que les langues par ces mêmes auteurs utilisées, altérées ou rénovées.

Quelles que soient les différences entre les romantiques allemands, français, anglais, ils se ressemblent davantage entre eux que chacun d’eux aux auteurs classiques (ou aux auteurs surréalistes) de sa propre langue.

d) C’est dans l’usage le plus rigoureux et spécifique d’une langue, celui qu’en fait un vrai poète, qu’apparaît dans toute sa fécondité la communauté littéraire de l’Europe : T. S. Eliot l’a démontré dans ses Notes towards the Definition of Culture. L’anglais, selon lui, est la langue la plus riche pour un poète, parce qu’elle combine la plus grande diversité de sources et d’influences européennes : la germanique, la danoise, la normande, la française, la celtique.

Cette unité culturelle, contrairement à l’unité qu’institue une organisation politique, ne nous oblige nullement à ne plus avoir qu’une seule allégeance commune ; elle signifie bien au contraire une pluralité des allégeances. Il est faux de penser que le seul devoir de l’individu serait son devoir envers l’État ; et il est exorbitant de considérer comme le devoir suprême de l’individu celui qui le lierait à quelque super-État.69

5. Fédérer n’est pas mélanger

Aux nationalistes maussades ou agressifs, conservateurs frileux et puristes méfiants de toutes nos langues (mais surtout de la française) qui prétendent redouter que l’Europe unie de demain soit un affreux méli-mélo, où l’on ne parle plus que l’esperanto ou le « volapuk » des utopistes détestés, je propose de répondre simplement ceci : — les fédéralistes européens ne demandent pas d’autre union que celle que permet l’unité existante de notre culture. Unité dans la diversité, communauté de base qui donne sens et relief aux inventions, innovations, révolutions fomentées par un groupe, une école, un « génie ».

Les fédéralistes européens s’engagent à ne jamais faire aux nations du continent ce que les unitaires et centralisateurs qui les combattent au nom de l’indépendance, de la liberté et de la diversité des traditions, ont fait eux-mêmes aux régions de leur propre nation : les effacer de force, en fait et en droit. Il n’y aura jamais d’édit de Villers-Cotterêts dans une Europe fédérée.