(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Le paysan du Danube — La tour de Hölderlin » pp. 61-65

VI
La tour de Hölderlin

« Je lui ai raconté qu’il habite une chaumière au bord d’un ruisseau, qu’il dort les portes ouvertes, et pendant des heures récite des odes grecques au murmure de l’eau ; la princesse de Homburg lui a fait cadeau d’un piano dont il a coupé les cordes, mais pas toutes, en sorte que plusieurs touches sonnent encore, et c’est là-dessus qu’il improvise, oh ! j’aimerais tant aller là-bas, cette folie m’apparaît comme une chose si douce et si grande…10 »

Et Bettina terminant sa lettre sur Hölderlin : « Ce piano dont il a cassé les cordes, c’est vraiment l’image de son âme ; j’ai voulu attirer là-dessus l’attention du médecin, mais il est plus difficile de se faire comprendre par un sot que par un fou. »

L’hiver dernier, m’occupant assez longuement d’un des poètes auxquels notre temps doit vouer l’attention la plus grave — car il vécut dans ces marches de l’esprit humain qui confinent peut-être à l’Esprit et dont certains des plus purs d’entre nous ont voulu tenter le climat, — j’avais rêvé sur ce passage de l’émouvante Bettina, rêvé sans doute assez profondément pour qu’aujourd’hui le hasard qui m’amène à Tubingue ne soit pas seulement un hasard…

Hier, c’était la Pentecôte. La fête de la plus haute poésie. Mais dans ce siècle, où tant de voix l’appellent, combien sont dignes de s’attendre au don du langage sacré ? Cette langue de feu qui s’est posée sur Hölderlin et qui l’a consumé… Digne ? — Un adolescent au visage de jeune fille qui rimait sagement des odes à la liberté… Et voici dans sa vie cette double venue de l’amour et du chant prophétique, confondant leurs flammes. Dix années dans le Grand Jeu. Dix années où le génie tourmente cet être faible, humilié par le monde. L’amour s’éloigne le premier, quand Hölderlin doit quitter la maison de Mme Gontard11, déchirement à peine sensible dans son œuvre. Car ce poète n’est peut-être que le lieu de sa poésie, — d’une poésie, l’on dirait, qui ne connaît pas son auteur. Qui parle par sa bouche ? Il règne dans ses Hymnes une sérénité presque effrayante. Vient le temps où le sens de son monologue entre terre et ciel lui échappe. Il jette encore quelques cris brisés : Ô vieux Démon ! — je te rappelle — Ou bien envoie — un héros — Ou bien — la sagesse. Mais le feu s’éteint — l’esprit souffle où il veut. Juin 1802 : au moment où meurt Diotima, Hölderlin errant loin d’elle (dans la région de Bordeaux, croit-on) est frappé d’insolation ; sa folie d’un coup l’envahit. C’est une sorte de vieillard qui reparaît en Allemagne. Et durant trente années, ce pauvre corps abandonné vivra dans la petite tour de Tubingue, chez un charpentier — vivra très doucement, inexplicablement, une vie monotone de vieux maniaque. Le buisson ardent quitté par le feu se dessèche. Ce qui fut Hölderlin signe maintenant Scardanelli des quatrains qu’il donne aux visiteurs venus pour contempler la victime d’un miracle. C’était l’époque des amateurs de ruines.

Je suis descendu au bord de l’eau, un peu au-dessous de la maison, en attendant l’heure d’ouverture. Il y a là une station de canots de louage où j’ai vite découvert un « Friedrich Hölderlin » à côté d’un « Hypérion ». En cherchant, je trouverais bien aussi un « Nietzsche » à fond plat. Des saules se penchent vers l’eau lente. Sur l’autre rive qui est celle d’une longue île, des étudiants au crâne rasé se promènent un roman jaune à la main. L’un après l’autre, dans cette paresse de jour férié, les clochers de la ville sonnent deux heures. Allons.

Un de ces corridors de vieille maison souabe, hauts et sombres, qui paraîtraient immenses s’ils n’étaient à demi encombrés d’armoires. Un couloir, la chambre. L’homme qui me conduit est le propriétaire actuel. « Monsieur connaît Hölderlin ? questionne-t-il, méfiant — bon, bon, parce qu’il y en a qui viennent, n’est-ce pas, ils ne savent pas trop qui c’était… Alors vous devez connaître ces portraits ? — (et comme je considère un ravissant médaillon de marbre) — Ça, c’est Diotima. »

On rougirait à moins. — « Je ne puis pas parler de lui, ici à Francfort, écrivait Bettina, car aussitôt l’on se met à raconter les choses les plus affreuses sur son compte, simplement parce qu’il a aimé une femme, pour écrire Hypérion, et pour les gens d’ici, aimer, c’est seulement vouloir se marier… » — Et puis plus tard on encadre les lettres des amants, on propose le couple à l’admiration des écoliers en promenade, et le guide désigne familièrement l’image d’une femme par le nom qu’elle portait au mystère de l’amour.

Trois petites fenêtres ornées de cactus miséreux, une pipe qui traîne sur l’appui ; le jardinet avec son banc et ses lilas fleuris qui trempent. Tout est familier, paisible au soleil. Il passait des heures devant cette fenêtre, à marmotter. Trente-sept ans dans cette chambre, avec le bruit de l’eau et cette complainte de malade épuisé après un grand accès de fièvre…

L’agrément de ce monde, je l’ai vécu.
Les joies de la jeunesse, voilà si longtemps, si longtemps qu’elles ont fui.
Avril et mai et juillet sont lointains,
Je ne suis plus rien, je n’aime plus vivre.

Il y avait encore plus de paix que maintenant. La grande allée sur l’île n’existait pas, en face, ni les maisons. Il voyait des prairies et des collines basses, de l’autre côté de l’eau jaune et verte… Quel est donc ce sommeil « dans la nuit de la vie » — et cet aveu mystérieux : « … la perfection n’a pas de plainte »… Vivait-il encore ?

Ce lieu soudain m’angoisse. Mais le gardien : il y est comme chez lui. — Dormez-vous dans ce lit ? — Oh ! répond-il, je pourrais aussi bien habiter la chambre. Il ne vient pas tant de visiteurs, et seulement de deux à quatre.

Une rue étouffée entre des maisons pointues et les contreforts de l’Église du Chapitre : je vois s’y engager chaque jour le fou au profil de vieille femme qui promène doucement dans cette calme Tubingue le secret d’une épouvantable mélancolie. Les étudiants le rencontrent, qui montent au Séminaire protestant : il leur fait de profondes révérences…

 

La rumeur et le cliquetis d’une grande terrasse de café au bord du Neckar, sous les marronniers. À quatre heures, l’orchestre s’est mis à jouer des mélodies charmantes, jazz et clarinette, chansons de mai. Les bateaux qui dérivent dans le voisinage se rapprochent, tournoient lentement dans la musique. Je n’aime pas les jeunes doktors à lunettes, en costume de bain, qui pagayent vigoureusement, les dents serrées. « Weg zur Kraft und Schönheit ! » J’aime les bateaux plats et incertains, avec des Daphnés dedans, qui ne savent pas bien ramer et qui lisent des magazines au fil de l’onde, au comble des vacances. À la table voisine, des adolescents balafrés font des signes énergiques à une compagnie de cavaliers qui passe sur le pont devant la statue d’Eberhard-en-Barbe. Des bourgeois échangent de gros rires à bout portant par-dessus leurs chopes. « Gemütlichkeit. » Évidemment : la vie normale. Il y a pourtant cette petite chambre… Est-ce que tout cela existe dans le même monde ? (Il est bon de poser parfois de ces grandes questions naïves.) Lui aussi a vécu dans cette ville, tout semblable à ces théologiens aux yeux voilés, aux pantalons trop courts, qui se promènent tout seuls… Et puis, il lui est arrivé quelque chose de terrible, où il a perdu son âme. Et puis il n’est revenu qu’un vieux corps radotant. Ceux du bon sens hochent la tête et citent la phrase la plus malencontreuse de Pascal : le « Qui veut faire l’ange… » a autorisé des générations de bourgeois cultivés à faire la bête dès qu’il s’agit de l’âme. Dans la bouche de certains, cela prend l’air de je ne sais quelle revanche du médiocre dont ils se sentent bénéficiaires. Ah ! vraiment les malins ! qui ont préféré faire tout de suite la bête : comme cela on est mieux pour donner le coup de pied de l’âne… Écoutons plutôt Bettina — la vérité est plus humaine, est plus divine, quand c’est une telle femme qui la confesse : « Celui qui entre en commerce trop étroit avec le ciel, les dieux le vouent au malheur. »

Ô cette chambre, où pénètre la facilité atroce de la fin d’un après-midi, ces musiquettes et ces parfums de fleurs et d’eau… elle est tellement d’ailleurs… Faut-il donc que l’un des deux soit absurde, de ces mondes à mes yeux soudain simultanés ?…

Le tragique de la facilité, c’est qu’elle n’est qu’un oubli. Et pourtant, comme elle paraît ici bien établie, triomphante, à beau fixe. Pourquoi troubler le miroir innocent de ces eaux, ces âmes indulgentes à leur banalité ? Est-ce qu’ils ne soupçonnent jamais rien ? Ou bien, peut-être, seulement, quand l’amour leur donne une petite fièvre, — cette semaine de leur jeunesse où ils ont cru pressentir de grandes choses généreuses autour d’eux… Cela s’oublie. Et l’amour, tout justement, nous fait comprendre, dans le temps même qu’il nous entrouvre le ciel, qu’il est bon qu’il y ait la terre… Mais que cette musique vulgaire, par quel hasard, donne l’accord qui m’ouvre un vrai silence : déjà je leur échappe — je t’échappe, ô douceur de vivre ! Tout redevient autour de moi insuffisant, transitoire, allusif. Tout se remet à signifier l’absence.

1929.