(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Journal des deux mondes — « Puisque je suis un militaire… » » pp. 397-433

« Puisque je suis un militaire… »

En cantonnement, quelque part à la frontière suisse, fin septembre 1939

— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !

L’impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme le brave paysan vaudois, après la grêle, qui désignait d’un doigt le ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par l’événement, plongés d’un coup dans le détail technique de ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès l’instant qu’elles deviennent présentes, cessent d’être imaginées, ou même imaginables.

Tout de même, après huit jours, les choses commencent à se situer. Les grandes masses de l’Europe, les grandes lignes de la guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit d’un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne où j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers de son lit, les bottes pendantes, dépouille le courrier de la Guilde du Livre… Je ne puis pas dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres les plus stricts, mais c’est très bien ainsi, car nous sommes n’importe où, sans raison prévisible.

J’aime beaucoup les adresses militaires en Suisse. Deux ou trois chiffres pour l’incorporation, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans le pays, dans les champs anonymes, sous la pluie, dans les vergers où l’on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines de ferme, dans cette chambre boisée…

Confort paysan, seul authentique. Aux parois, des versets bibliques, lettres d’argent et myosotis, autour de la photo jaunie du « Chœur mixte » de la paroisse, 1913. Deux bons lits de bois aux « duvets » écrasants. Pour le reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes de conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées de discipline et de paquetages alignés au cordeau qu’il faut inspecter gravement. Partirons-nous au milieu de la nuit ? Ou passerons-nous l’hiver ici ? Plus rien ne dépend de nous. C’est notre liberté.

Les hommes sont à la soupe. Nous dînerons dans une heure au café du village. Une heure creuse, à l’armée, quel beau vide, ou quelle plénitude du loisir ! Amusons-nous à dire un peu de quoi se fait la vie quotidienne, dans les débuts d’une mobilisation.

Les dames d’antan croyaient que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant l’ordre social contre le mystérieux Esprit de Subversion. Ces dames, nos mères, étaient victimes d’expressions telles que « sous les drapeaux ». L’armée c’est tout d’abord un cliquetis de casques et d’ustensiles entrechoqués ; des mouvements brusques en tous sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à l’heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimbalées dans une hâte hargneuse et fouaillée de jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous la pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à la volée, c’est tout ce que l’homme dans le rang peut constater, si toutefois la fatigue lui laisse la faculté de constater quoi que ce soit, hors l’envie de boire et de se coucher.

Eh bien ! de tout cela se dégage un lyrisme. De cela précisément qui n’a pas de nom, qui n’a rien de spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans les feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a les pieds dans la boue, vers quatre heures du matin, après l’alarme. La plupart des hommes le ressentent ; presque aucun n’oserait l’avouer. On croit que la poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et l’on ne sait plus la reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans la nuit, grouillant de casques, de reflets sourds et de pas lourdement rythmés. Et, plus tard, au matin, quand l’attaque se prépare, un « à terre » prolongé à la lisière d’un bois, cela peut être un des plus beaux moments de notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.

Ce n’est pas seulement à cause de la saison qu’il convient de parler de la pluie. C’est à cause d’une profonde affinité entre la vie en uniforme et ce que l’on nomme par convention le mauvais temps. La pluie en ville et la pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que la vie civile et la vie militaire en général. La pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve sans guère y penser. On ouvre un parapluie, on passe un imperméable, on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais la pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose d’immense et de sérieux. On y pénètre de tout son corps, de tout son sentiment charnel, on l’accepte avec toute la nature, sans préjugés ni fausse pudeur.

Couché dans l’herbe grasse, écrasé par son sac, l’homme observe l’avant-terrain par-dessous la visière d’acier régulièrement ourlée de gouttes. Le vent siffle à travers les trous du casque. L’homme tire la toile de tente qui couvre ses épaules et cherche à la caler sous son coude droit. Il sait que d’une seconde à l’autre peut venir l’ordre de bondir. Ça ne l’empêche pas de s’installer comme s’il n’avait rien d’autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole de la vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout le présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. Le drap du pantalon colle au mollet, les doigts sont rouges sur le fusil luisant. Les gouttes de la visière glissent d’un coup sur la gauche quand on lève un peu le nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement de l’esprit par le corps — pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans le vent va tout détruire. Oui, c’est ainsi, toujours ainsi, le bonheur : un instant de répit sous la menace. Alors on vit à plein. On sent le goût des choses. Et l’on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir les limites du réel et d’accomplir un seul instant parfait.

10 octobre 1939

Au mess des officiers de la compagnie, qui est la « chambre rangée » d’une ferme cossue, je viens de tourner le bouton de la radio et suis tombé sur un récital de chansons militaires du xviiie siècle. Je note vite ces paroles charmantes :

Puisque je suis un militaire
Il faut bien faire
Mon état …

13 octobre 1939

Six semaines déjà. La Pologne envahie. Il est clair qu’il ne se passera rien, avant longtemps, dans ces champs et forêts où nous marchons sans suivre les chemins. (À ce petit signe nous sentons la différence d’avec la vie civile, dans le pays des règlements.)

Nous vivons à côté de la population, mêlés à elle, et cependant hors de sa vie. Mis en marge pour autre chose, qui ne vient pas.

31 octobre 1939

Il neigeait ce matin de gros flocons humides sur ce petit vallon du haut Jura où nous avons à préparer des positions. Et la neige fondait dans la boue. J’arpentais mon secteur, d’un groupe à l’autre, serrant contre mon harnachement de courroies une toile de tente raidie par l’humidité. À l’improviste, je débouche en écartant les branches de deux sapins pleureurs, et je constate que les hommes ont cessé de creuser leur trou de mitrailleuse : ils préfèrent s’enfumer autour d’un feu de branches mortes, à la lisière du bois, mornes et ronchonneurs. J’essaie de les réconforter. Réprobation muette. L’un prétend que le sol est gelé, qu’on se casse les poignets à piocher. J’empoigne une pioche et tape quelques coups. La terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. Les hommes me regardent sans bouger, ne rient même pas. J’entends cette phrase grommelée : « On se demande ce qu’on fout par là… »

Il a fallu les « reprendre en main » et parler fort, cela réchauffe. Mais je me suis dit à part moi : « Eh bien oui ! bande de rouspéteurs, vous avez bien raison de vous demander ça ! »

Je me le demande encore devant ce papier blanc, où j’écris à la lueur d’une lampe à pétrole.

Pourquoi sommes-nous là, quelque part, loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer de répondre. L’homme n’est pas né pour faire n’importe quoi, sans rien comprendre.

À quelques kilomètres d’ici commencent les tranchées de la guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? D’abord, et techniquement pourrait-on dire, parce que les États de l’Europe n’ont pas pu résoudre autrement le problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne l’ont-ils pas pu ? Parce que tous ils s’imaginent — ou croient devoir s’imaginer ! — que le bonheur et la force d’un peuple dépendent de sa grandeur physique, de sa mise au pas militaire, de son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que nos voisins se font la guerre, et s’ils la font, c’est parce qu’ils n’ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s’unifier brutalement. Oui, cette guerre n’a pas d’autre sens : elle marque la faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C’est la guerre la plus antisuisse de toute l’Histoire. C’est donc pour nous la pire menace. Mais en même temps, la plus belle promesse ! Maintenant, la preuve est faite, attestée par le sang, que la solution suisse et fédérale est seule capable de fonder la paix, puisque l’autre aboutit à la guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui l’imagine, ce sont les faits qui nous obligent à le reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : le seul avenir possible de l’Europe. Le seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.

Il ne s’agit pas de grands mots, de lyrisme ou d’idéalisme. Il s’agit de voir qu’en fait, si nous sommes là, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils d’administration, notre confort et nos hôtels. Les fascistes feraient marcher cela aussi bien que nous, peut-être mieux ! Ce n’est pas non plus pour protéger nos « lacs d’azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre de la propagande se chargerait très volontiers de ce travail de Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter la mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant l’Europe. D’autres se sont chargés d’arrêter les brigands qui voulaient profiter de sa faiblesse. Nous sommes chargés de la défendre contre elle-même, de garder son trésor, d’affirmer sa santé, et de sauver son avenir. Tel est le sens de la mission spéciale qui justifie notre neutralité. Si nous trahissons cette mission, si nous n’en gardons pas conscience, je ne donne pas cher de notre indépendance.

Berne, fin novembre 1939.
(Au retour d’un voyage en Hollande.)

Je l’ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites le compte de vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part de sa vie.

Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela, dans une grande gare de cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par l’extinction des lumières, — de toutes les lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant l’arrêt, à la recherche d’un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, l’express avait changé de voie. Dans la bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans le dédale des passages sous voie encombrés de sacs de sable, au long d’étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous les numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À la fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je l’avais quitté presque vide, et il est plein de dormeurs débraillés, de musettes et de masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. Le nom de cette gare — comme de toutes les autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et les sirènes d’une fin d’alerte.

Paris, capitale engloutie dans l’épaisse nuit des campagnes. Mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois dans le lointain. On y rôde en frôlant les murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur le macadam. Tout au bas, tout au fond de l’ombre, dans la pierre et dans les vestiges d’une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre d’hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par le suicide, la Hollande inondée, disait-on.

Et voici sous la pluie et la brume, à l’horizon des marécages, une confusion de silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus de faubourgs luisants de briques et de verreries. C’est Rotterdam. C’est le chaos d’une Renaissance américanisée ! Le train passe au-dessus des ports, dans la puissante vibration d’un pont de fer, au-dessus de canaux reflétant les décors d’une grandiose activité marchande. Les sirènes, ici, n’annoncent encore que l’approche des richesses de la terre…

Une connaissance intime et personnelle de ce que l’on appellera l’âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain de la Hollande. Tout ce que je sais de ce pays, après deux semaines de voyage, je puis le lire et le relire dans l’architecture d’Amsterdam, de Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais de la Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts de marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas d’une incroyable variété de formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans la campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà le miracle hollandais. Je ne crois pas que la lumière fauve et le grenat des façades de briques renversées dans l’eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie de contrastes et de surprises. Le grand secret de ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est la continuité d’une tradition et d’une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu la mesure de l’humain. Point de coupure ici, point de Révolution, point de scission de l’Histoire et de la nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun de tout ce que l’autre annexe.

Ce mariage de l’ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet la plus grande diversité dans les formes qui la manifestent. Quand je songe à l’ennui, au désespoir qu’expriment les quartiers ouvriers les plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois l’opposition tragique dont cette guerre est sortie, celle des deux conceptions de « l’ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire. Fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois le secret de la paix : c’est une victoire de tous les jours, et de chacun, sur l’esprit de laisser-aller d’où naissent les réactions désespérées, les mises au pas brutalisantes et le triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.

Les petits peuples protestants de l’Europe ont réalisé ce miracle de l’équilibre entre l’Un et le Divers. Ils ont la charge de créer les bases vivantes de la paix.

Autre chose est la Suisse vue de loin, dans sa vérité séculaire, autre chose les bureaux où se décide son évolution actuelle. La déprimante architecture de notre Palais fédéral — où je corrige ces notes de voyage, ayant fini le travail de la journée — me décourage un peu, ce soir. C’est le contraire de ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison d’être. Cette école primaire démesurée, c’est l’image même, en pierre verdâtre, de l’esprit qu’il nous faut combattre si nous voulons mériter notre paix.

Berne, 2 décembre 1939

Rapport, dès mon retour, au colonel Masson, chef du SR de l’armée suisse. Non, ce n’est pas une zone, mais deux que les Hollandais vont inonder en cas d’attaque. « Comment le savez-vous ? — Un officier que je questionnais sur leur défense m’a conseillé de consulter un bon atlas — la maîtresse de maison en avait un — et il a poussé la courtoisie jusqu’à me montrer du bout de son crayon que la Hollande est traversée d’est en ouest par deux bandes de terres situées au-dessous du niveau marin. De plus, le pont de Moerdijk, à l’entrée ouest de Rotterdam, et le pont d’Arnhem sur le Rhin, sont minés 73. — Merci, vous tombez bien. Je dois donner demain au Général la carte des défenses hollandaises. Ce que nous savons mieux qu’eux, c’est ce qu’ils ont en face d’eux… »

Janvier 1940

La section « Armée et Foyer » de l’état-major général m’a chargé de composer un « bréviaire civique » à l’intention des troupes. Je passe des heures à la Landesbibliothek, lisant Vinet, Benjamin Constant, Jacob Burckhardt, Rousseau, Gottfried Keller, et beaucoup d’autres.

Drôle d’occupation pour un militaire. Pas si drôle si l’on songe que cette guerre a précisément pour enjeu non point la possession de quelque territoire, mais la défense de nos libertés — dont je vais faire le titre du bréviaire. Il faut que chacun se batte à sa place. Et dans l’attente d’un combat qui tarde encore, il faut que chacun travaille à renforcer les positions de défense de ce pays. Ainsi les uns creusent le sol aux frontières, et moi je fouille et pioche dans une bibliothèque…

C’est du moins ce que je me répète pour justifier ma mutation de la troupe à l’état-major. Elle a d’ailleurs coïncidé avec un accident au genou — en jouant au football avec mes hommes, peu de jours avant mon voyage en Hollande — qui m’interdit encore tout exercice physique violent et toute marche prolongée.

26 janvier 11940 74

Lettres de Maurice Saillet, soldat de 2e classe :

(Octobre 1939) Aujourd’hui l’intellect est vraiment en chômage, en friches. Vous aurez un sacré boulot !… En attendant, nous les futurs combattus, nous reposons dans le creux de la main des dieux du monde, comme les pierres et le silence des bêtes. Oui, vous avez du travail. Car il faut bien, il faut que nous comptions sur vous…

(Novembre 1939) Nizan (…) a démissionné du PC le jour même du pacte germano-russe. Aragon est médecin militaire. Breton idem. Éluard, officier d’administration. Bref, tous les surréalos sont officemars. Giono — littérature oblige — a pris la montagne après avoir répandu un tract d’un pacifisme paraît-il exceptionnel. S’est fait cravater peu après — et enfermer à Marseille où il est tenu au secret. (Sa femme ne peut venir le voir.) Son cas est grave. Personne ne bronche — Alain, Gide, Pontigny, Romains — qui devraient cependant faire respecter la littérature à travers un homme, cet homme.

Lettre de Jean Paulhan (du 22 janvier)  :

Malraux va entrer, me dit-il, dans l’armée tchèque (comme officier de chars). Aragon, absolument convaincu, et Groeth ne l’est pas moins, que la Finlande a lâchement attaqué l’URSS. C’est singulier.

(…) Lie-Tseu a dit : « Qui se refuse à faire la guerre, la faisant pourtant, gagne la guerre. »

Lettre de Ch. A. Cingria (de Cully près Lausanne, reçue hier) :

Que peuvent être devenus nos amis, nos vrais amis (…) et d’autres dont les visages palissent et s’effacent tandis que nous y pensons. En 1914, nous n’avons pas été coupés ainsi du reste du monde. Quelle cruauté, quelle inhumanité pour rien, puisque cette guerre n’est rien !

Février 1940

Monté hier au Gothard, pour affaire de service.

Ce haut lieu de la Suisse, ce vrai cœur de l’Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain de qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir 13 ou 15 ans lorsque j’y vins pour la première fois, descendant à pied d’Andermatt et passant par le pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas la grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond de la vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait d’un flanc à l’autre, disparaissait, reparaissait, contournait la colline de Wassen surmontée d’une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s’engouffrer dans les rochers, à la base d’une paroi verticale, noircie d’eau. J’avais pu lire sur les longs wagons bruns : Amsterdam-Basel-Milano-Zagreb-Bucuresti. Je me rappelle que j’en fis un poème. Pour la première fois, j’avais senti l’Europe.

Hier, j’étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans de rochers sombres dans les déchirures de la brume. Mais de nouveau j’ai éprouvé la sensation de pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle.

Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal de choses sur ce lieu et son rôle historique. (J’en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud de fleuves et de montagnes percé par le seul col qui relie d’un seul coup le Nord et le Midi du Continent à travers les deux chaînes des Alpes ici croisées, n’est pas seulement une position clef de l’Europe, mais aussi, et pour cette raison même, l’origine très précise de nos libertés suisses et de notre union fédérale. Quand je n’en saurais rien, j’ai lieu de supposer que l’impression ne serait pas moins forte. Toutes les sources détiennent une puissance radiante, et c’est ici la source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d’autres éléments dits naturels entrent en composition dans le mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane…

Je me disais en redescendant : les Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un haut lieu, non pas seulement un tunnel et des forts ?

Fin février 1940

Terminé ma prospection de textes pour le « Bréviaire du citoyen ». Des lectures que j’ai faites, je retiens surtout quelques phrases admirables d’Alexandre Vinet (« La tyrannie est le souverain désordre » par exemple), la brochure de Benjamin Constant sur L’Esprit de conquête, dont chaque mot pourrait être écrit d’Hitler avec plus de pertinence encore que de Napoléon, et les Lettres de Jacob Burckhardt. En 1871, il écrit à l’un de ses amis : « Le sort des ouvriers sera le plus étrange… L’État militaire va devenir le grand fabricant. Ces masses humaines ne peuvent pas supporter éternellement leur misère et leur envie. Un certain degré de misère avec de l’avancement et des uniformes, des journées commencées et terminées par un roulement de tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire. » Et encore, en 1889 : « Les chefs futurs seront de terribles simplificateurs. Au surplus, ils ne seront pas toujours des individus isolés, mais une majorité, une corporation militaire. »

Je lis aussi, du même auteur, les Considérations sur l’histoire du monde. C’est l’un des livres, combien rares, qui tiennent le coup pendant cette guerre. Je ne pense pas qu’il soit normal de l’aimer, mais j’y trouve un moyen de dominer l’événement. Son détachement serait étrange, voire haïssable, si nous vivions dans un monde acceptable ou simplement à la mesure de notre action. Je vais à lui pour me défendre contre l’écœurement qui me guette. Et dans sa volonté presque cynique de sagesse et de réalisme, je sens aussi une force subversive. C’est le meilleur antidote dont je dispose contre les illusions bourgeoises et la naïveté politique qui trop souvent caractérisent notre opinion.

Début de mars 1940

L’homme au poignard enguirlandé. — Découvert un autre antidote : l’exposition des chefs-d’œuvre de la peinture suisse du xvie siècle, repliés de Bâle à Berne, avant d’être cachés en lieu sûr, à l’abri des bombardements. Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Hans Baldung Grien et Conrad Witz, personne n’a mieux traduit et illustré les vertus qui devraient nourrir, aujourd’hui, notre esprit de résistance. Ce réalisme libertaire, cette liberté d’allure et de jugement qui tient compte des puissances de l’instinct, reconnaît leurs excès mortels — au lieu de les ignorer, nier et refouler —, rien n’est plus tonifiant dans ce pays des Assis, où l’on ne sait plus dévisager les vraies menaces.

Oui, je veux opposer la Suisse de Manuel à l’Helvétie des manuels ! Et qu’importe le calembour, s’il fait hésiter les corrects dans un pays trop ajusté.

Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas de ton temps ! On allait faire la guerre en Italie pour le plaisir d’un sang violent, et quand les lansquenets trichaient au jeu mortel, quand les canons détruisaient l’art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et l’on exhalait sa colère dans un chant débordant d’injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur de rimes, je te tire une crotte sur le nez, trois dans ta barbe 75 ! » Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus les Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter la guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas la planète…

Un vers du temps — d’un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore le même rythme de vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme la devise du tableau, tandis que je songe à la vie de Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques d’une nuit

Où l’Amour et la Mort troquèrent de flambeaux.

Par le pinceau, par l’épée et la plume, Manuel n’a cessé de provoquer la mort. Dans toute son œuvre, au cœur de son lyrisme, elle tient le lieu de la passion d’amour, et c’est elle qu’il invite à la danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort de carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui le rejoint ou qu’il poursuit dans les métamorphoses de sa vie : toujours vêtue aux couleurs de sa fièvre et de sa nouvelle aventure.

Pourquoi les hommes les plus vivants de cette époque où la vie s’exaspère ont-ils fait à la mort, dans leurs rêves, la part que nous fîmes à l’amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, le romantisme est littéraire, et ces hommes ont le regard net, accoutumé à taxer le réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet de son élan vers la conquête et la richesse, au comble de sa gloire et de son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre les tentations de la grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout le contraire d’un pays d’« assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que la vie n’est pas le but de la vie, qu’elle ne mérite pas de majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec la mort, comme ce qui compte avec l’esprit, — avec la profondeur et la hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.

Quanto bella giovinezza
Che si fugge tuttavia !
Chi vuol esser lieto, sia !
Di doman non c’è certezza.

Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que de demain rien n’est certain. Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point la jeunesse et l’amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est la vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux le train normal de l’homme. Leur œuvre illustre la vision de l’Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur la face des eaux, car avec le temps tu le retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre. » Le secret de la vie généreuse est la conscience de sa brève vanité.

Dix-huit siècles de chrétienté ont prêché sur le thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui l’éloge de la vie au grand air. Et tout se passe comme si le souci de l’hygiène, et celui de l’épargne dans tous les domaines, tuaient en nous le sens métaphysique…

Sobre dans la plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse d’admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque de sobriété, Hodler aussi. D’où l’espèce de niaiserie qui affecte parfois les solennelles démonstrations d’art du premier, le gigantisme méthodique du second. Et quant à l’élégance dans le style énergique, ou au contraire à l’énergie dans la libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même l’existence, soit qu’ils rêvassent dans la couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.

Manuel est un nerveux, mais de ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend les choses telles qu’elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais les compose avec une liberté puissamment significative. Le sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite de « libérations » qui ne laissent enfin subsister que la plus discutable envie de peindre…

Son réalisme ne fait pas d’histoires, parce qu’il n’est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à la volée d’une imagination qui se soucie d’abord de composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré de cultures, de beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à la mesure de l’homme, portant les marques de l’usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d’âme vaporeux, comme les idylles du xviiie , non pas l’opéra romantique, bien moins encore ces planches de minéralogie que nous bariolent les peintres d’Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est la terre des hommes, vue par les yeux de qui l’habite et l’utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que l’« Art » dissout en impressions, et que la photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.

Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué de signer d’un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier de Stein, va combattre à Novare et pille la cité, assiste à la défaite de la Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire la Réforme. Il écrira d’abord des jeux de carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre le pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :

Amen. Scellé avec le poignard suisse76.

Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin de ses tableaux ; arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant sceau des poèmes qu’il dédie « à la louange de Dieu ».

Quand on dit chez nous de quelqu’un « qu’il a fait un peu tous les métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière de lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais la grandeur d’un Manuel, et de plusieurs à son époque, est d’avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à la recréation d’une unité de rythme et de vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand le lieu du grand débat devient enfin l’Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après la victoire, homme d’État.

Je vois ainsi l’unité de sa vie dans la recherche d’une forme et d’un sens. Si l’art n’y suffit pas, c’est que le mal est profond : d’où la nécessité d’agir sur la cité. Si la cité n’a plus de vraies mesures, c’est l’Église qui doit les refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut la réformer. Après quoi l’on pourra rebâtir un État…

La sagesse des manuels a le don de stériliser d’un seul mot l’exemple d’une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme de la Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père de six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands de son pays, fut aussi le plus raisonnable parmi les chefs de la Réformation. L’année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie le manuscrit d’une satire contre la messe, on vante à Berne la modération de ses discours lors des débats de religion. Ce dernier trait achève de peindre le sérieux de ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais de citer sa devise, inscrite au coin de quelques-uns de ses dessins : N. K. A. W., ce qui veut dire « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen, dans l’allemand du temps.) Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est la passion de la Renaissance, si l’on veut. Je crois plutôt que c’est encore l’angoisse avide d’une unité de sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on l’imagine.

Le 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à la Diète de Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil de Berne. Le 16, on signale son absence. Le 18, on le confirme dans sa charge de banneret. Le 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume d’autant plus vite qu’il a mieux éclairé, écrit un chroniqueur du temps, notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors la maladie qui nous l’arrache dans sa quarante-sixième année. »

Le seul autoportrait qui subsiste de lui nous montre, à la fin de sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu de malade, peint avec la véracité d’un homme qui sait exactement ce que vaut une vie d’homme devant Dieu.

9 mars 1940

Il nous est né hier une fille que nous avons nommée Martine. J’inscris ici, pour qu’elle les lise plus tard, les raisons qui nous firent adopter ce prénom. C’est un souvenir de France et de la paix française qui nous émeut comme un adieu à la douceur de vivre, à la confiance. Cela se passait dans l’autre monde, au début de l’été de 1938.

Périgny… C’était bien ce nom-là ? Un long village en bordure de la route. D’un côté, les maisons dominaient une vallée, de l’autre elles s’élevaient à peine d’un étage au-dessus des champs de roses et de blés, aux bords du plateau de la Brie. Nous montions vers Périgny par un sentier fort raide entre les ronces, aboutissant à de vieux escaliers. Une seule rangée de maisons à traverser, et l’on parvient dans la grand-rue : comme elle est vide !

Les toits d’ardoise ne dépassent pas les façades nues, brunies par l’âge, patinées par les vents. Rares sont les boutiques, et même les cafés. Et s’il passe une auto, c’est une de ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur les routes écartées, d’une ferme au marché le plus proche. Nulle part au monde la vie n’apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n’est qu’amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous la douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin.

Nous longions cette rue silencieuse, imaginant d’y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de la plaine. Un peu avant la sortie du village, la rue bifurque : une route prend à droite vers la plaine, escortée de quelques maisons ; l’autre s’incline lentement vers la vallée, dans les vergers. Nous nous étions arrêtés là, hésitant sur le chemin à prendre. Et soudain nous vîmes à nos pieds, tracé à la craie sur le sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies :

 

martine
je suis
aux champs

 

Paix du village, silence des rues vides, ouvertes sur le ciel et sur les blés. J’étais là fasciné comme par la découverte d’un secret de pudeur naïvement dévoilé. Secret de ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, il ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre le mur. Il reprend le chemin de son champ. En passant au carrefour il s’est dit : « Peut-être est-elle à Mandres, c’est donc jour de marché. » Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint l’usage du pays, l’intimité des choses de toujours. Et le moindre signe suffit.

Nous sommes redescendus vers la vallée de l’Yerres, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, le goudron de la route sentait plus fort que les champs de roses, et des nuages noirs traînaient sur les vergers.

Début de mars 1940

J’ai proposé et obtenu de rédiger des Plans de causeries à l’usage des officiers chargés de faire la « théorie » quotidienne à leur troupe. Rédigé les deux premiers sur les victoires finlandaises contre les Soviets, qui répètent la tactique des Suisses au Morgarten en 1315 ; et sur l’importance symbolique et stratégique du col du Saint-Gothard dès les débuts de notre histoire.

Mars 1940

Entre le déclenchement précis des mécanismes de la catastrophe, et la catastrophe elle-même, un moment imprévu a pris place, et il s’étire interminablement depuis des mois. Tout est changé, la guerre est là, mais rien n’arrive. Et nous vivons dans le suspens. À moins que ce ne soit dans une chute prolongée, avant l’écrasement fatal ? De nouveau, cette attente épuisante…

Je m’amuse à recopier des notes éparses dans mes carnets ou mes blocs militaires.

Anecdotes et aphorismes

L’Évangile dit que ceux qui ne sont ni froids ni bouillants seront vomis. Mais Hitler, loin de vomir les neutres, les mange.

C. B… fut reçu en audience par Hitler au moment de la première crise polonaise, en mai 1939. Le Führer lui montra un album où il faisait coller chaque jour les articles parus à l’étranger sur sa personne. Il y avait une coupure du Courrier de Saint-Étienne intitulée « Le Führer a perdu la guerre des nerfs. » Hitler entra dans une rage folle. « Vous voyez, cria-t-il, il faut bien que je fasse la guerre à la Pologne, puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi. » C. B… lui ayant demandé pourquoi il attachait tant d’importance aux propos d’une feuille de province : « Pourquoi ? gémit le Führer, mais parce que moi, je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, monsieur B…, vous savez qui vous êtes. Vous pourriez vous moquer d’un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »

La clef du langage officiel hitlérien est des plus simples. Il suffit de changer chaque terme en son contraire pour obtenir un texte raisonnable. Ainsi, lorsque les hitlériens réclament la liberté, cela signifie qu’ils rétablissent une armée pour tyranniser toute l’Europe. (Le congrès de Nuremberg célébrant le réarmement du Reich s’intitula « Tag der Freiheit ».) Quand ils décrètent qu’ils vont rétablir l’ordre en Tchécoslovaquie, cela veut dire qu’ils vont achever le travail de désorganisation entrepris par leur Cinquième Colonne. Et quand ils annoncent que la Hollande fait partie de leur espace vital, cela trahit leur décision de transformer ce pays en champ de bataille, c’est-à-dire en espace mortel.

Je ne connais qu’un seul descendant authentique de Napoléon : il est objecteur de conscience. (C’est P. C…, qui sort de chez moi.)

À propos d’un récent discours où Hitler assurait le peuple anglais de ses bonnes intentions, et le menaçait en même temps de raser Londres en cas de résistance, le jeune Lord D… me disait en riant : « C’est comme dans Carmen : “Si tu ne m’aimes pas, je t’aime — Mais si je t’ai-ai-me, prends garde à toi !” »

Supposez qu’un dictateur devienne fou et descende tout nu dans la rue. Combien de temps faudra-t-il pour que son entourage admette qu’il est fou, et qu’il ne s’agit pas simplement d’une « nouvelle politique » ou d’un « renversement dialectique » ? C’est qu’on en a vu d’autres, et de plus graves, et personne n’a crié au fou.

L’historien Gonzague de Reynold vient d’être reçu au palais de Venise et me raconte sa visite. Il pénètre dans le fameux cabinet où le Duce a coutume de laisser ses interlocuteurs debout. « Suis-je reçu, dit-il, par le chef de l’État ou par l’ami ? — Par l’ami, répond aimablement le Duce. — Alors je m’assieds. »

— En sortant, ajoute R., je n’ai vu que des dos !… La nouvelle s’était répandue et l’on saluait jusqu’à terre 77.

Des populations entières, déracinées par l’industrie, puis par la guerre, se nourrissent aujourd’hui de racines. L’orgie moderne finit en jeûne forcé, après le sacrifice sanglant. Chez les Papous prévalait l’ordre inverse : jeûne, sacrifice sanglant, orgie.

L’éducation totalitaire abaisse certainement le niveau de l’intelligence moyenne dans une nation. Mais je redoute parfois que l’instruction publique, dans nos démocraties, ne réussisse qu’à élever le niveau de la bêtise moyenne. (Voir les magazines populaires, chez nous autant qu’en Amérique.)

Pourquoi les Suisses ne condamnent-ils que les excès, et jamais le défaut de grandes vertus ? Pourquoi disent-ils sans cesse de leur voisin : il boit trop, il court trop, il parle trop, il en fait trop, il est trop passionné, — mais jamais : c’est une petite nature, il est bien sec, il manque d’esprit, il ne se passionne pour rien ? Pourquoi détestent-ils tout ce qui dépasse et tolèrent-ils si bien ce qui n’atteint même pas une moyenne réputée honnête ?

Ils ne se doutent pas que pécher par défaut est bien plus grave que pécher par excès, et bien plus funeste pour l’âme. À leurs yeux, le péché c’est l’excès. Mais l’excès de médiocrité, même dans les vices, le voient-ils ?

Quand j’entends certains personnages officiels appeler l’esprit à la rescousse pour « barrer la route au fascisme », je me dis à part moi : Les imprudents ! S’ils étaient pris au mot, s’ils étaient exaucés, si les puissances de l’esprit se réveillaient vraiment dans le monde, ces messieurs comprendraient, mais trop tard, qu’Hitler était beaucoup plus tolérable, beaucoup moins puissant et jaloux que cet esprit qui faisait dire à un prophète : « C’est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant ! »

Pourquoi l’époque présente est-elle une basse époque spirituelle ? Parce que tout y est dominé par la lutte contre Hitler. Or il est trop facile d’être contre Hitler, trop facile de se sentir meilleur que les nazis. Les grandes époques spirituelles sont celles qui centrent leur conflit sur une définition métaphysique : filioque, salut par la foi, grâce suffisante…

Fin mars 1940

Le petit nuage. — Au mois d’août de l’année dernière, le jour du pacte germano-soviétique, j’ai fait deux choses. Primo, j’ai bouclé mes dossiers, lettres, et papiers personnels, je les ai mis en lieu sûr et j’ai sorti mes uniformes pour les aérer. Secundo, j’ai envoyé à un certain nombre de mes amis la phrase suivante : « Au plus fort de la persécution entreprise par Julien l’Apostat contre les chrétiens, quand tout espoir humain semblait perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c’est un petit nuage, il passera. »

Je viens de recevoir une lettre de « quelque part dans le Proche-Orient » et une autre des États-Unis. La première me dit : « Le petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. La vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « Le petit nuage passera, oui… et nous avec ! »

Selon l’humeur du jour, je donne raison à l’une ou à l’autre de ces lettres. Pas d’importance. Ce qui est important, c’est la certitude « qu’il passera ».

Que sont nos petits accès de découragement, ces brumes qu’un léger vent d’avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’est-ce que cela au regard de la menace énorme qui domine l’Europe d’aujourd’hui ?

Eh bien, cette menace, à son tour, n’est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour de tous les temps. Karl Barth nous le disait l’autre jour à Tavannes où nous avions donné deux conférences devant un vaste rassemblement de jeunes gens : « Comme chrétiens, nous n’avons à redouter que le Prince de tous les démons, et non pas tel ou tel démon qu’il nous délègue de temps à autre. Le combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l’un de ces petits personnages, ce combat, si “total” qu’il soit, ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour le “combat final” où le Christ seul pourra nous sauver, lorsque le Malin en personne nous accusera au Jugement dernier. »

Voilà les dimensions réelles qu’il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner la vraie mesure de nos soucis, de nos misérables cafards, de nos craintes dérisoires et mesquines. « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut comme parole d’Évangile quand je le lus l’année dernière.

En voici un écho que je viens de trouver dans un livre interdit par nos censeurs 78. L’auteur fut l’un des chefs du parti hitlérien ; écœuré, il vient de démissionner (la scène se passe en 1935) et il s’attend à être abattu par ses anciens amis. Dans le refuge précaire d’un Christliches Hospiz, il sent peser sur lui d’une manière insupportable le sombre avenir de son pays. « Dans mon désespoir, écrit-il, j’eus recours à l’Évangile qu’on trouve sur toutes les tables de nuit de ces hospices. Je le feuilletai et mon premier regard tomba sur cette parole consolante : Ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente aux yeux de tous. »

Berne, avril 1940

L’arme secrète de la démocratie, c’est la franchise. On nous répète : « Qui ne sait se taire nuit à son pays. » Fort bien. Mais il y a des silences plus dangereux pour l’âme d’un peuple que les paroles imprudentes… Il y a des cas où qui ne sait parler nuit à son pays et à l’humanité en général.

C’est ce que j’ai développé hier matin devant le micro de Radio Berne, qui m’avait offert un quart d’heure, libre de toute censure préalable.

11 mai 1940

Nouvelle mobilisation générale. Il m’apparaît que notre section Armée et Foyer n’aura plus rien à faire pendant les jours qui viennent. Accompagné d’un de mes camarades, je vais donc m’annoncer auprès du chef de la police de Berne qui a demandé quelques volontaires. Il nous expose notre tâche : prendre le commandement des pelotons chargés d’arrêter en cas d’agression allemande, à la première heure, les 70 chefs de quartier nazis qui opèrent dans la ville fédérale. Des camions sont alignés dans la cour pour cette éventualité. Voici le plan de la ville, les maisons, les étages et les noms de ces messieurs, indiqués avec précision. Forcer la porte, couper les fils de téléphone, prendre le type, ramasser les papiers…

La légation allemande, nous dit-il, est un dépôt d’armes et un blockhaus bétonné. Mais nous avons installé un canon dans la maison d’en face. L’ordre récemment donné aux étrangers de déposer leurs armes aux postes de police a permis d’observer le phénomène suivant : au jour fixé, tous les employés de la légation nazie se sont rendus à leur bureau porteurs de petites valises et de serviettes anormalement gonflées. Une femme traînait un énorme filet à provisions qui semblait bien lourd pour ne contenir que des salades…

16 mai 1940, près de la frontière

Rappelé à la troupe. Les hommes gonflés à bloc crient : « À Stuttgart ! » La Hollande écrasée. Je traîne encore la jambe gauche, suite de cette déchirure du ménisque mal soignée. On me renvoie à Berne.

24 mai 1940

Écouté la radio. Opéra de Mozart. Et dans une seule bouffée, toutes ces nuits de Vienne, élégantes passions égarées, musique aux jardins jusqu’à l’aube… Un quart de tour, nouvelles de la bataille des Flandres, c’est la fin d’un communiqué, régions perdues encore, régions perdues dans le passé et territoires envahis. Le passé, le présent réduits se rétrécissent vers la catastrophe. Il n’est plus d’autre issue que la nuit, mais viendra-t-elle après ma mort ou avec elle ?

« Une nuit viendra, pendant laquelle personne ne peut agir. »

Ou faudra-t-il enterrer nos secrets pour d’autres qui peut-être ne viendront jamais ?

Car la carte des pays libres se rétrécit de jour en jour et d’heure en heure, à chaque fois que j’allume cet œil vert — pays perdus, souvenirs saccagés. S’il y avait une victoire enfin, ce serait un retour au passé. Vaudrait-il mieux qu’alors ? Saurions-nous mieux le vivre, augmenté du souvenir de sa perte ? Mais le passé ne reviendra jamais, ce bon vieux temps que je sentais présent — un an déjà ! comme dans les chansons — même si la guerre était gagnée, même si demain nous devions vivre encore…

À quoi pensent-ils, ceux de la bataille ? Ont-ils de ces retours soudains vers des moments de tendresse banale ? Ils deviendraient fous de révolte… Ils en ont, ils en ont sûrement quand ils s’endorment épuisés, sur un talus, ou pire encore : ils en ont au réveil, affreux bonheur d’une illusion rapide, où suis-je ? déjà tout recommence, sans relâche, et cet acharnement des choses contre moi, voulant quoi, sans relâche ? voulant ma mort à moi. C’est sérieux, cette fois-ci ça y est !

Vivant un cauchemar qui est vrai, nous allons en désordre au réveil. La mort, le désespoir en plein midi, — ou la reconnaissance de l’unique nécessaire ?

6 juin 1940

Hier soir, à Lausanne, avec Theo Spoerri, pour l’émission nationale à la radio. Il a parlé de la Suisse romande, moi de la Suisse allemande. En sortant du studio, nous apprenons que Paris vient d’être bombardé pour la première fois.

Dans le train qui nous ramenait ce matin à Berne, je lui ai dit : « Si la France est battue, le moral de la Suisse va peut-être flancher. Beaucoup seront tentés de céder à diverses pressions. Pourtant nous sommes les seuls à pouvoir nous défendre. Depuis plusieurs années, je pense au Saint-Gothard comme au cœur de l’Europe, à son bastion sacré. C’est pour le garder libre que nos premiers cantons ont reçu la liberté d’Empire. Or il se trouve que, providentiellement, le Gothard est le type même de la position imprenable dans la guerre actuelle. Il faudrait déclencher une action, dans tout le pays, pour la résistance à tout prix, avec le Gothard comme symbole et comme grand atout militaire… »

Il acquiesce. Je poursuis.

— Une action qui réunirait tous les groupements organisés en Suisse, mais en dehors des partis politiques…

— Oui, dit-il, c’est une idée. (Et pendant une seconde je n’ai pas su s’il était ironique ou sérieux.) Une bonne idée… Seulement ce n’est rien d’en parler. Il faut le faire.

J’ai senti, sous son regard direct, le danger d’avoir une idée et de l’exprimer sans précautions, avant d’avoir calculé la dépense.

12 juin 1940

Débâcle française sur la Seine. Notre projet me travaille. Spoerri insiste, agit, et des contacts sont pris à droite et à gauche. Vertige de sentir une idée qui s’incarne, qui « prend corps ».

Dimanche, 16 juin 1940

À onze heures, hier matin mon ordonnance fait irruption dans mon bureau, claque les talons, et m’annonce qu’on vient d’entendre à la radio que les Allemands sont entrés dans Paris.

— Merci. Repos !

Il est sorti, me voyant incapable de rien dire de plus. Je suis resté immobile un long moment. Je n’avais pas grand-chose d’urgent à faire jusqu’à midi. J’ai écrit deux pages sur l’entrée d’Hitler à Paris, les ai recopiées, et envoyées à la Gazette de Lausanne . « Voyez si les prescriptions de la censure vous permettent de publier cela. »

Aujourd’hui, M. P…, qui est à la Censure, vient déjeuner. Je lui dis le contenu de mon article. Il pense que ça ne passera pas. Tant pis, j’ai fait ce qu’il fallait faire.

Je recopie mon brouillon d’une page et demie.

 

« à cette heure où paris… »

À cette heure où Paris exsangue voile sa face d’un nuage et se tait, que son deuil soit le deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.

Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai le goût d’être un Européen. La Ville Lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert de hautes pierres sans âme, cimetière…

L’envahisseur avait prophétisé : le 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant l’esprit, devant le sentiment, devant ce qui fait la valeur de la vie.

Je songe au chef de guerre qui traverse aujourd’hui ces rues les plus émouvantes du monde : il ne les connaîtra jamais. Il ne verra que d’aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais de quelque chose d’irremplaçable, de quelque chose qu’on peut tuer, mais qu’on ne peut conquérir par la force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans le monde entier les servants des « Panzerdivisionen ». Quelque chose d’indéfinissable et que nous appelions Paris.

C’est ici l’impuissance tragique de ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas de l’ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.

N’importe quel badaud d’un soir de juin pouvait s’annexer pour toujours le bonheur d’un couchant sur Saint-Germain-des-Prés, le grisant glissement de la foule de l’Arc aux Chevaux de Marly, les siècles de grandeur, de misère, de sagesse, dont le visage de cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait les traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.

La confrontation stupéfiante de cet homme et de cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars les dons de l’âme et les raisons de vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois le tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que le fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que le jour de la pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux la moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. « … car ils ne savent ce qu’ils font. »

Lundi 17 juin 1940, soir

Faisons le point, bon exercice pour rester maître de soi-même.

Petite maison louée à mi-pente du Gurten. Au-dessous, des cités-jardins et des usines. Plus loin la ville, la longue façade verdâtre du Palais fédéral sur une falaise. À l’horizon, la barrière sombre du Jura, et au-delà se passe la guerre. Derrière notre maison, des prairies montent jusqu’aux lisières de la forêt de sapins couronnant le Gurten. Toutes les demi-heures, des avions passent, volant très bas. Cette prairie dominant la ville serait un terrain d’atterrissage tout désigné pour des parachutistes. Je la regarde de temps à autre en écartant le rideau, mais rien encore.

Au milieu de la nuit dernière, réveillé par deux détonations qui semblaient provenir de la forêt. Me suis levé pensant que c’était commencé. D’une fenêtre donnant au nord, j’ai regardé longtemps la ville, apparemment paisible, et la ligne précise des crêtes du Jura sur un ciel tourmenté où je guettais des lueurs. Quelques camions ont passé sous la fenêtre, tous feux éteints, montant lentement vers le Gurten. Pas d’autre bruit. Me suis recouché pensant que s’il se passait quelque chose, je serais alerté par téléphone. Peu dormi, et levé à six heures.

Avant d’entrer à mon bureau, près de la gare, acheté comme chaque matin la Gazette . Mon article — je n’y pensais plus — en première page, à côté d’un appel à se taire lancé par le gouvernement vaudois ! Je le relis rapidement dans l’escalier : il me paraît un peu sentimental, je me demande s’il est bien à la mesure du tragique dans lequel nous baignons… L’ai fait lire au lieutenant-colonel et aux autres camarades, ils le trouvent bien, mais ne paraissent pas spécialement frappés. Cela passera donc sans histoires. Vers la fin de la matinée, téléphone de M… Oui, il y aura des histoires…, paraît-il. Mais rien de nouveau jusqu’à six heures moins deux minutes. Je me prépare à sortir. Sonnerie du téléphone. On va me parler de l’E.-M. du Général.

— C’est bien vous qui avez écrit l’article paru ce matin dans la Gazette  ?

— Oui, mon colonel.

— Avez-vous demandé l’autorisation de vos supérieurs ?

— Non, mon colonel.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas officier de carrière.

— Vous deviez le faire quand même. Vous êtes accusé d’injures à un chef d’État étranger. Vous mettez en danger la sécurité de la Suisse. C’est grave, c’est… très grave ! Terminé.

— Terminé.

Bon. Nous verrons cela demain matin. Arriver à sept heures tapantes au bureau, surtout.

Notre projet du 6 juin se précise. Ph. M. est en train de convoquer pour le 22 juin les dix personnes que nous avons « contactées » ces jours derniers. Secret bien gardé jusqu’ici.

Ce matin, on nous a informés au bureau de ce qui s’est passé la nuit dernière. C’était sérieux. Attaques de saboteurs contre nos aérodromes. Mais on veillait partout. À la nuit, des barricades ont été dressées dans les rues de la ville. La troupe a arrêté des automobilistes munis de passeports français, mais aucun n’était français. La population, sortie pour voir, avait l’air en fête. Raisons de croire que le coup nazi, raté cette nuit, sera suivi à bref délai de manifestations plus énergiques…

Mon genou est enflé. Handicap irritant dans ces moments où tout peut arriver.

18 juin 1940

À sept heures précises au bureau. Sur ma table, une note me priant de passer chez le colonel.

— Bonjour, mon cher. Asseyez-vous.

(Je me dis : « C’est donc si grave que cela ? »)

— J’ai beaucoup aimé votre article… Mais la légation d’Allemagne a protesté hier matin. J’ai l’ordre de vous faire conduire chez vous pour y prendre les arrêts. Voulez-vous me laisser votre pistolet ?

Je dépose mon pistolet sur le bureau. Je me sens tout nu. Faute de soldats baïonnette au canon — on n’en trouve point —, c’est le lieutenant-colonel M… qui m’accompagne à la maison, en voiture.

J’attends deux heures. Breakfast. Une auto militaire vient me prendre. Comparutions diverses. Dialogue invariable :

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Absolument rien. Je suppose que vous êtes d’accord avec mon article.

Il est question de me déférer au tribunal militaire. On me reconduit enfin chez moi.

Écouté la radio pendant des heures. La débâcle est consommée, la Suisse cernée par l’Axe — les colonnes de Guderian descendent vers la Faucille.

19 juin 1940

Atmosphère d’imminence, je ne puis la caractériser mieux. Tout est immédiat, concret, naturel et extravagant à la fois, comme l’événement quand il arrive. Je vois ce pré et je sais qu’il peut y apparaître dans un instant des hommes qui me tireront dessus. Je n’ai même plus mon pistolet, que je déposais chaque soir à côté de mon lit, depuis quelque temps. La radio, heure par heure, accumule par petites touches précises les éléments d’un énorme désastre, incroyable et vrai. Le téléphone m’apporte, heure par heure, les nouvelles de l’action entreprise pour notre « défense à tout prix ». (Beaucoup de précautions sont nécessaires, car je sens qu’on écoute mes téléphones 79.) Le risque individuel prend sa place normale dans le risque collectif. Cet accord supprime la réflexion sentimentale sur son propre cas, et sur le sort des nations. Il ne reste que la préoccupation des petites choses précises à faire.

 

Tourné le bouton de ma radio qui se trouvait arrêtée sur Londres. Une voix nasille, puis se précise à mesure que l’appareil s’échauffe. Je renforce. Quelle belle voix grave… Et tout d’un coup, le coup au cœur ! « … moi, général de Gaulle, je vous dis… »

Cette fois-ci j’ai pleuré. Quelle délivrance !

20 juin 1940

Mon colonel se présente à la porte de notre petite maison du Gurten. Je prends la position. Il tient dans chaque main un petit paquet attaché par un ruban.

— Ça, c’est du chocolat pour votre femme, ça, c’est des cigarettes parisiennes, pour vous. Maintenant, écoutez. La justice militaire ne veut pas de votre cas. C’est donc le Général lui-même qui vous condamne au maximum de la peine : quinze jours au fort de Saint-Maurice, au pain et à l’eau, sans visites ni courrier. Vous avez bien compris ? Vous êtes dès maintenant à Saint-Maurice. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas sortir dans les rues de Berne chaque soir avec une petite femme à chaque bras.

— À vos ordres, mon colonel ! J’ai toujours été partisan des vacances payées. Je vous remercie.

— Repos !

Le colonel a bien voulu prendre un verre, au terme de cette petite cérémonie.

 

Céder à l’ennemi sur le point de la liberté d’expression, n’est-ce point perdre, avant même que de se battre, l’une des raisons valables qu’on aurait de se battre, et l’une des marques de cette indépendance que l’armée justement se trouve chargée de défendre à tout prix80 ?

La première rencontre des dix « conjurés » aura lieu demain.

Fin juin 1940

Repris mon service à la section « Armée et Foyer ». Pendant mes vacances forcées, j’ai eu le temps de rédiger le manifeste de notre mouvement, qui a pris le nom de Ligue du Gothard pour ma plus grande satisfaction. Discuté et corrigé ce texte jusqu’à cinq heures du matin, avec les fondateurs, dans une petite salle de café enfumée par les cigares de l’infatigable Gottlieb Duttweiler.

L’organisation de la Ligue est double. Clandestine dans l’armée, sous l’impulsion d’un groupe de jeunes capitaines instructeurs. Publique dans le civil et devant l’opinion suisse, sous la responsabilité d’un directoire de dix membres.

Le manifeste constate que la Suisse est réduite à elle-même. Elle n’a pas d’autre garantie que son armée, pas d’autre allié que son terrain, pas d’autre espoir que son travail. Que les Suisses oublient donc leurs divisions partisanes. Venus de tous les points de l’horizon politique, décidés à faire converger nos efforts, nous fondons la Ligue du Gothard. Bastion naturel de la Suisse, cœur de l’Europe et limite des races, le Gothard est le grand symbole autour duquel tous les Confédérés peuvent s’unir dans leurs diversités… Nous n’avons qu’un seul but : maintenir la Suisse dans le présent et pour l’avenir. Nous ne vous promettons qu’un grand effort commun. Mais il nous rendra fiers d’être hommes, et d’être Suisses.

Ce texte va paraître dans soixante-quatorze journaux du pays. Dans chacun, nous avons acheté une page entière. (Formule de la publicité politique ou philanthropique aux États-Unis.) Frais payés sur la somme que nous a remise le capitaine E…, l’un des chefs de la Ligue des officiers. C’est tout ce qu’il possède, paraît-il.

26 juin 1940

Hier, discours de Pilet-Golaz, chef du Département politique fédéral. À propos du cessez-le-feu en France, il a parlé de notre « soulagement » ! Cela peut s’entendre de diverses manières, dont l’une est atroce. Je veux croire qu’il ne l’a pas senti. Mais ce matin, un officier de l’E. M. du Général me dit : « Pour la première fois de ma vie, j’ai eu honte d’être Suisse. »

Début de juillet 1940

Rencontres quotidiennes, à Berne ou à la campagne, soit avec des membres du directoire de la Ligue, soit avec notre homme de liaison entre la Ligue dans l’armée et la Ligue civile : le sergent L…81.

Une maison de Berne, à double entrée, nous permet des contacts discrets avec les représentants de la Ligue dans l’armée.

La presse a publié le manifeste. Elle en parle ! Beaucoup de lettres, de pamphlets, d’articles, nous accusent tour à tour de tendances fascistes, ou marxistes, ou corporatistes. Nos vrais « meneurs de jeu » seraient à la fois la grande industrie, les Groupes d’Oxford, la Migros, les Anglais, voire Gonzague de Reynold, dont on annonce par ailleurs la démission de notre directoire ; or, il n’en a jamais été membre.

Rien de plus normal. En dépit du choc causé par la défaite française, l’opinion suisse n’a pas encore compris toute l’ampleur du péril, et que c’est bien le tout de notre vie suisse et non pas tel parti plutôt qu’un autre, qui est radicalement menacé. Pas un n’aurait la moindre chance de « s’arranger » avec l’occupant hitlérien. Pour les intérêts matériels, c’est différent… Le fait est que la grande industrie boude la Ligue : elle attend de voir comment les choses tourneront.

Le Conseil fédéral paraît hésitant. Selon nos renseignements très précis, certains de ses membres seraient prêts à accéder aux exigences des nazis, formulées en onze points. (Point n° 1 : renvoi immédiat des directeurs des trois plus grands journaux suisses allemands.) D’autres seraient très nettement « résistants ». Un ou deux indécis.

Sur la base de ces informations et de leur analyse détaillée, le directoire de la Ligue du Gothard a décidé une démarche que je crois sans précédent dans l’histoire des conjurations politiques. Trois de ses membres, conduits par le professeur Theo Spoerri, ont sollicité une audience du Conseil fédéral. Ils ont mission de lui déclarer que s’il cède aux exigences des nazis, tout est prêt pour le renverser, des troupes et des blindés sont en alerte, une équipe de remplacement est prête à entrer en fonction. Si au contraire le Conseil fédéral résiste, il aura l’appui sans réserve de la Ligue civile et militaire.

Trop compromis depuis l’affaire de la Gazette de Lausanne et bridé par mes fonctions militaires, je ne pouvais faire partie de la délégation. J’ai attendu les résultats de la démarche dans un café proche du Palais fédéral. Les délégués m’y retrouvent après une heure. Le chef ad interim du Département politique les a reçus avec beaucoup de calme, a pris note de leur déclaration pour la transmettre à ses collègues, et bien sûr, n’a pu faire davantage. Mais les banderilles ont été plantées82.

10 juillet 1940

Réunion avec trois officiers de l’E. M. G. chargés de préparer le message du 1er août83 du Général. Après quelques heures d’essais peu convaincants — on ne peut pas écrire en groupe — ils me confient la rédaction. Ma position est un peu délicate. « Le Général est toujours furieux après vous ! » m’a dit hier encore mon colonel, un Bernois. Mais quoi ! D’une part, le Général ne saura pas que le texte est de ma main. D’autre part, je suis sûr qu’il en approuvera la pensée.

Mi-juillet 1940

Je vois se composer de plus en plus nettement le plan de résistance civique, et le jeu des forces sociales et politiques qu’il s’agit de coordonner, neutraliser ou utiliser. Mon immobilité forcée m’a donné une conscience presque physique des inerties qu’il faut mouvoir et lentement désarticuler — lentement au milieu de l’urgence générale ; coup par coup, détail par détail. Tout est détail, facile et plutôt fastidieux : téléphones, lettres, coups de sonnette, vérifications, petits retards, noms à retenir sans les noter, etc.

Ce qui m’étonne, dans l’action, c’est cela : elle n’est faite, en réalité, que de détails qui se succèdent prosaïquement. Rien d’excitant, sinon l’idée d’ensemble quand on prend un peu de recul, au moment de s’endormir, par exemple.

Fin juillet 1940

Je rédige une brochure intitulée : Qu’est-ce que la Ligue du Gothard  ? Dernière page :

La création de la Ligue du Gothard a produit un choc salutaire sur l’opinion suisse. Elle a rendu confiance à beaucoup de citoyens, elle a fait naître un grand espoir et dissipé certaines brumes de défaitisme.

La crainte de la concurrence a produit une émulation inattendue du côté des partis. Il est incontestable que sans la Ligue, les « communautés de travail », esquissées dans divers cantons, n’auraient pas vu si tôt le jour.

Nous savons qu’en réunissant des efforts jusqu’ici dispersés et des groupements naguère hostiles, nous créons le visage de la nouvelle génération et nous marchons dans la seule voie possible. Nous savons que la Suisse est gravement menacée, mais que notre action la renforce. De tout temps, à l’appel du danger, nos ancêtres se sont levés. C’est notre tour.

25 juillet 1940

Hier a eu lieu le rapport du Grütli84. Tout notre dispositif de défense regroupé autour du Gothard ! Notre rêve devient vrai ! Profonde impression dans l’armée et dans la population.

1er août 1940

La section « Armée et Foyer » publie le message du Général. Convergence parfaite avec le rapport du Grütli, que j’ignorais, naturellement, quand j’ai rédigé ces quelques pages.

Mi-août 1940

Réunion du directoire de la Ligue à Zurich, dans une villa du Zürichberg. Tandis que nous nous dirigeons vers un café, à l’heure du déjeuner, sur une route presque campagnarde, entre deux murs, une voiture militaire ouverte ralentit le long de nos petits groupes. Un jeune lieutenant inconnu de moi saute à terre, fait quelques pas à mes côtés et me dit rapidement : « Soyez prudent. Quatre chefs de la Ligue dans l’armée viennent d’être arrêtés, sur l’ordre du colonel Labhardt, commandant l’unité d’armée de Sargans. Ils avaient essayé d’obtenir son appui pendant une partie de la nuit. Il leur a laissé croire qu’il marchait, et à six heures ce matin, les a fait boucler. » Le lieutenant remonte, la voiture s’éloigne. Demain, je suis convoqué au Palais fédéral. Est-ce vraiment pour y discuter une fois de plus ce voyage aux États-Unis ?