(1982) Le Monde et Le Monde diplomatique (1950-1982) « Descartes inversé ou le zen occidental (14 décembre 1972) » p. 21

Descartes inversé ou le zen occidental (14 décembre 1972)h

J’ai appris le tir au fusil dans un pays qui, traditionnellement, fournit au monde les champions de cet art ; et comme j’étais alors une jeune recrue animée d’un extrême désir d’être promue au grade de lieutenant, et d’acquérir de la sorte au plus tôt le droit de faire taire les sergents harcelants, je m’appliquais de toutes mes forces à bien tirer. Mais je suivais les conseils d’ordonnance, et je tirais aussi mal que possible. Car je me trouvais embarrassé de tant de recettes et d’ordres assénés qu’il me semblait, d’un exercice à l’autre, n’avoir fait de progrès que dans la découverte d’une maladresse naguère insoupçonnée. Je faisais tout ce que l’on me prescrivait, et que je voyais faire aux autres. Je prenais avec soin le cran d’arrêt, bloquais mon souffle, visais d’un œil, reposant l’arme de temps à autre pour respirer et calmer ma nervosité, et, lorsque enfin je me croyais prêt selon la méthode des sergents, je me décidais à lâcher le coup, qui s’en allait régulièrement dans le parapet, au-dessous de la cible.

Cependant la date approchait du grand concours que l’on nommait « tir au galon ». Dans chaque unité, l’on poussait l’entraînement des meilleurs tireurs. On négligeait les autres, et je me résolus à profiter de ce répit pour trouver par moi-même le secret de mes erreurs et le moyen de les corriger, sans plus tenir compte des préceptes reçus. Je ne tardai pas à marquer quelques points, sauvant l’honneur sinon l’espoir de me réhabiliter aux yeux de mes supérieurs. L’un d’entre eux cependant m’observait. C’était un tout jeune lieutenant. — « Vous tirez mal », dit-il avec une douceur froide, au moment où je me félicitais d’avoir encore marqué un point, très loin du noir, mais enfin dans la cible. Il se baissa vers moi, me saisit la main droite et l’écarta de la garde du fusil. « Voyez, dit-il, comme vos doigts sont crispés. Rien d’étonnant si vous tirez trop bas. Vous arrachez… Voulez-vous apprendre à tirer ? » Il me regarda, et voyant dans mes yeux une bonne volonté en détresse : « C’est très simple, dit-il. Cela tient en trois mots : pensez au noir ! Ne pensez pas à votre main, ni à ce que fait l’index qui a pris le cran d’arrêt. Quand vous serez assez concentré, laissez-vous simplement hypnotiser par ce petit disque noir à 300 mètres qui danse sur la ligne de mire. Sans que vous l’ayez voulu, le coup partira. Je vous le répète : pensez au but, oubliez le reste. Et maintenant vous allez essayer. Vous avez le noir ?… Vous ne voyez plus que le noir ?… » Je n’entendais plus rien. Le disque noir dansait, puis s’arrêtait, dansait de nouveau, s’embuait. J’essayais de le rejoindre du regard, de l’aspirer, de le fasciner vers moi tandis que je gonflais mes poumons. Soudain il me parut plus large, plus proche, bien mat, et immobile… La détonation me surprit. Je reposai mon arme en faisant sauter la douille et rechargeai machinalement. Et quand je levai les yeux, un petit disque blanc d’où pendait un mince fanion rouge surgit du bas de la cible, hésita une seconde, et marqua le centre du noir.

Trois jours plus tard, au scandale du sergent, je gagnais le fameux galon, insigne des champions de l’école de tir, et l’arborais sur la manche droite de la tunique.

Quant aux conséquences plus lointaines et aux implications décisives, à mon sens, du conseil en trois mots de ce jeune officier — « pensez au noir » —, elles ne devaient m’apparaître qu’après bien des années, à l’épreuve de bien d’autres anxiétés. Mais ce premier coup au but avait, en un instant, posé et vérifié pour le restant de mes jours la juste relation des moyens et des fins. Je n’en tirai d’abord que des formules abstraites, mais dont je pressentais, en toute confiance, que la vie où j’allais rentrer saurait les illustrer dans maints domaines de ma conduite ou de ma réflexion. Je les consigne ici, fort brièvement, réservant pour la suite le soin d’en formuler les fondements théoriques et le mode d’emploi.

1) La considération minutieuse des moyens, la stricte application d’une méthode réglant l’ordre et l’usage de ces moyens, la maîtrise d’une technique éprouvée, l’obéissance aux préceptes légaux et coutumiers, ne suffisent pas pour atteindre le but, et peuvent être nuisibles dans la mesure exacte où ils absorbent l’attention, la détournent du but, ou le font oublier.

2) L’appel du but doit nous rejoindre et nous mouvoir. C’est du but que d’abord la force vient à nous, déclenchant le mouvement inverse, par attrait. La considération envoûtante du but dicte ainsi les moyens de l’atteindre et les oriente plus strictement qu’aucune méthode, ou qu’aucun prétexte reçu.

3) Toute action efficace commence donc par la fin. Avant toute chose, il faut considérer la fin.

4) Si la fin ne justifie pas les moyens, qu’est-ce qui les justifie ? Une autre fin, évidemment. C’est de la fin des fins qu’il nous faut donc partir.

5) La fin seule justifie les moyens s’ils sont les vrais moyens d’une juste fin. Car nulle fin ne peut communiquer plus de justice qu’elle n’en comporte ; et cela, aux seuls moyens qui portent à cette fin.

Une fin sans justice ne peut rien justifier, si moraux, efficaces ou corrects que soient les moyens qu’on lui applique. Une fin toute juste justifie tout ce qu’elle inspire pour la rejoindre en vérité — et c’est Dieu seul1.

Le jugement de bien ou de mal ne peut donc s’exercer sur les moyens qu’à partir des fins qui les dictent, selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises, relativement à d’autres fins plus hautes, et dans la seule mesure où ces moyens servent nécessairement ces fins. Car un moyen vu sans sa fin est insensé, et ne saurait donc être jugé mauvais ou bon.