(1970) Le Cheminement des esprits « Historique — Le mouvement européen » pp. 2-10

Le mouvement européen1

Nécessité et urgence de l’union

Quand un Américain déclare que votre idée est généreuse, c’est qu’il est ému : il va vous aider. Quand un Européen vous dit : l’Europe unie, oui, c’est une belle idée, une idée généreuse…, c’est qu’il n’a pas envie d’y croire, qu’il ne fera rien, qu’il pense qu’il est sérieux et que vous rêvez. C’est ainsi qu’une certaine bourgeoisie occidentale, politiquement analphabète dans ses propos et ses réflexes, imite à sa manière le cynisme frivole de la noblesse à la veille de la Révolution. Mais le grand style se perd et Staline est aux portes.

Il s’agit en réalité de la vie ou de la mort d’une civilisation. Fédérer nos petits peuples in extremis est notre seule chance de salut. On se demande en vain ce qu’il peut y avoir de « généreux » dans une opération de ce genre. Qu’il suffise de rappeler les données qui en déterminent exactement l’urgence.

La guerre a eu pour conséquences principales, d’une part, l’affaissement de l’Europe et, d’autre part, le surgissement au plan mondial de la Russie et de l’Amérique. Ces deux colosses sont en train de s’observer par-dessus nos têtes. Ils n’ont pas envie de se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour de la paix, et ils le prouvent, l’un en relevant nos ruines, et l’autre en annexant 700 000 kilomètres carrés de nos terres. Si bien qu’on ne voit plus très clairement s’il s’agit de poser les bases de la paix ou de s’assurer des bases pour faire la guerre, mais il reste évident que si les deux Grands continuent à se déclarer la paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.

Une seule puissance pourrait les séparer et les forcer au compromis, je veux dire à la paix, c’est l’Europe. Mais l’Europe n’est plus une puissance, parce qu’elle est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus la taille qu’il faut pour parler et se faire entendre dans le monde dominé par les deux grands empires. Et non seulement l’Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger la paix, mais chacune des nations qui la composent se voit menacée d’annexion politique ou de colonisation économique. Voici le fait fondamental qu’énonçait au congrès de La Haye le Message aux Européens  :

« Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance. Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, les problèmes que lui pose l’économie moderne. »

Les conclusions que l’on doit tirer de cette double constatation sont d’une tragique simplicité. Si les choses continuent comme elles vont :

1° les différents pays de l’Europe seront annexés ou colonisés l’un après l’autre ;

2° la question allemande ne sera pas réglée, fournissant un prétexte permanent à la guerre entre les deux Grands ;

3° rien ne pourra s’opposer à cette guerre, dont quel que soit le vainqueur — s’il en est un — c’est l’humanité tout entière qui sortira vaincue.

Si nous voulons sauver chacun de nos pays, il faut donc commencer par les unir. Et si nous voulons sauver la paix, ou plutôt faire la paix, il nous faut commencer par faire l’Europe, c’est-à-dire cette troisième puissance capable d’imposer un compromis, de l’inventer pour les deux autres.

Que si l’on me dit alors que l’Europe même unie serait encore trop faible pour tenir en respect les deux Grands, je répondrai par un seul chiffre : la population de l’Europe occidentale, à l’ouest du rideau de fer, est d’environ 320 millions d’habitants : c’est deux fois plus que l’Amérique, autant que la Russie et tous ses satellites. Si ces 320 millions d’habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent de porter tout leur poids d’un seul côté, ils seraient en mesure d’agir, de faire réfléchir l’agresseur, et de sauver la paix du monde.

Sur quoi j’imagine bien que personne n’osera dire (même pas les staliniens, ou pas comme cela) : « Je veux une Europe désunie… » En revanche, beaucoup pensent : « Tout cela est bel et bon, mais que fait-on et que pourra-t-on faire en temps utile ? » La paix, l’Europe unie, d’accord, c’est un beau rêve. En attendant, voici le cauchemar. Déjà les maréchaux s’installent et tirent leurs plans ; la Russie fait donner ses cinquièmes colonnes et l’Amérique numérote ses bombes.

Ainsi l’urgence s’ajoute à la nécessité. J’essaierai maintenant de répondre à ceux qui demandent ce qu’on a fait déjà, et ce qu’on peut faire à temps pour fédérer l’Europe.

Origines du mouvement fédéraliste

Il y eut Sully, qu’aime à citer Churchill : il rêvait d’une coalition. Il y eut Montesquieu, premier critique du nationalisme naissant. Il y eut Victor Hugo, prophétisant l’avènement du fédéralisme : « La Suisse, dans l’histoire, aura le dernier mot… » Il y eut Proudhon surtout, qui écrivait : « Le xxe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. » C’était vers 1860. Mais ces rêves et ces prophéties ne pouvaient concerner qu’un avenir incertain, au milieu du xixe siècle, quand la réalité politique de l’Europe était l’essor des grands nationalismes. Il y eut enfin, après la Première Guerre mondiale, le mouvement paneuropéen, lancé à Vienne en 1923 par le comte Coudenhove-Kalergi. Ce pionnier réussit à convaincre Briand, qui prêta sa grande voix traînarde à l’idée d’une union continentale. Mais ces premières ferveurs devaient bientôt se perdre dans la rumeur polyglotte des couloirs de la SDN. On en était aux constructions diplomatiques. Elles s’écroulèrent à la première épreuve. Aux yeux des jeunes gens de l’époque, il fallait quelque chose de plus profond, de plus prégnant, pour donner ses assises morales et doctrinales à la fédération européenne.

C’est alors qu’apparurent en France les premiers groupes personnalistes. Ils réunirent quelques centaines d’adhérents, quelques milliers de lecteurs pour leurs revues. Ces dernières n’étaient pas d’une lecture très facile. On y parlait beaucoup de l’engagement — un mot qui a fait fortune depuis dans d’autres bouches. On y faisait surtout de la doctrine. On s’attachait à définir cette conception fondamentale de l’homme que l’on baptisait la personne — l’homme « à la fois libre et responsable » que l’on opposait d’une part à l’individu sans devoirs, et d’autre part à l’homme collectiviste, au soldat politique sans droits. Mais puisqu’il s’agissait de s’engager, on s’appliquait à tirer de la doctrine ses conséquences politiques et sociales, et c’est ainsi que l’on aboutissait à un programme communautaire, fédéraliste, anticapitaliste mais antiétatique. Le grand public nous ignorait. Nous formions ce qu’on appelle avec un peu de pitié de « petits groupes d’intellectuels ».

Survint la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de l’Europe. On put croire un moment que tout notre travail allait être effacé pour toujours. C’était compter sans les mouvements de Résistance. Dans les réseaux clandestins, dans les camps, dans les journaux secrets qui se multipliaient en France, en Hollande, en Pologne, en Italie et en Yougoslavie, nos idées personnalistes se popularisaient, nos livres et nos revues passaient de main en main. Les événements que nous avions prévus parlaient pour nous, en dépit de toutes les censures. Et l’idée d’un avenir fédéraliste de l’Europe devenait, pour beaucoup, le symbole de l’espoir à l’horizon de la Libération2.

C’est pourquoi, dès l’année 1945, on vit surgir dans toute l’Europe un pullulement de petits groupes fédéralistes. On y retrouvait toutes les nuances politiques, nationales et religieuses qui font la richesse de l’Europe, et qui la rendent si difficile à gouverner.

La première tâche qui s’imposait, c’était de fédérer tous ces fédéralistes dispersés. Dès 1946, ce fut chose faite : l’Union européenne des fédéralistes se constituait et pouvait convoquer pour le mois d’août 1947, à Montreux, son premier Congrès.

Qu’étions-nous à l’époque, il y a un an et demi ? Cent-cinquante à deux-cents délégués venus d’une dizaine de pays, et représentant une cinquantaine d’associations de toutes les tailles, dont plusieurs n’étaient guère qu’un nom abstrait, touchant ou ambitieux, comme par exemple : Comité international d’amitié, ou Front humain des citoyens du monde… Nous nous sentions entourés à la fois de sympathies faciles et d’un scepticisme profond. Devant la tâche urgente, mais qui pouvait paraître surhumaine, de fédérer l’Europe, c’est-à-dire de mettre sur pied, contre vents et marées, des institutions continentales et de les faire admettre par les États, nous n’étions qu’une poignée d’hommes de bonne volonté, remarquablement dépourvus de moyens matériels, presque sans troupes derrière nous, et sans aucun appui de la part des gouvernements.

C’est ainsi qu’à Montreux nous sommes partis — nous sommes partis pour faire l’Europe, tout simplement.

On s’étonnera de la part que je viens de faire à la doctrine personnaliste dans la genèse de nos mouvements. Il est vrai que beaucoup de petits groupes qui se formèrent spontanément dans les camps et dans les maquis ne devaient rien à cette doctrine. Mais il est non moins vrai que les grands thèmes et le vocabulaire personnalistes reparaissent avec insistance dans tous les documents qui jalonnent les étapes du mouvement vers l’Europe unie, à partir du congrès de Montreux jusqu’à ceux de La Haye, de Rome et, tout récemment, de Bruxelles. Parmi bien d’autres influences conjuguées, celle-ci demeure, me semble-t-il, la plus constante et la plus aisément discernable.

De Montreux à Bruxelles

Le congrès de Montreux n’était pas terminé que l’idée naissait parmi nous d’en élargir l’action en convoquant, pour le printemps de l’année suivante, des états généraux de l’Europe. Sur-le-champ, des accords furent esquissés avec les représentants d’autres mouvements venus en qualité d’observateurs.

Les envoyés du United Europe Committee nous informèrent que le président de ce groupement, Winston Churchill, avait également l’intention de convoquer un « Congrès de l’Europe ». Il ne s’agissait pas, dans son esprit, d’une entreprise « fédéraliste » au sens précis, mais plutôt d’une action de propagande destinée à faciliter cette « union » des États de l’Europe que Churchill avait réclamée dans son grand discours de Zurich. C’est de ces deux initiatives indépendantes, et de leur rencontre à Montreux, que devait sortir le congrès de La Haye.

Dès l’automne 1947, un Comité de coordination des mouvements pour l’union de l’Europe dressait les plans de travail pour La Haye. Il groupait les quatre organisations suivantes : Union européenne des fédéralistes (présidents H. Brugmans et Ignazio Silone) ; United Europe Committee (W. Churchill) ; Ligue indépendante de coopération économique (Paul van Zeeland) ; Comité français pour l’Europe unie (E. Herriot et R. Dautry). Les Nouvelles équipes internationales (Robert Bichet) et l’Union parlementaire européenne (Coudenhove-Kalergi) adhérèrent quelques mois plus tard, suivies, après La Haye, par le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe.

Le 7 mai 1948, dans la Salle des chevaliers du Parlement néerlandais, s’ouvrait le Congrès de l’Europe. Nous étions cette fois-ci plus de huit-cents délégués, parmi lesquels des ex-Premiers tels que Churchill, Ramadier, Reynaud et van Zeeland, soixante ministres et anciens ministres, près de deux-cents députés aux divers parlements européens, des syndicalistes et des grands patrons, des socialistes et des conservateurs, des juristes et des écrivains, des professeurs et des évêques, ainsi que de nombreux représentants des mouvements féminins et universitaires.

Trois résolutions furent votées : économique, politique et culturelle. La résolution politique prévoyait, comme prochaine étape, la convocation d’une Assemblée européenne, dont les membres seraient élus « dans leur sein ou au-dehors » par les parlements des nations participantes.

Ce projet fut mis au point très rapidement, au lendemain du congrès de La Haye. Par l’intermédiaire de M. Bidault, il fut présenté à la réunion des ministres des Affaires étrangères des cinq pays signataires du pacte de Bruxelles.

Le 18 août notre Memorandum sur l’Assemblée européenne se voyait accepté sans réserve par le gouvernement français, bientôt suivi par le gouvernement belge.

Quelques semaines plus tard, à la suite d’une décision des Cinq et sur la demande réitérée de nos mouvements, une conférence restreinte de dix-huit ministres et experts était convoquée à Paris, aux fins d’étudier la constitution d’un Parlement et d’un Conseil des ministres européens.

Le 28 janvier 1949, la conférence aboutissait à un premier accord, et pouvait annoncer la création prochaine d’un Conseil de l’Europe, comprenant d’une part un Comité de ministre, d’autre part un Corps consultatif, dont les attributions restaient à définir.

Parallèlement à cette action rapide sur le plan gouvernemental, nous poursuivions bien d’autres tâches : l’élargissement de nos mouvements et leur liaison, l’étude juridique des institutions à créer, la formation d’un Centre européen de la culture et de nombreux travaux économiques.

Au début de novembre 1948, l’Union européenne des fédéralistes réunissait à Rome son deuxième congrès annuel. À Montreux, nous avions tenu nos séances dans une modeste salle d’hôtel. À Rome, on nous offrit le palais de Venise et toutes ses salles immenses, restées vides depuis la fuite du dernier locataire. L’une de nos commissions siégeait dans le cabinet de travail du dictateur, et les séances plénières eurent lieu dans la salle même du Grand Conseil fasciste, sur les murs de laquelle on avait substitué aux faisceaux de licteur les grandes lettres du mot Europe. Le Congrès fut inauguré en présence de tous les ministres par un discours du président de la République, lui-même fédéraliste convaincu. Le comte Sforza vint à l’une des séances nous parler comme un militant : « On n’ose plus nous appeler des utopistes et des rêveurs ! s’écria-t-il. En réalité, vous êtes, nous sommes, la vérité en marche. » Et finalement, les congressistes furent reçus par le pape Pie XII, qui leur dit en français « sa plus vivante sympathie » pour l’œuvre urgente conduite par les fédéralistes.

Peu avant le congrès de Rome, le Comité de coordination des groupements militant pour l’union de l’Europe avait pris le nom de Mouvement européen, ses quatre présidents d’honneur étant Léon Blum, Winston Churchill, Alcide de Gasperi et Paul-Henri Spaak.

À la question : « Qu’a-t-on fait jusqu’ici pour la fédération de l’Europe ? » cet historique succinct permet donc de répondre : nous avons lancé un mouvement, nous avons conjugué les efforts entrepris de tous côtés par des tendances diverses, et nous sommes parvenus, plus rapidement que nous n’osions l’imaginer, à engrener sur les rouages des principaux gouvernements européens.

Ce qui n’était qu’un rêve il y a un siècle, qu’une théorie il y a quinze ans, qu’une espérance pendant la guerre, est aujourd’hui discuté par la presse, les parlements, les ministères, comme quelque chose qu’il faut réaliser d’urgence, et qui a les plus grandes chances de se réaliser.

Nous sommes donc arrivés à pied d’œuvre. Ici commence la bataille décisive.

Objectifs immédiats

L’effort du Mouvement européen, appuyé par la propagande ou les travaux spécialisés des six mouvements qui le composent, va se porter au cours des mois prochains sur quatre points : Assemblée, Cour des droits de l’homme, Mesures économiques, Centre de la Culture. Décrivons rapidement les forces en présence : nos plans, les résistances à vaincre.

L’Assemblée.— Les fédéralistes ayant fait triompher à La Haye le principe d’une représentation aussi large que possible non seulement des parlements (partis politiques), mais aussi des « forces vives » de chaque nation (syndicats, religions, universités, etc.), le Mouvement européen défendit ce point de vue dans son mémorandum du 18 août 1948. C’est ce que la presse nomme aujourd’hui, en simplifiant un peu, la position française. Je la nommerais plutôt la position fédéraliste. Car si l’on veut que les peuples soient représentés, c’est que l’on veut aboutir à autre chose qu’au « Corps consultatif » accepté par les Cinq : à l’Assemblée constituante de l’Europe, qui pourra seule contraindre les États à s’incliner devant un pouvoir fédéral, mettant un terme au règne féodal des souverainetés nationales absolues.

La position dite britannique (en fait, celle de M. Bevin) tend, au contraire, à réduire l’Assemblée au rôle purement consultatif d’un petit Congrès d’experts nommés par les gouvernements. Tout le pouvoir, dans ce cas, reviendrait aux ministres.

Essayons de comprendre une attitude qui risque de se confondre, aux yeux de nos militants, avec une volonté sournoise de sabotage. Les Britanniques respectent leur gouvernement. Ils pensent que les ministres sont là pour gouverner, ce qui paraît étrange à beaucoup de Latins. Ils pensent donc, tout naturellement, que l’Europe sera faite par des ministres. Et cela ne va pas à une fédération, mais à quelques mesures empiriques (ils disent : pratiques) qui ne porteront aucune atteinte aux souverainetés nationales, et ne troubleront pas l’économie travailliste dans son austère insularité…

Step by step, répètent les Anglais. Nous leur disons : « Vous ne pouvez franchir un abîme pas à pas, il faut sauter. » Le saut, dans ce cas, consistera à transformer le « Corps consultatif » en Assemblée constituante.

Cour des droits de l’homme. — On sait qu’une Charte des droits de l’homme vient d’être adoptée par l’ONU. Elle restera malheureusement inopérante tant que les États resteront souverains. Car c’est la protection des droits de la personne et des droits des minorités contre l’État qu’il s’agit de sauvegarder aujourd’hui. Et cela suppose l’institution d’une Cour suprême, c’est-à-dire d’une instance supérieure aux États, dotée des pouvoirs nécessaires pour enquêter sur leur territoire et pour faire exécuter ses arrêts à leurs dépens, s’il y a lieu.

C’est pourquoi le Conseil international du Mouvement européen, dans sa réunion de Bruxelles, a recommandé que soit créée, par convention entre les États membres de l’union européenne, une Cour des droits de l’homme et une Commission d’enquête indépendante des gouvernements. Ces deux organes formeraient le noyau d’un véritable pouvoir fédéral. Il me paraît clair qu’ils impliquent la création d’une force de police fédérale. Car enfin, de quoi s’agit-il, sinon de créer un tribunal devant lequel puisse être déféré, le cas échéant, tout État qui céderait au totalitarisme ?

Mesures économiques. — Le contradicteur moyen aime à nous dire que nos plans « généreux » vaudront le papier qui les supporte, tant que nous n’aurons pas résolu les grands problèmes économiques. Nous sommes un certain nombre à penser qu’au contraire, la plupart des problèmes économiques resteront insolubles en fait, tant que nos plans politiques n’auront pas abouti. La sagesse des experts, dans chacun de nos pays, se réduit au conseil classique : augmenter les exportations. L’homme de la rue s’étonne de voir cette farce rééditée chaque jour avec tant de gravité. Il se dit naïvement que toute exportation devient importation chez le voisin. Une conférence d’économistes européens, convoquée pour le mois d’avril à Westminster, essaiera de dépasser le plan des absurdités officielles. Parmi les mesures que défendent la plupart des fédéralistes, signalons l’abaissement progressif des barrières douanières, l’instauration d’une monnaie européenne, la création d’une régie fédérale des houillères (solution du problème de la Ruhr). On doit attendre avec curiosité le résultat des discussions de notre section économique, si l’on songe qu’elle a pu réunir, sous le signe de l’Europe, des hommes aussi divers que le dirigiste André Philip, le libéral Giscard d’Estaing, Lord Layton et Léon Jouhaux.

Centre européen de la culture. — Finalement, il nous paraît clair que toutes les mesures économiques et politiques que pourrait proposer le Mouvement européen resteraient lettre morte, s’il n’existait, en deçà et au-delà des divisions qu’il nous faut surmonter, une entité européenne bien vivante, un sentiment commun auquel il soit possible de faire appel dès maintenant, une civilisation occidentale. Réveiller, exprimer, informer cette conscience de notre unité dans la richesse de nos diversités, telle doit être, avant tout comme après tout, la vocation de notre Mouvement européen. S’il ne mettait la culture à sa place, qui est à la fois primordiale et finale, il cesserait de mériter l’adjectif de son titre. C’est pourquoi le congrès de La Haye a réclamé l’institution rapide d’un Centre européen de la culture, capable de « donner une voix à la conscience de l’Europe et des peuples qui lui sont associés ». Il ne s’agit nullement de fomenter on ne sait quel nationalisme européen, mais au contraire de restaurer le rayonnement des valeurs que l’Europe, malgré tout, illustre encore aux yeux du monde entier : une certaine conception de la personne humaine et de ses libertés fondamentales, antérieures et supérieures à l’État ; un certain refus de l’uniformité, un certain sens du dialogue permanent, condition de notre liberté ; une manière de « chercher à comprendre » qui est notre forme intime de résistance aux mises au pas totalitaires…

De tous côtés surgissent, dans nos divers pays, des instituts qui veulent travailler pour l’Europe. Coordonner toutes ces initiatives dans le cadre d’un grand mouvement qui leur donnera le moyen de concourir à l’édification d’un ordre libre ; former une opinion européenne ; offrir un lieu de rencontres à nos meilleurs esprits, ce sont là quelques-unes des ambitions du Centre européen de la culture qui s’ouvrira bientôt en Suisse.

Il n’est point d’ordre économique possible sans une volonté préalable de mise en ordre politique. Il n’est point d’ordre politique qui serve l’homme, s’il n’est orienté dès le départ par une vision libératrice et fascinante. L’Europe se fera, en dépit des experts (qui savent toujours que c’est Dewey qui sera élu), parce qu’une équipe de véritables résistants — ceux qui résistent à la fatalité — l’auront vue et marchent vers elle. Il se peut que la vision qui les guide, éclairant le chemin sous leurs pas, cache une réalité finale qui les surprenne. Christophe Colomb voyait les Indes, ou nommait ainsi sa vision. Contre vents et marées, contre tous les experts de son époque, il se mit en route pour la joindre. Mais nous, quel continent nouveau, tout imprévu, risquons-nous d’aborder ? Et quel bonheur, auquel il suffirait peut-être d’oser croire ? Se peut-il que ce soit tout simplement l’Europe, redécouverte à la faveur de son union ? Une Europe rajeunie qui deviendrait soudain, pour nos yeux étonnés, la Terre promise.