(1970) Le Cheminement des esprits « Diagnostics de la culture — À la table ronde du Conseil de l’Europe » pp. 70-74

À la table ronde du Conseil de l’Europe

Discours prononcé au Capitole de Rome, lors de la séance de clôture de la table ronde organisée par le Conseil de l’Europe, en octobre 1953.

Présidée par le directeur du Centre européen de la culture, la table ronde groupait des publicistes, écrivains et professeurs représentant les pays membres du Conseil de l’Europe, autour d’un groupe de six « Sages » : Alcide de Gasperi, Robert Schuman, Arnold Toynbee, l’ambassadeur van Kleffens, le professeur Eugen Kogon, et M. Löfstedt, recteur de l’Université d’Upsal.

L’une des œuvres les plus célèbres de Gauguin, un grand triptyque qu’il peignit au seuil de notre siècle, s’intitule : D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

Je n’imagine pas de meilleur motto pour cette table ronde de l’Europe, dont je viens d’avoir l’honneur de diriger les débats pendant quatre journées mémorables. Où en sommes-nous, nous autres Européens de 1953 ?

Une phrase prononcée l’an dernier par le président de l’Assemblée consultative de Strasbourg, Paul-Henri Spaak, répond d’une manière dramatique à cette question. « Nous autres Européens, nous vivons, depuis la dernière guerre, dans la peur des Russes et de la charité des Américains. » Je traduis cette phrase en chiffres, et cela donne le curieux résultat que voici : « À l’ouest du rideau de fer, 330 millions d’hommes vivent dans la peur de 190 millions et de la charité de 160 millions. »

La raison de ce paradoxe est des plus simples. Nous ne nous sentons pas en réalité, 330 millions d’Européens, mais seulement 42 millions de Français, 8 millions de Belges, 3 millions de Norvégiens… Nous pensons et sentons par nations cloisonnées, dans l’ère des grands empires continentaux, des grands marchés, et de la stratégie mondiale. Nous nous sentons, en conséquence, trop petits pour le siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans le monde, notre indépendance politique, économique et peut-être morale.

Et certes, nous perdrons tout cela, tout ce qui fait le sens même de nos vies, si nous persistons à demeurer une vingtaine de nations, de cantons désunis. Mais au contraire, nous pouvons tout sauver par une union qui ferait de l’Europe, dans la réalité vivante et dans les cœurs, ce qu’elle n’est aujourd’hui que dans l’arithmétique.

Que manque-t-il à l’Europe pour se sauver, pour rejoindre un salut tout proche et comme à portée de la main ? Il ne lui manque peut-être qu’une seule chose : la conscience des périls qu’elle encourt, que tous nos pays courent ensemble, — et la conscience aussi des ressources immenses qui sont là, dont elle peut disposer — à la seule condition de s’unir.

Une prise de conscience. Un réveil. Telle paraît donc la condition première de toute action concrète et raisonnable en faveur de l’union, notre salut prochain.

C’est ainsi, j’imagine, que l’on voyait les choses, dans les milieux du Conseil de l’Europe où germa, voici quelques mois, l’idée d’une table ronde européenne. La construction de l’Europe avançait mais lentement : économique, politique, militaire. Mais les résistances croissaient, à la mesure des gains déjà réalisés.

Comment réduire ces résistances là où elles sont, dans les esprits et dans les cœurs ? Comment réveiller l’opinion ? Les slogans s’usent très vite, et la jeunesse actuelle accueille avec un scepticisme amer nos plus éloquents bavardages. Il fallait donc d’une part approfondir l’idée même de l’Europe unie, par une sérieuse méditation ; d’autre part nourrir l’opinion par un sérieux effort d’information.

La tâche de méditer sur nos destins, le Conseil de l’Europe l’a confiée à un petit groupe de six hommes, dont la composition me paraît tout à fait remarquable. L’on y trouve en effet côte à côte des hommes d’État du premier rang, mais rompus aux disciplines de l’esprit ; et des hommes de pensée dans la rigueur du terme, mais riches d’une expérience intime des nécessités de l’action. Autour de ce mariage très significatif de la méditation et de l’expérience, une quinzaine de publicistes réputés se sont réunis, — un par membre du Conseil de l’Europe — afin de rechercher ensemble les moyens de faire connaître et d’illustrer, chacun dans sa sphère d’influence, les résultats de la réflexion des Six.

Tout cela dans le cadre à la fois prestigieux et familier de la villa Aldobrandini.

Voilà pour l’historique de cette rencontre, d’un type absolument nouveau, vous le voyez. Mais je sais bien que vous êtes surtout curieux des résultats pratiques de ces quatre journées.

Permettez-moi de faire appel, ici, à votre sympathie la plus active et à votre imagination. Vous avez devant vous un homme qui sort à peine depuis quelques instants d’un bain presque ininterrompu de quatre jours dans une discussion serrée, parfois même passionnée, et conduite en deux ou trois langues, par des esprits et des tempéraments aussi variés que le sont les vingt-deux peuples de l’Europe et les familles intellectuelles qui les composent. Cet homme, de plus, étant un écrivain qui n’est pas absolument sans idées sur les sujets traités, s’est vu contraint par sa fonction présidentielle dans ces débats, d’accorder la parole à tous — sauf à lui-même ! Comment, sortant à peine d’une telle épreuve, pourrait-il sérieusement prétendre vous apporter ici le récit objectif des joutes qui furent livrées par vingt-et-un chevaliers autour de cette moderne table ronde, et dont les mille échos remplissent encore sa tête ?

Laissez-moi donc vous décrire simplement, et en toute subjectivité, les premières impressions d’ensemble que je sens se former en moi.

Le souci dominant de la table ronde était de dégager, pour nos contemporains, une large vision de notre situation, capable d’orienter l’action prochaine. Pour mieux savoir où nous allons, il fallait voir d’abord d’où nous venons.

Cette recherche des origines communes à tous les peuples de l’Europe, nous l’avons faite sous la conduite magistrale et souriante d’un des plus grands historiens de notre temps, M. Toynbee. Et nous avons vu se dessiner la courbe de l’extraordinaire aventure collective de l’Occident : la naissance de notre civilisation au confluent des trois courants issus d’Athènes, de Rome, et de Jérusalem ; son expansion dans le monde entier ; l’exportation pêle-mêle de nos idéaux religieux, de nos formes politiques, aussi, et enfin des secrets techniques de notre puissance, chez tous les peuples de la terre ; et puis soudain, au xxe siècle, le renversement subit et complet de notre position dans le monde ; la montée des empires unifiés, devant nos divisions sanglantes, la crise de nos idéaux devant la propagande massive des dictatures ; les moyens matériels et intellectuels de notre domination retournés contre nous. Nous avons vu clairement que nos pays n’avaient plus d’autre issue pratique, d’autre avenir possible que dans l’union.

Voilà d’où nous venons, et voilà les raisons de craindre et d’espérer que nous portons en nous, dans notre chair et notre sang, dans la mémoire commune de notre vieille famille européenne, si profondément unie en deçà et au-dessous de nos récentes divisions nationales et linguistiques, qui se révèlent alors, en vérité, relativement superficielles.

Le diagnostic ainsi posé, nous nous sommes tournés vers l’avenir : où allons-nous ? Et c’est M. Robert Schuman qui nous a présenté le tableau des mesures politiques et institutionnelles capables de traduire notre communauté.

Nous n’avons pas trouvé de solutions faciles, ni de recettes miraculeuses pour supprimer le mal et assurer le bien dans un délai garanti, or you get your money back ! Mais nous avons déterminé clairement nos responsabilités immédiates devant l’Europe et devant le monde, et nous avons formulé les buts communs qui peuvent unir les Européens. Car ce sont beaucoup moins leurs origines que les buts qu’ils regardent ensemble, qui peuvent rendre les hommes fraternels.

Devant l’opposition en apparence irréductible de la foi religieuse et des certitudes relatives fondées sur la science, nous avons posé la nécessité du dialogue fécond, de la mise en question réciproque dans la tolérance mutuelle. Et cela nous a conduits à esquisser les principes d’une morale civique, européenne, commune aux deux familles d’esprit.

Devant la contradiction apparente entre l’exigence d’unification de nos pays, et l’exigence de sauver les diversités qui ont fait la richesse de l’Europe, nous avons posé la nécessité de structures politiques nouvelles, d’institutions supranationales d’un type nouveau, permettant de mettre en commun ce qui doit l’être pour bien marcher, afin de mieux faire vivre et de sauver ce qui doit normalement demeurer distinct, privé, original.

Nous n’avons pas dressé les plans d’une civilisation modèle. Mais nous avons pensé que le devoir et le salut des Européens consistait aujourd’hui à édifier des modèles nouveaux de société — valables pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour le reste du monde. Un seul exemple : le nationalisme a été notre invention commune. Nous l’avons communiqué, « donné » au monde entier et cette liqueur tout d’abord enivrante est bientôt devenue poison. C’est à nous qu’il appartient donc, aujourd’hui, d’inventer l’antidote de ce toxique. C’est à nous d’inventer pour tous les moyens de dépasser notre nationalisme, sans perdre cependant ce qu’il a pu garder de valable ; de dépasser les souverainetés nationales devenues largement fictives, et de créer un type nouveau de souveraineté commune, à l’échelle de notre fédération.

Et certes, de telles créations entraîneront certains sacrifices. Il faut le dire à nos contemporains. Mais ce seront des sacrifices raisonnables, les conditions premières, les premiers pas d’une renaissance générale de l’Europe.

Je voudrais là-dessus, en terminant, vous rappeler un grand et grave exemple.

On compare volontiers notre Europe à Byzance. Cet empire qui sombra pour toujours il y a cinq siècles exactement, avait cessé de vivre son grand rôle historique dès l’an 1204, où l’armée des croisés pilla sa capitale et viola son sanctuaire. Chute immense, dont la cause directe fut le refus d’un sacrifice minime.

Les croisés, débarqués devant Constantinople exigeaient un tribut avant de s’éloigner : dix millions de francs or, environ. L’empereur en versa la moitié, puis se mit à pleurer misère. Les riches ne l’aidèrent point, se disant tous ruinés, et refusant de faire le pool patriotique des faibles sommes qui devaient assurer leur salut. L’assaut fut décidé après des mois d’attente, Byzance fut mise à sac. Les produits du pillage s’élevèrent après trois jours à plus de cent-millions, sans compter le trésor inestimable des œuvres d’art et des objets sacrés, dilapidés ou « réquisitionnés ». Les richesses de Byzance, enfin « mises en commun » furent emportées par l’occupant.

Il dépend de vous. Messieurs de la Table ronde, il dépend d’efforts comme le vôtre, il dépend de nous tous Européens, d’écrire une autre histoire pour une Europe nouvelle.