(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « L’écrivain et l’événement (7-8 septembre 1968) » p. 35

L’écrivain et l’événement (7-8 septembre 1968)ab

J’ai longtemps réfléchi aux rapports de l’écrivain et de l’événement se définissant l’un par l’autre, se mettant l’un l’autre en question. Mon premier livre paru à Paris s’ouvrait par un chapitre sur « l’engagement du clerc », sa nécessité et sa vanité, voire son ridicule toujours possible. Depuis ce temps lointain, la notion d’engagement a fait demi-tour dans l’esprit du public : on croit bonnement qu’un auteur engagé est celui qui s’en est remis une fois pour toutes à la politique d’un parti, quand il s’agit de prendre une position publique. L’engagement supposait à mon sens tout le contraire : responsabilité pleine et entière — non seulement publiée mais assumée, non seulement frondeuse mais aimante et, à l’extrême, sacrificielle — d’une personne et de sa pensée en corps à corps avec l’époque. « Présence au monde et à soi-même conjointement », disais-je en 1932. Mais on a glissé depuis lors à un sens partisan ou militaire du terme. Mon sens était plutôt poétique, si j’ose dire, moral, philosophique et religieux. De l’intime à l’ultime, il supposait un passage obligé par le « proxime », la proximité, le prochain, c’est-à-dire la cité humaine, et ce passage était le lieu de l’engagement. Est-il encore praticable ? Autrement dit : quelle peut être aujourd’hui, au fait et au prendre, la responsabilité de l’écrivain dans la cité ?

Responsable est celui qui peut dire, dans une situation donnée : j’en réponds ! Mais de quoi l’écrivain comme tel peut-il répondre, sinon de son œuvre elle-même, de sa pensée et de son style ? C’est par son œuvre et non par quelque prise de position occasionnelle face à l’événement historique qu’un écrivain est engagé — ou non. Dans le fait, dans le concret vécu, il n’y a pas l’écrivain d’un côté et l’événement de l’autre, deux objets qu’on pourrait isoler, séparer ou rapprocher à volonté. Nul événement social ou politique n’existe en soi sans qu’on l’ait exprimé, nommé, écrit, avant ou après la date que l’Histoire lui attribue — Histoire qui est le produit de l’écriture ! Nul écrivain digne du nom qui ne soit par lui-même événement, et dont l’œuvre ne constitue une partie de la réalité qu’il croit décrire quand il l’écrit…

On ne peut donc parler que de différents modes de relations entre l’œuvre et l’époque. Pour simplifier, je distinguerai trois types d’auteurs qui se définissent par leur rapport à l’événement : le ludion, le contestateur et le prophète, que certains nomment l’utopiste.

1. Le ludion réagit passivement à l’époque : il n’est pas engagé mais immergé en elle, il en révèle les courants locaux et superficiels ou profonds et en formation, sans essayer d’agir sur eux, soit qu’il n’en ait aucune envie, soit qu’il désespère d’en avoir les moyens, ou nie que ces moyens puissent même exister. La plupart des conteurs et romanciers du xixe et du xxe siècle peuvent être rangés dans cette catégorie très vaste, dont la limite inférieure serait symbolisée par le nom de Françoise Sagan, ludion des moods à la mode, et la limite supérieure par le nom de Franz Kafka, révélateur par l’angoisse du syndrome totalitaire tel qu’il se constituait alors dans l’inconscient des peuples. Entre ces deux extrêmes, des chroniqueurs du temps comme Fitzgerald, Morand, Moravia, Proust, et le T. S. Eliot du Waste Land, sans le témoignage desquels la société de l’époque n’eût pas eu son portrait tiré, et n’eût assumé devant l’Histoire son visage et son style, conditions de l’événement.

2. Le contestateur réagit contre l’époque et l’événement par l’analyse impitoyable, la description partiale et sarcastique, le comique dévastant, le lyrisme vengeur, la muflerie délibérée ou la dignité offensée, activités et attitudes dominées par une volonté viscérale de refus et de négation d’un certain type de société, ou de toute société humaine.

On peut contester comme Érasme et Voltaire, ou comme d’Aubigné et Chesterton, mais aussi comme Kierkegaard ou Rozanov, Unamuno ou Gombrowicz, Malraux ou Silone, ou encore comme Becket, Ionesco et Cioran, c’est-à-dire par le style de pensée polémique, le style de foi ou d’athéisme, l’imprécation lyrique ou le masochisme transcendantal : tout cela, en tant qu’écrivain, par les moyens propres à l’écrivain.

On peut aussi contester comme Trotski, Romain Rolland, Koestler, Sartre ou Marcuse : non par le style lui-même, indifférent, mais par le contenu idéologique d’un discours dont l’efficacité immédiate suffira.

3. Quant au prophète, que certains nomment l’utopiste, c’est toute la grande poésie d’Isaïe à l’Apocalypse, d’Eschyle à Dante, de Hölderlin à Nietzsche et à Rimbaud, mais c’est aussi toute l’imagination de la « vraie vie », de Thomas More et Tommaso Campanella à Swift, Rousseau et Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Marx et Mao. Le prophète sent l’époque (bien mieux que le ludion) dans la mesure où il la refuse (bien plus radicalement que le contestateur) mais s’il la juge et la refuse, c’est au nom d’une vision meilleure — qu’il annonce, illustre, anticipe…

Bien entendu — mais l’ai-je assez laissé entendre — il y a de tout dans chaque catégorie, cela va du pire au meilleur, mais le meilleur écrivain dans chaque catégorie peut se reconnaître au fait qu’il participe peu ou prou des deux autres : reprenez mes exemples.

Instaurer ou restaurer une communauté

Finalement, ce que la société peut attendre de l’écrivain confronté à sa crise et à l’événement, c’est la donation d’une mesure, la création de formes, de concepts, et l’expression de modes de sentir qui donnent « un sens plus pur aux mots de la tribu », et instaurent ou restaurent une communauté. Cela comporte bien autre chose que de signer ou même d’écrire des manifestes en faveur des victimes d’un régime et au nom d’un autre régime qui ferait pire s’il le pouvait.

Cela comporte : donner réponse, dire la réalité du monde nouveau que la révolte obscurément postule, car si elle le concevait elle le susciterait au lieu de simplement « contester » du passé.

Cela comporte aussi l’éloge et le chant, l’illustration d’une communauté et d’une autorité heureuse : « Sur trois grandes saisons m’établissant avec honneur, j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi. » (Saint-John Perse.) Paroles de poète, paroles de prophète, c’est autant dire de fondateur.

Ce que l’écrivain doit au monde et à l’événement, c’est de les créer.

Et ce qu’il faut attendre du meilleur écrivain, c’est qu’il fasse converger dans son œuvre le sentiment baudelairien de son époque, la révolte contre elle de tout homme qui se veut tel, et l’annonce admirable d’un monde équilibré.