(1939) L’Amour et l’Occident (1972) « Post-scriptum » pp. 369-423

Post-scriptum

non définitif et scientifico-polémique

Ce livre écrit en peu de mois à 32 ans n’a pas fini de me poser des questions. Trente-deux ans plus tard j’y reviens, pour constater que les problèmes qu’il abordait restent, pour moi du moins, aussi nouveaux qu’alors. On le verra bien en lisant L’Amour III, que je prépare. Ici, je ne veux que répondre à quelques-uns de mes critiques, et redresser quelques erreurs, qui ne sont pas toutes de leur côté, comme on s’en doute.

Au plus haut point polyvalent et inclassable, d’une transdisciplinarité sauvage (comme certaines grèves), mon ouvrage ne pouvait manquer de provoquer des réactions contradictoires et difficilement comparables. Traité tour à tour de « bel amusement » et de « livre le plus important de tous ceux qu’on a écrits et publiés sur l’amour », de « fragile autorité » et de « bible du genre », il n’a cessé d’influencer durant les trois dernières décennies nombre de romanciers, poètes et cinéastes, mais de choquer la plupart des érudits. C’est sans doute qu’il voulait déceler et faire sentir des phénomènes spirituels et affectifs qu’un certain type de spécialistes éminents sera toujours tenté de considérer comme autant de « difficultés », obscurités ou incongruités dans la « position du problème », incompatibles avec le sérieux du travail et le découpage du monde par Facultés.

La contradiction de plus en plus flagrante entre l’influence sans cesse élargie et la validité toujours contestée de mes thèses m’interdirait à elle seule de me désintéresser des conséquences de l’ouvrage et de passer tranquillement à l’ordre du jour. Il m’arrive aussi d’éprouver un vif besoin de me défouler en ne laissant pas plus longtemps impunies certaines insolences critiques. Je saisis donc le prétexte d’une réédition en grand format pour alourdir mon livre d’un post-scriptum tout à la fois technique et polémique, par lequel, comme on le dit en termes juridiques, j’entends bien renouveler ma responsabilité.

Ambiguïté des influences

Si j’en crois les confidences de quelques écrivains et les écrits de leurs commentateurs, mais plus encore les textes mêmes, c’est surtout dans le monde anglo-saxon que L’Amour et l’Occident semble avoir influencé des œuvres de poètes et de romanciers, tandis que, sur le continent, des films, des ballets et des compositions musicales manifestaient diverses « lectures » assez libres de mon ouvrage. Voilà qui pourrait être vérifié — et l’a été sur quelques points — à l’occasion de diplômes et de thèses. Il est malaisé, en revanche, d’estimer les influences dialectiques, obliques ou négatives d’un livre, même si l’on se borne à l’examen des seules œuvres écrites ou plastiques. Ainsi, de jeunes romanciers m’ont fait savoir qu’ils renonçaient à tel ouvrage commencé parce qu’après m’avoir lu ils comprenaient trop bien ce qu’ils étaient en train de faire.

Enfin, certains de mes thèmes, explicités ou non, tels que le mariage comme facteur de néguentropie sociale, ou le respect de l’autre en tant que différent, sont invoqués avec une fréquence croissante par des psychanalystes, des sociologues et quelques urbanistes américains comptant parmi les plus réellement novateurs, et me reviennent comme autant d’échos approbateurs renvoyés par les nouvelles générations et par certains de leurs gourous.

Des influences produites dans la vie de mes lecteurs, je ne puis rien dire, hors la correspondance où elles m’entraînent parfois nolens volens. Dénué de l’autorité du confesseur, je n’en partage pas moins avec lui l’obligation du secret.

Mais le phénomène le plus ample dont mon livre ait été le catalyseur — je ne dis pas un instant la cause —, c’est peut-être la vogue actuelle du catharisme, toujours liée à l’évocation de l’amour courtois.

La renaissance cathare au xxe siècle

J’observe ici que ceux qui nient mes hypothèses jusqu’au point de supprimer toute mention de mon livre dans les leurs ne sont pas les derniers à s’ébattre sur le terrain que j’avais jalonné : la rencontre dans les mêmes lieux et les mêmes temps de la poésie des troubadours et du vaste complexe d’hérésies que symbolise le nom de catharisme.

Tout commence avec la publication en 1937 de La Croisade contre le Graal d’Otto Rahn, jeune Allemand fasciné par Montségur, où il croit reconnaître le château du Graal, et qui mourra mystérieusement dans un désert alpestre, tout près du nid d’aigle d’Hitler. Ses deux thèses extrêmes sont reprises d’Eugène Aroux et du Sâr Péladan : a) « tous les troubadours étaient cathares, tous les cathares étaient troubadours » ; et b) la rhétorique courtoise fut le langage secret de l’hérésie. Voilà qui est insoutenable en faculté, mais qui éveille dans l’esprit une obscure évidence : l’impression que l’on vient de toucher, fût-ce à tâtons, le cœur du problème, et que d’une manière ou d’une autre, dans la réalité fondamentale qui est celle du symbole, on brûle.

De fait, les erreurs manifestes d’Otto Rahn vont se révéler plus fécondes pour la compréhension de l’amour courtois dans sa genèse socioreligieuse que la masse des travaux tenus pour « sérieux » qui jusqu’alors avaient conclu régulièrement au très peu de signification de leur objet.

Partant de là, et de quelque autre chose qui répond, au secret de moi-même, à ce qu’il y a justement de délirant dans la thèse d’Otto Rahn — j’indique seulement cette sensation de reconnaissance enfiévrée qui m’a toujours saisi devant les ruines de certains châteaux du Midi dans un ciel d’aube, horizon spirituel de tout l’amour courtois — j’écris pour une revue de jeunes une esquisse de l’opposition passion-mariage.

Daniel-Rops m’a proposé, pour une collection qu’il dirige, de développer le sujet en un livre. Mais au jour dit pour la remise du manuscrit, dont pas une ligne n’est encore écrite, Rops me supplie de céder mon tour dans la série à un jeune lieutenant-colonel qui vient d’écrire la France et son armée, livre très urgent, semble-t-il211. Soulagé, je me mets au travail, et puisque j’ai tout le temps, j’écris très vite. Après trois mois vécus dans un état de transe et d’allégresse quotidienne de découvrir ou d’inventer, le livre est terminé pour le solstice d’été, triomphe du Jour, et le soir même je vais à l’Opéra, où l’on donne Tristan, cette revanche de la Nuit.

Habet Acht ! Habet Acht !
Schon weicht dem Tag
die Nacht !212

chante Brangaine sur la tour de l’aube, au point sublime du IIe Acte, et je ne l’entendrai plus jamais sans pleurer — je me ferais honte.

Tôt après la publication, au printemps de 1939, je reçois plusieurs lettres de Joë Bousquet, le poète paralysé de Carcassonne, dont le prestige investit profondément le groupe des Cahiers du Sud. Sans doute l’avais-je consulté, pendant que j’écrivais mon livre. Dans une lettre sans date de 1938, il m’écrit en effet : « Je suis trop près de la question qui vous occupe pour la saisir d’un coup d’œil. D’autre part, elle n’est qu’accessoirement pour moi matière d’érudition… Je veux dire que la question cathare m’a intéressé en expliquant la direction donnée à mon expérience poétique. » (Cette dernière phrase suffit à m’assurer que nous sommes sur la même longueur d’onde.) Puis, le livre paru, 25 mars 1939, nouvelle lettre :

Mon cher camarade,

Je prépare une note importante sur votre livre213. Mais la question n’est pas . Je prépare une entreprise qui risque de donner beaucoup de retentissement à votre travail. Comme elle ne se fera pas sans vous, il importe que la part que vous y prendrez vous aide à classer votre livre, à en dépasser les conclusions autant qu’à les éclairer… C’est presque un manifeste que je vous demande…

Un peu plus tard, le 12 avril, le critique littéraire Jean Fourès m’envoie un communiqué, qu’il me dit avoir préparé avec Joë Bousquet et qui a paru dans la presse régionale :

Nous signalons un événement littéraire qui intéresse au plus haut point la vie intellectuelle de notre région. Denis de Rougemont vient de publier une thèse d’une haute tenue spiritualiste, où il soutient que toute la poésie européenne est sortie du Languedoc et qu’il n’est pas un poète, russe, allemand, danois, anglais, etc. qui ne doive son inspiration à la tradition littéraire et religieuse issue aux xiie et xiiie siècles des troubadours languedociens. Ce livre, qui a pour titre « L’Amour et l’Occident », est (…) plein de références à des faits inconnus et souvent appuyées sur la haute autorité de notre éminent compatriote Déodat Roché, d’Arques, naguère encore magistrat à Carcassonne : il apporte une suite de révélations exaltantes à tous ceux qui se sont interrogés sur l’atmosphère poétique, morale et religieuse de notre pays à travers les siècles.

Mais la guerre va suspendre tôt après notre correspondance et, j’imagine, le projet de numéro spécial composé à partir de mon livre ou autour de lui. Ce n’est qu’à mon retour d’Amérique que j’apprendrai que le Génie d’Oc a bel et bien paru, en 1943, qu’il a même initié la renaissance d’une mystique occitane autour de Montségur, d’une « aventure nouvelle » (selon Robert Lafont) et qu’avec les études de Simone Weil (signées alors Émile Novis) il explique que le catharisme soit soudain devenu l’un des thèmes favoris de journaux comme Combat, qui lancent les modes intellectuelles dans le Paris de la Libération. Je lis enfin le numéro fameux : ma thèse y est partout diffuse et implicite, en filigrane, mais promptement condamnée dès qu’elle affleure en clair ; mon nom nulle part, si ce n’est dans quelque note méfiante au bas d’une page. Et voilà qui est normal, puisqu’il est, m’assure-t-on, de la nature d’un catalyseur de disparaître des combinaisons qu’il amorça.

L’ambivalence d’un tel comportement — que je retrouve dans la plupart des livres consacrés au catharisme, si leur auteur est occitan — me semble mériter quelque attention.

Cet aspect ombrageux du Languedocien qui s’éprouve à la fois obscurément cathare, en haine des croisés envahisseurs, et lié par la langue aux troubadours, mais qui n’aime guère qu’un étranger vienne se mêler de cette immense et sombre affaire passionnelle — fût-ce en fervent ami de la cause occitane —, je doute qu’il soit bien juste de le rationaliser, comme on tend à le faire aujourd’hui en invoquant le « complexe du colonisé ».

N’y aurait-il pas plutôt chez l’Occitan, antérieurement aux épreuves historiques qu’il a subies, une sorte de conduite d’échec ? On en trouve en tout cas trois motifs allégués par Joë Bousquet, dans son beau texte liminaire du Génie d’Oc :

Les hommes d’Oc sont les héritiers d’une civilisation déchue… La religion de ces hommes [i.e. le catharisme] était, comme leur philosophie, une épopée de la chute. On dirait que le temps devait partager leur délire et faire entrer dans l’histoire le drame de leur esprit… Il est assez naturel que l’échec d’une doctrine de salut engage le salut poétique de cette doctrine. En se brisant contre les circonstances extérieures, en se heurtant à la raison d’État, la religion d’oc, plutôt que de se mutiler, devait s’idéaliser dans le domaine de la pensée pure et fabulatrice… Cette religion devait transformer la poésie qui avait été longtemps sa sœur siamoise.

À quoi, dans Les Celtes et la civilisation celtique, Jean Markale semblera faire écho :

On a l’impression que les Celtes ont une affection particulière pour les histoires qui se terminent mal… La Queste du Graal se termine par la mort des découvreurs Galaad et Perceval… L’aventure de la Table ronde finit aussi par un échec complet… (p. 89). L’instinct de mort et de sexualité se trouve illustré dans la poésie gaélique bien avant Freud et son école… (p. 192) D’autre part, l’affabulation, la mythification étant le propre de l’esprit celtique, il s’est produit une sorte de transfert : tout ce qui était défaite s’est transformé en une aventure merveilleuse, où l’écroulement de la société celtique ne peut être dû qu’à des circonstances plus ou moins magiques (p. 253)

Quoi de commun à ces deux vieilles nations annexées au Domaine par la force et la ruse ? Outre le fait d’avoir été soumises par les Saxons au nord, les Wisigoths au sud, bien avant d’être « mises en annexe » par les Français, il y a sans doute, dès l’origine de la cortezia du Midi et des légendes arthuriennes, cette même nostalgie essentielle, cette même soif d’une revanche idéale sur le réel bien plus encore que sur l’histoire ce même recours à l’imagination transfigurante qui, par-delà tous nos calculs, vaincra…

Je me suis un peu attardé sur cet exemple parce qu’il fait voir que ce qui importe, en fin de compte, ce n’est pas que l’on soit pour ou contre une thèse, mais que l’on adopte un certain angle de vision qu’elle impliquait et les catégories qui s’y ordonnent. Ce qui importe, c’est qu’on s’occupe de cela qui auparavant n’était pas vu, ne comptait pas, restait refoulé. C’est moins la décision que le débat, moins l’issue du débat que sa structure et la nature même du problème qu’on convient de considérer. Enfin, ce n’est pas de savoir qui gagne, mais à quel jeu l’on est en train de jouer.

Ceci m’amène à ma longue querelle avec les historiens du Moyen Âge.

Réplique à mes censeurs

Et tout d’abord une confession : je savais peu, m’attaquant à beaucoup, quand j’entrepris d’écrire L’Amour et l’Occident. Si j’avais pu mesurer vraiment l’étendue de mon ignorance, il n’y eût pas eu de livre, c’est certain ; mais aux innocents les mains pleines. Je crois bien que les deux tiers de mes lectures sur cathares et troubadours, depuis que je travaille le sujet, je les ai faits après la sortie de l’ouvrage. Cela m’a permis de corriger bien des erreurs dans l’édition de 1956, et me met en mesure de répondre aux censeurs les plus péremptoires de mes hypothèses historiques.

La querelle au sujet des rapports entre cathares et troubadours — ou mieux entre le complexe des hérésies gnostiques et l’hérésie de l’amour courtois — est devenue dans le milieu des érudits quelque chose comme une cause célèbre, généralement jugée à mes dépens. Mais j’espère bien rire le dernier.

Reprenons les choses au départ.

On a commencé par réduire toute ma thèse à une grossière simplification permettant de l’écarter comme simpliste. Plutôt que de voir où bat le cœur de l’ouvrage : dans le drame entre la Passion de la Nuit et la Norme du Jour, entre les structures essentielles du mythe et le choix existentiel du mariage, on a cru pouvoir tout ramener à ce qui semblait le plus spectaculaire mais qui était le plus vulnérable : la thèse de Rahn qui veut que le trobar clus ait joué le rôle d’un langage secret de l’hérésie. Voilà qui était aussi facile à citer dans un écho de journal qu’à réfuter dans une revue spécialisée, sans toucher à ma thèse véritable, laquelle demeure : que troubadours et cathares ne peuvent être compris séparément, hors du grand phénomène religieux (psychosocial si l’on y tient) qui les englobe et qui les porte du xiie au xive siècle. Et si vous prétendez que ces deux mouvements qui se manifestent aux mêmes dates et dans les mêmes lieux, provinces et châteaux, en butte aux mêmes ennemis jurés, et tous deux condamnés par l’Église, n’ont « rien de commun », c’est à vous de le prouver.

Voyons les preuves, ou à leur défaut les arguments produits par les uns et les autres.

Lorsque parut mon livre, en 1939, les professeurs qui en rendirent compte dans les revues d’histoire littéraire crurent que je me trompais de manière embarrassante, du seul fait que je semblais ignorer ce qu’il était admis que l’on sût ou non, à ce moment-là, au sujet de l’amour courtois. Ils le prirent sur le ton légèrement excédé du spécialiste qui est payé pour savoir où en est l’affaire, et n’admet pas qu’on vienne lui raconter des fariboles. Ils me reprochaient surtout ce que je m’étais gardé de dire, et passaient à côté de mon apport, lequel intervenait sur un tout autre plan que celui de leurs expertises. Tout cela traîne encore dans des bibliographies mais n’empêche plus que les « divagations » dénoncées par les maîtres d’hier soient professées de nos jours par leurs anciens élèves dans un grand nombre d’universités.

Sans revenir sur ces premières « réfutations », je mentionnerai quelques récents récidivistes d’une conduite intellectuelle qui n’est peut-être, en somme, que le substitut laïque de l’argument d’autorité, l’invocation du « sérieux scientifique », remplaçant celle du dogme et de la tradition.

Dans l’Histoire littéraire de la Pléiade214, Régine Pernoud écarte avec dédain l’idée que la courtoisie et l’hérésie aient jamais eu rien de commun, même pas les lieux géographiques.

Nous ne mentionnerons que pour mémoire une thèse qui a eu un certain écho dans le grand public, et qui a présenté les troubadours et la poésie courtoise comme autant d’échos de l’hérésie cathare. Hypothèse certainement ingénieuse, mais qui a l’inconvénient d’être entièrement contredite par les faits : lorsque le catharisme commence à se propager dans les cités commerçantes du Midi, aux environs de 1165, la poésie courtoise connaît déjà plus d’un demi-siècle d’existence. Cette théorie repose d’ailleurs sur une radicale méconnaissance tant de l’hérésie cathare elle-même, hérésie de bourgeois et de marchands essentiellement, que des données de la poésie courtoise…

Pour le coup, me voilà tenté de retourner le compliment à cet éminent historien de la bourgeoisie. Car invoquer en guise de « fait », d’ailleurs unique, et qui ruinerait ma théorie, la propagation de l’hérésie chez les marchands du Midi vers 1165, c’est méconnaître les données élémentaires de l’hérésie et de la poésie courtoise, j’entends leurs dates et leurs aires de diffusion, tant géographique que sociale. C’est un fait que l’hérésie s’est répandue chez les marchands des villes méridionales cinquante ans après les chansons de Guillaume de Poitiers : c’est le type même du « petit fait vrai », incontestable et dénué d’intérêt en l’occurrence. Qui donc, hormis Mme Pernoud, a jamais cru que les troubadours composaient pour les commerçants de Carcassonne ? L’amour courtois, comme son nom l’indique, se chantait dans les cours, non dans les magasins. Or, les seigneurs, mais surtout leurs épouses, étaient généralement du côté de l’hérésie, non de l’Église. Et l’hérésie était bien plus ancienne que Mme Pernoud ne veut le croire à seule fin d’infirmer ma thèse. Pour elle, pas de preuves « sérieuses » que le catharisme ait précédé les premiers troubadours ? Hélas, l’Église n’en demandait pas tant : dès 1017 à Orléans, 1020 à Tours, 1025 à Arras, elle fait brûler des hérétiques « manichéens ». Cent ans plus tard, en 1119, elle excommunie à Toulouse leurs descendants multipliés. Dès 1145, saint Bernard de Clairvaux prêche dans le Toulousain et l’Albigeois des missions contre l’hérésie et jette un cri d’alarme angoissé — mais par quoi ? Le malheureux ignore visiblement que le catharisme n’apparaîtra que vingt ans plus tard dans ces contrées.

À propos des cathares qui auraient été surtout des « bourgeois » selon Mme Pernoud, mais « de modestes paysans ou de pauvres artisans » selon M. Yves Dossat, des marchands riches et entreprenants selon M. Charles Bru, mais « de petites gens » selon Belperron, plusieurs de mes critiques déclarent que ces « humbles origines » excluent tout contact avec la poésie d’oc sortie, elle, « des plus hautes classes de la société » (P. Belperron, Joie d’Amour, p. 227).

Cependant, on ne peut nier que Raimond V de Toulouse ait écrit en 1177 au chapitre général de Cîteaux, pour lui demander son aide contre l’hérésie qui « a pénétré partout » : « Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissés corrompre. La foule a suivi leur exemple. »

On se rabat alors sur « la basse extraction » des troubadours, pauvres jongleurs et baladins dont on ne saurait imaginer qu’ils aient jamais pu parler de pair à égal avec les châtelains du Languedoc ni rien espérer des nobles dames qu’ils célébraient, et qui étaient pour la plupart au moins « croyantes », dans la seconde moitié du xiie siècle. La plupart des explications sociologiques que j’ai pu lire, et qui ne s’entendent que pour exclure toute possibilité de rencontre entre cathares et troubadours, me paraissent frappées de la même faiblesse congénitale : elles raisonnent à partir de clichés qu’elles tiennent pour incompatibles, et qu’elles choisissent d’ailleurs à cette fin. Même René Nelli se laisse aller à écrire que les troubadours « attendaient que l’Amour leur donnât une valeur qui ne leur appartenait pas socialement, par droit de naissance », et pour expliquer la soumission à la dame, il reprend la théorie du jongleur qui « aime en trop haut lieu ». (C’est le fameux « ver de terre amoureux d’une étoile » de V. Hugo). Mais Nelli a coutume de nous fournir les faits qui nous permettent de discuter ses propres dires : en l’occurrence, les indications biographiques sur les 43 auteurs qu’il cite dans son anthologie des Troubadours (Tome II, les Poètes). Quelle est la proportion des « jongleurs », des bourgeois où des chevaliers parmi eux ?

Voici le décompte :

Origine inconnue 4
jongleurs 3
« Origine très modeste » 3
Bourgeois 6
Clercs 5
Chevaliers et hauts barons 22

Je veux bien que Jeanroy ait compté près de cinq-cents troubadours (dont on ne connaît souvent que le nom), et que les jongleurs aient pu former une forte minorité de leur cohorte, mais si René Nelli a choisi ces 43 là, c’est qu’il les estimait à la fois les meilleurs et les plus représentatifs. Ce sont eux qui ont dû donner le ton, à commencer par Guillaume IX, qui était « le plus grand prince de France », et son ami le vicomte Eble de Ventadour, jusqu’à Jaufré Rudel, prince de Blaye, et à Raimbaut, comte d’Orange, en passant par les quatre sires d’Ussel, qui sont peut-être d’une branche des Ventadour215.

C’est à un autre procédé d’intimidation, plus cavalier que pédant, qu’a recours le chanoine Delaruelle, qui, lui aussi, sait tout ce qu’il faut savoir — et surtout ce qu’il faut ignorer — du catharisme. Dans la revue Archeologica (décembre 1967), il affirme que mon livre contient, « dans les passages qui touchent à l’Histoire, une erreur par phrase ». Les échantillons qu’il en donne sont des caricatures où l’erreur vient de lui. (Comment aurais-je dit, par exemple, que « l’amour-passion de Tristan n’est rien d’autre que le catharisme » ?) Et quand il parle de la Réforme, c’est une erreur par mot que l’on devrait relever216. Mais ce serait peine perdue, car notre auteur annonce que le dogme aura le dernier mot. Il déclare en effet qu’on ne peut, comme l’a fait l’historien Charles Schmidt, louer la morale des Parfaits si l’on désapprouve leur doctrine, car cette distinction choque « un esprit français habitué à rechercher dans les ouvrages qu’il étudie la cohérence intime, et à penser que le dogme commande l’éthique ». Est-ce au nom de cette « cohérence », ou de l’esprit français, ou du dogme, que l’intrépide chanoine n’hésite pas à écrire : « Il n’y a jamais eu de bûcher à Montségur » ? Voilà une bonne nouvelle, mais elle arrive trop tard pour les deux-cents martyrs du sinistre champ des Crématz.

Ici encore, ce que l’assurance du ton n’arrive pas à dissimuler, c’est que l’on cherche moins à comprendre qu’à expulser le phénomène (à le refouler, pratiquement), et cela par des moyens d’autorité, par ce dogme qui « commande l’éthique » et à travers elle, qui sait, les vérités gênantes de l’histoire. Messieurs les intégristes de tous les systèmes, si vous croyez possible de fonder la cohérence de votre personne sur un dogme qui lui est extérieur, et non sur ses données psychiques ou sa vraie foi, voilà qui est bel et bon, mais gardez-le pour vous. Ne brûlez pas les hérétiques qui ont un autre système de cohérence intime, ou du moins ne dites pas que votre église, votre parti, ou votre secte, ne les a pas brûlés du tout.

Troisième variante du même système de recours à l’autorité, que ce soit celle de la Science, de l’Église, du Parti, ou de simples coutumes que l’on baptise Tradition : elle m’est offerte par Mme Lot-Borodine. Dès avant la sortie de mon livre (dont elle avait lu des bonnes feuilles), elle a mené contre lui dans diverses revues une campagne acharnée, à base de pieuse indignation. Elle ne peut me pardonner d’avoir assimilé la Maria de l’hérésie à la Sophia gnostique, et cette Maria-Sophia à l’Église cathare217. J’ai beau plaider que je n’ai rien inventé, que ces « horreurs » sont dans les textes218, cette dame n’admet pas que l’on tienne compte d’une vérité aussi choquante. André Gide a pu dire à Jean Delay que mon livre lui avait expliqué ce que (sa lecture de) Freud n’avait pu faire, et Jean Delay consacre à cela vingt-cinq pages du premier tome de La Jeunesse d’André Gide. Mme Lot-Borodine, aussitôt, avertit le docteur d’avoir à se méfier, ce dont — visiblement impressionné — il fait part aux lecteurs de son second tome. André Gide a sans doute eu tort d’imaginer se comprendre mieux à travers l’œuvre d’un auteur aussi suspect et aussi méchamment ignorant de ce que les spécialistes orthodoxes ont décidé que l’on doit penser de la Vierge. Mais que penser de quelqu’un qui ne conçoit pas l’identité Maria-Sophia dans la psychologie religieuse219 parce que, dit-elle, le dogme marial « exclut » la Gnose…

Un troubadour mystique : Henri Suso

Ici, l’exemple du grand mystique souabe Henri Suso illustrera mieux que tout autre la possibilité de mes hypothèses sur la série d’analogies, voire d’assimilations, entre Sagesse éternelle — Marie — Vera Vergena — Sophia — Église d’Amour — Dame des pensées ; et sur la rhétorique courtoise comme langage congénial de ce culte unique.

Dans son excellent petit livre sur Suso et le Minnesang 220 J. A. Bizet rappelle d’abord comment « l’Éternelle Sagesse » devint pour le jeune Suso (à la suite d’une extase) « une manière de théophanie substituée à la pure notion de la divinité ». Dès lors Suso, dans ses ouvrages, notamment la Vita et l’Horologium sapientae, va célébrer le culte de la Sagesse, sa Dame. « Sa mystique courtoise… serait bien la réplique en terre germanique de la « piété fleurie » que les derniers troubadours du Languedoc avaient vouée à la Vierge, ou à cette Clémence qui, croit-on, sous le masque de Clémence Isaure, ne serait qu’une autre personnification dévote » (p. 139). Et l’on retrouvera dans ses œuvres de prose poétique non seulement toutes les épithètes et images spécifiques, mais tous les lieux communs obligés de la cortezia :

— la quête de l’aimée (inquisicio amoris) où se reconnaît le thème de la princesse lointaine.

— le désir pour une Dame jamais vue, qu’on ne connaît pas encore : « Mon Dieu, quand pourrai-je seulement voir la bien-aimée, entendre le son de sa voix ? Quelle est donc la figure de l’aimée, qui recèle tant de trésors charmants ? » (Vita.)

le doute sur la véritable identité ou essence de la Dame :

« Est-elle Dieu ou créature humaine, femme ou homme, savoir secret ou puissance magique, ou quoi encore ? » (Vita.) (Que n’ai-je connu plus tôt cette phrase de Suso ! Elle eût fait la meilleure épigraphe à mon Livre II.) Mais il y a plus étrange dans la même page, quand il croit voir la Sagesse :

Elle était à la fois loin et près, en haut et en bas, présente et néanmoins cachée ; elle se laissait entourer, et nul cependant ne pouvait la saisir… Elle étalait sa puissance d’une extrémité à l’autre et pénétrait toutes choses de sa tendresse. Là où il croyait posséder une belle femme il trouvait un fier adolescent. Elle avait tantôt l’aspect d’une sage éducatrice, et tantôt se comportait en maîtresse magnifique.

— le thème de l’anneau, gage de l’allégeance du chevalier désormais serviteur. (« O belle, ô aimable Sagesse… ah ! puisse mon âme recevoir de Vous l’anneau ! »)

aimer le mal d’amour, « le doux mal qui m’agrée », comme dit un trouvère après tous les troubadours, et Suso : « ein suesses we… ein ellende froede » (une douleur douce… une plaintive joie).

aimer en trop haut lieu, d’où la nécessité de garder le secret et de se méfier des délateurs ou lauzengiers (merkaere) ;

— les ruses de la Dame pour retarder le Prix et contrarier la satisfaction amoureuse, et c’est le principe du joy d’amors ou joc, du minnespil des Allemands — ce ludus amoris qui est à la fois gaudium et dolor chez Suso ;

— enfin, la nostalgie essentielle de toute passion qui s’adresse à l’absolu, à l’infini : le senen qui est le dezirar des troubadours, et qui sera le Sehnen de Wagner.

(Et même les « mots crus » ne manquent pas, qui pour nos naïfs érudits « prouvaient la réalité » de la Dame !)

Ainsi Suso « tient cette gageure de chanter comme une femme aimée le Bien insaisissable, le Dieu sans mode et sans nom » (p. 54). D’autant plus le principe divin devient abstrait, d’autant plus il se féminise.

Bref, tout ce que nos experts en courtoisie d’une part, et en mystique de l’autre, décrètent depuis toujours et à jamais incompatible, tout est là mis ensemble, aussi merveilleusement mêlé que dans la lyrique occitane.

Bien entendu, cela ne prouve pas que les troubadours parlaient de la Sophia quand ils louaient leur Dame ; mais cela prouve qu’il n’y avait là rien d’impossible, à supposer que leur disposition eût été telle. La thèse maxima — celle que je ne défends pas — assimilant la Dame des pensées à la Santa Gleyzia des cathares, trouve ici un sérieux argument : la démonstration par le fait que le procédé impliqué par cette thèse est possible et réalisable. À ceux qui reviendront me démontrer que la rhétorique courtoise ne pouvait pas traduire une mystique sapientiale, je répondrai qu’ils doivent me convaincre d’abord que Suso n’a jamais existé, n’a pas écrit, n’a pas eu lieu.

Mais d’autre part, on nous assure que Suso demeura toute sa vie un dominicain très fidèle aux disciplines et dogmes de son ordre ; et que rien ne permet de le relier à l’hérésie, sinon précisément son refus déclaré des thèses extrêmes des Béghards et des Frères du Saint-Esprit (p. 164). Son recours aux formes courtoises tendrait donc à montrer que celles-ci sont sans liens spécifiques ni congénialité avec l’hérésie. Je distingue là, cependant, une pétition de principe quant à l’orthodoxie de Suso. De fait, sans qu’il soit même besoin de rappeler son influence sur la secte des Amis de Dieu, nous savons qu’il s’est formé dans l’atmosphère religieuse de Cologne, « bastion des Béghards hérétiques » (eux-mêmes héritiers des cathares), et aux pieds de Maître Eckhart, où il rencontrait Tauler : tous les deux condamnés par l’Église, tous les deux défendus par Suso comme fidèles à l’orthodoxie, du moins telle qu’il la concevait. Et surtout, ce culte de la Sagesse qui est un trait décisif de sa piété, ne le partage-t-il pas avec les hérétiques ? Faudra-t-il en déduire que Suso, en cela, était hérétique — ou au contraire que les cathares en cela étaient orthodoxes ? Je retiens qu’ils ont en commun quelque chose de plus essentiel que ne le feraient croire les jugements globaux d’orthodoxie et d’hérésie ; étiquettes bien vaines d’ailleurs quand il s’agit de comprendre un message spirituel.

Origines iraniennes du Graal

Peu après la sortie de L’Amour et l’Occident , Albert Béguin avait écrit de son auteur : « Ce qui est remarquable, c’est que ce virtuose soit en même temps un esprit désintéressé, soucieux de la seule vérité à laquelle il se dévoue »221.

Dix ans plus tard, sous la même signature, à propos de la pièce de Julien Gracq intitulée Le Roi pêcheur, je lis ceci : « Pour dénier aux mythes “bretons” tout accord possible avec une épopée chrétienne (J. Gracq) s’appuie sur la fragile autorité de Denis de Rougemont, dont L’Amour et l’Occident est une suite de paradoxes suggestifs, mais dénuée de tout sérieux historique et se bornant à reprendre sans critique les hypothèses aventureuses de Rahn. »222

Les motifs de cette évolution à 180° du remarquable auteur de L’Âme romantique et le Rêve tiennent, je crois, davantage à sa biographie qu’à une relecture de mon livre. Au sujet de la Quête du Graal, « d’inspiration cistercienne », il écrit : « La conception orthodoxe de l’histoire et d’autre part la hiérarchie des états spirituels n’ont jamais trouvé pour s’exprimer de forme meilleure que celle des aventures du Graal. » Or cette conception du mythe, pour « orthodoxe » que la déclare Béguin, n’en est pas moins ruinée de nos jours : d’un ensemble de travaux menés en toute indépendance les uns des autres il résulte que le mythe du Graal chez Wolfram d’Eschenbach et chez Chrétien de Troyes — comme l’avait entrevu F. von Suhtschek — est d’origine iranienne attestée, mithriaque, hermétique et en même temps proche de la mystique islamique des soufis. Je ne puis ici que renvoyer au monument de science passionnée que représentent les quatre gros volumes de l’islam iranien d’Henry Corbin, œuvre aussi admirable par sa maîtrise technique que par sa consonance à la plus haute poésie mystique223. Il semble démontré que la transmission des mythes, du sacerdoce mithriaque au sacerdoce celtique, à partir de la Perse antique, s’est opérée par l’hermétisme et le soufisme. Un certain « Kyot le Provençal » (cité par Wolfram comme sa source), qui ne serait autre que Guilhem ou Guillot de Tudela (et non de Tolède, comme on l’a cru), représente, avec la famille royale des Plantagenêts, le chaînon qui permet de relier non seulement les mystiques mais aussi les chevaleries de l’Iran et de l’Europe médiévale, sans oublier « certaines doctrines cathares » qui entrent en composition dans ce tableau (op. cit., p. 152).

Les travaux cités par Henry Corbin et la synthèse qu’il en donne se trouvent d’ailleurs corroborer pour l’essentiel une importante étude de Déodat Roché : Le Graal pyrénéen, cathares et templiers (reprise dans Études manichéennes et cathares), et qui invoque les mêmes sources hermétiques, mithriaques, manichéennes et soufistes de la légende du Graal, en y ajoutant la source cathare. D. Roché ne disposait pas de la documentation considérable des Kahane224 et de Coyagee225, mais une fois de plus, sa saisie intuitive du phénomène spirituel lui a permis de devancer les érudits.

Troubadours et cathares

Dans un tout autre climat de compréhension intellectuelle et spirituelle, gagée sur une connaissance intime des problèmes en cause, je ne retrouve jamais sans plaisir ou profit deux esprits de qualité qui, de manières fort différentes, diffèrent de mes vues, l’un en les attaquant de front avec une pétulance qui ne s’est pas démentie depuis trente ans, l’autre plutôt par des réserves implicites et des silences à mes yeux signifiants : Henri Davenson et René Nelli.

Voici comment le professeur Henri I. Marrou (c’est le vrai nom de Davenson) résume dans son précieux petit livre intitulé Les Troubadours (1961 et 1971) l’argument de notre « tenson », inauguré par d’assez vifs assauts dans la revue Esprit dès 1939 :

Je lui reprocherai cette fureur dialectique dans le creuset de laquelle s’abolissent les contradictoires et toute diversité se réduit à l’unité : tout conflue, se mêle et se confond, non seulement troubadours et cathares, mais courtoisie occitane et légendes celtiques (le Midi précathare se révèle apparenté aux Celtes gaéliques et gallois), le courant néo-manichéen et l’influence arabe (tant pis si celle-ci roule les flots contrastés d’al-Hallâj et d’Ibn Dawoud) : tout cela ne vient-il pas de l’Orient, et pour finir représente dans l’homme occidental le retour d’un Orient symbolique ? Je conteste surtout la valeur d’une assimilation entre l’amour courtois des troubadours et une définition de la « passion » issue tout entière à travers le Tristan de Wagner et son Schopenhauer du plus pur romantisme allemand.

Oui, dans ce xiie siècle dont j’ai donné un tableau synoptique, moins détaillé quant au Midi mais un peu plus complet quant à l’Europe que celui qu’il brosse lui-même (p. 21 à 44), « tout conflue » et parfois « se mêle » en réalité et rien ne sert d’ajouter que chez moi « tout se confond » : ce malheur n’ôterait pas le fait, et s’en distingue.

Pour aller tout de suite à l’essentiel : Davenson conteste toute assimilation entre amour courtois et amour-passion, disons entre Bernard de Ventadour et Wagner, et il conclut que « faire des troubadours les chantres de l’amour réciproque malheureux, eux dont le maître mot est « Joie », n’est qu’un étrange contresens ».

Le contresens que je vois est inverse : Joy est le maître mot des troubadours et ce n’est pas la joie au sens français du mot. Je crains que le contraste absolu que l’on peut établir ici entre « nos poètes d’Oc… qui ne cessent de parler de lum et de clartaz » et le « sombre apologue nordique » ne repose sur un cliché : le joyeux-troubadour-exaltant-le-printemps, tandis que les « Bretons », Celtes et autres Germains chantent la Mort.

C’est dans le grand ouvrage de René Nelli sur L’Érotique des troubadours (1963) que l’on puisera les éléments d’une vision plus authentique. Je cite p. 52 :

« L’idée de mort-par-amour est l’un des traits qui nous paraissent constituer la commune substance de l’amour arabe et de l’amour provençal. » Et certes, si l’on voit bien que « l’amour insatisfait par essence ne peut s’exprimer que sous forme d’aspiration à la mort », on peut aussi soutenir que les troubadours « mouraient d’amour comme nous mourons de soif » (p. 73). Il n’en reste pas moins que l’« amour-trépas des Arabes paraît correspondre à la mort-par-amour de l’érotique occitane » (p. 251), et que pour Guilhem Montanhagol « comme pour les anciens troubadours, le thème de la mort-par-désir — pour conventionnel qu’il soit — est le ressort de Fin’Amors » (p. 242).

Mais il y a plus : mourir d’amour, mourir au service de la Dame et, par ce service à l’extrême, tendre au salut, aller à Dieu, n’est-ce pas un thème commun aux troubadours, aux mystiques arabes, et sans nul doute à plus d’une hérésie dualiste ou manichéisante du Moyen Âge ?

Prenez ma vie en hommage
Belle de dure merci,
Pourvu que vous m’accordiez
Que par vous au Ciel je tende !

s’écriait Uc de Saint-Circ, cependant qu’on peut lire dans Massignon à propos de al-Hallaj : « Adorer Dieu par amour seulement est le crime des manichéens », et que dans le roman provençal anonyme intitulé Flamenca, obligé de se déguiser en clerc pour approcher une dame trop bien surveillée, « Frère Guillem se fait cathare (s’apatarine) et il sert Dieu en intention de sa dame », ce qui semble bien signifier (au moins pour l’auteur du roman) « que l’hérésie consiste à adorer Dieu à travers la femme ».226

S’il en est bien ainsi, ni les cathares ni les troubadours ne sont très loin de l’endura d’amour dont meurt Tristan et où Isolde le rejoint en « joie suprême ».

H. Davenson lui-même indique (p. 41 et suivantes) à quel point « le Midi était familiarisé avec la riche matière de Bretagne… la Quête du Graal, Gauvain, Perceval, la belle histoire de Tristan et Iseut ». Aux exemples qu’il donne (Cercamon, Barbezieux, et le roman de Flamenca) on en ajouterait vingt sans se donner trop de mal227. Mais jouons la difficulté, qui a nom Bernard de Ventadour.

Dans le poème qu’on tient pour son chef-d’œuvre et où l’on sent battre le cœur du lyrisme occitan, le canso de l’Alouette, tout est d’abord lum et clartaz. Mais c’est précisément du début de ce chant que Simone Weil écrit merveilleusement : « Quelques vers des troubadours ont su exprimer la joie d’une manière si pure qu’à travers elle transparaît la douleur poignante, la douleur inconsolable de la créature finie » :

Quand je vois l’alouette mouvoir
De joie ses ailes à contrejour
Qui s’oublie et se laisse choir
Par la douceur qu’au cœur lui va…228

(Simone Weil : « Quand ce pays eut été détruit, la poésie anglaise reprit la même note, et rien dans les langues modernes d’Europe n’a l’équivalent des délices qu’elle renferme. »)

Mais dès la deuxième strophe éclate ce cri véritablement tristanien, arraché par l’amour que le poète ne peut s’empêcher d’éprouver pour celle « dont il n’aura jamais rien » :

Elle m’a pris le cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis elle s’est dérobée elle-même, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !

Et voici la passion fatale et son narcissisme avoué :

J’ai perdu sur moi-même tout pouvoir, dès le jour où elle m’a laissé voir dans ses yeux, en un miroir qui tant me plaît. Miroir, depuis qu’en toi je me suis vu, mes soupirs profonds me tuent, et ainsi je me suis perdu, comme le beau Narcisse à la fontaine.

Et voici le recours à l’exil, toujours image de la mort :

Puisqu’il ne lui agrée point que je l’aime, jamais ne le dirai plus. Ici, je me sépare de mon amour et le renie. Elle me tue et par mort je réponds229. Puisqu’elle ne me retient pas, je m’en vais, misérable, en exil, ne sais où.

Tristan230, vous n’aurez plus rien de moi, car je m’en vais, chétif, je ne sais où. Je renonce aux chansons et les renie. Loin de Joie et d’Amour, je me cache.

Ceci encore, dans un autre canso, qui commence justement par : « Tant ai le cœur plein de joie »…

Du souci qui me hante
Où m’abriterai-je ?
La nuit il m’agite et jette
Sur le bord du lit
Je souffre plus d’amour
Que l’amoureux Tristan
Qui endura maints tourments
Pour Iseut la blonde
Ah Dieu, que ne suis-je aronde
Pour traverser l’air
D’un vol par la nuit profonde
Jusque en sa demeure ?

Et certes, rien n’annonce les orages wagnériens dans la pure et dolente mélodie de Bernard, mais l’amour de désir infini, les tourments endurés, l’exil, et l’instance obsédante de la mort ne sont-ils pas ici, comme dans Tristan, liés par les complicités profondes du vertige ?

Le Ciel me garde d’assimiler et d’uniformiser ce qui diffère ! (Ce serait contraire à ma théologie, à mon éthique, et à toute ma doctrine politique.) Je dis seulement que, de la mort d’amour tenue à grand honneur par les Banou Odrah, tribu bédouine, jusqu’aux amants de Cornouailles dont Béroul et Thomas, puis Gottfried et Richard nous répètent qu’ils sont nés « pour désirer et pour mourir, pour mourir de désirer », en passant par les grands troubadours du xii e siècle et les grands romantiques allemands, il existe une continuité, qui jamais ne fut « attestée » ni ne le sera par certificats d’origine, manifestes d’école ou expertises notariées, mais par l’évidence des poèmes et la qualité de l’émotion par eux transmise ou inventée.

Loin de vouloir qu’un système d’interprétation historique gagne et s’impose, je ne cherche qu’à mieux sentir, à mieux comprendre pour mieux vivre une certaine forme exaltée d’exister, une certaine aventure de l’âme, un « voyage », diraient-ils, où nous entraîne le vin herbé du Roman primitif, par l’expérience poétique et musicale. C’est une question d’oreille et non de preuves écrites ou de sources à vérifier, une question d’intuition et d’accueil, et non pas de démonstration.

Je lis la Vida de Rudel, poète de « l’amour de loin » et croisé sans esprit de retour, dont Pétrarque nous dit « qu’il mit la voile et prit les rames à la recherche de sa mort ». Je lis et je revis l’émotion de Tristan.

Je propose que cette émotion soit seule arbitre entre nos thèses.

Jaufré Rudel de Blaye fut gentilhomme de grande noblesse et prince de Blaye ; et il s’énamoura de la comtesse de Tripoli, sans la voir, pour le bien qu’il en entendit dire aux pèlerins qui venaient d’Antioche ; et il fit d’elle maintes poésies avec bonne musique et pauvres paroles. Et par volonté de la voir, il se croisa et prit la mer. Et dans la nef il tomba malade et fut conduit à Tripoli, dans une auberge, comme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle s’en vint près de lui, à son lit, et le prit dans ses bras. Et il sut que c’était la comtesse et aussitôt il recouvra la vue, l’ouïe et l’odorat ; et il remercia Dieu d’avoir soutenu sa vie jusqu’à ce qu’il l’eût vue. Et ainsi il mourut entre ses bras : et elle le fit ensevelir à grand honneur dans la maison du Temple. Et puis ce même jour, elle se rendit nonne pour la douleur qu’elle eut de sa mort231.

Mais comment ne pas songer ici à la fin d’une autre Vida, celle de Raimon Jordan, vicomte de Saint-Antonin (xiie siècle), « où il nous est conté que la dame de ce troubadour, apprenant qu’il avait été tué dans un combat, alla s’enfermer dans une maison de femmes hérétiques ».

Cette histoire, conclut René Nelli, « montre clairement que nul ne trouvait extraordinaire dans la bonne société qu’une dame de haut rang se fît cathare par désespoir d’amour »232.

Pendant des années, après la publication de mon livre, c’est dans les ouvrages de René Nelli consacrés tantôt au catharisme233 et tantôt aux troubadours234 que j’ai trouvé les plus précises et sensibles confirmations ou corrections de mes hypothèses sur la nature des relations entre troubadours et cathares aux xiie et xiiie siècles.

Alors que Davenson ne craint pas d’écrire qu’« aucun document ne permet de saisir la moindre collusion entre troubadours et cathares » (Op. cit., p. 144), René Nelli rappelle non seulement le fait que je soulignais d’entrée de jeu : que « l’amour provençal » s’est développé parallèlement au catharisme, dans les mêmes régions, et que pendant deux siècles au moins les deux doctrines ont coexisté » (L’Érotique des troubadours, p. 228) ; mais il ajoute ceci qui est non moins évident : « En 1250, le catharisme était définitivement vaincu mais l’Église trouvait encore devant elle cette autre hérésie, « l’Amour » qu’elle savait bien qui avait toujours fait cause commune avec lui » (p. 236).

Et si l’on me dit que l’Église se trompait en faisant un « amalgame » des deux hérésies (je le pense aussi) et que mes « évidences » ne constituent pas encore les « documents » exigés, je trouve ceci chez René Nelli — outre l’épisode que je viens de citer de la Vida de R. Jordan :

Les documents du xiiie siècle révèlent que presque toutes les dames du Toulousain, de l’Albigeois, du Carcassès, du Comté de Foix, qui accueillaient et protégeaient les troubadours étaient, à la veille de la Croisade, sinon « parfaites » du moins « croyantes » (Op. cit., p. 229).

Une quinzaine de troubadours ont été cathares ou à tout le moins « catharisants », parmi lesquels Raimon de Miraval, Raimon Jordan, Peire Vidal, Guilhem de Durfort, Pierre Rogier de Mirepoix, Mir Bernat (p. 232-233). (À ce nombre, je n’hésite pas à ajouter Peire Cardenal.) Il est vrai que Nelli admet qu’on chercherait en vain dans leurs œuvres « la moindre proposition spécifiquement hérétique » (p. 234), mais ceci est une autre histoire et dont j’ai parlé en son temps. (On chercherait en vain dans Les Fleurs du mal des phrases de catéchisme ou les canons du concile de Trente mis en vers.) Chaque troubadour cathare — et peu m’importe leur nombre dès lors qu’il y en a au moins un — est la réfutation vivante des théories multipliées non seulement sur l’absence factuelle, mais surtout sur l’impossibilité théorique de « la moindre collusion »235.

« Les prédicateurs cathares aimaient à citer le sirventes de Peire Cardenal Clergue si fan pastor » (R. Lavaud, cité dans E. T. p. 223, note). Que Peire Cardenal ait été hérétique comme je le crois avec Lucie Varga, ou seulement sympathisant comme le pense Nelli, il fut en tout cas troubadour : il y a donc « collusion » là encore.

Le troubadour (tardif et catholique) Matfre Ermengau, dans son Bréviaire d’Amour, reprend les derniers cathares qui « par erreur d’hérésie ont coutume de blâmer l’ordre matrimonial et d’en médire ». Or c’est ce qu’ont fait tous les grands troubadours.

Enfin, le roman courtois de Flamenca porte des traces certaines de catharisme, tandis que le Roman de Barlaam et Josaphat représente peut-être en son entier une « collusion » entre le gnosticisme hérité de ses origines orientales (voir plus haut p. 102) et la morale courtoise.

Mais à propos de Flamenca, précisément, on voit René Nelli amorcer une prudente retraite par rapport à ses premiers textes sur le catharisme. Il écrit en 1963 : « Nous ne prétendrons pas, ce qui serait absurde, que ce roman trahit une inspiration cathare… Mais le poète y assimile si curieusement l’attitude de Guillem à celle d’un « patarin » qu’on est bien obligé de reconnaître que, dans son esprit, l’Amour et le catharisme pouvaient bien se confondre sur quelques points essentiels. » (E. T., p. 237.)

De tout ceci résulte que la relation troubadours-cathares, si ardemment contestée (comme la relation amour courtois-Tristan), présente une sorte d’évidence spirituelle qu’aucune méthode dite objective ne parviendra jamais à bien saisir, et encore moins à démontrer inexistante. Elle s’impose à René Nelli dès qu’il considère en poète la situation du Midi au xiie siècle, mais il en vient presque à la nier (non sans un peu de masochisme, dirait-on) quand il redevient l’érudit qui écrit sa thèse et qui s’est mis en tête de rivaliser avec les plus tatillons des « spécialistes »…

Certes, il n’aura jamais la (fausse) naïveté de constater comme le fait Belperron « qu’aucune source ne nous décrit la rencontre d’un Parfait et d’un troubadour dans le même château » (La Croisade contre les albigeois, p. 60), et que la possibilité même d’une telle rencontre doit être exclue, s’agissant de « deux éléments étrangers et même antagonistes » (Joie d’Amour, p. 220). Il sait bien que des rencontres comme celle que Belperron nie, faute de « sources », ne pouvaient pas ne pas se produire presque quotidiennement dans les châteaux cathares « qui accueillaient et protégeaient les troubadours » (E. T., p. 228-229)236. Bien mieux, la rencontre d’un cathare déclaré et d’un troubadour s’est attestée au moins une fois dans un même homme, Guillaume de Durfort, et l’exemple suffit pour ruiner sans recours « l’impossibilité » trop souvent invoquée par Belperron comme par Davenson, R. Pernoud, etc. Toutefois, René Nelli, à propos de Durfort précisément, et de quelques autres présumés cathares, observe « qu’on chercherait en vain dans (leurs) cansos… la moindre proposition spécifiquement hérétique… Tous s’en tiennent aux données de l’érotique traditionnelle, ou plus exactement : les différences qui les séparent des autres troubadours, quand il y en a, ne correspondent nullement à leurs croyances respectives. Il faudrait admettre, dès lors, que tous les troubadours ont été cathares ou qu’aucun d’eux ne l’a été. Or il est évident que tous les troubadours n’ont pas été cathares. » Nelli en conclut que « leurs idées religieuses n’ont eu, pratiquement, aucun retentissement sur le contenu de la lyrique amoureuse ou qu’ils n’ont point voulu qu’elles y parussent dans leur singularité théorique » (E. T., p. 234-235).

Je serais tenté de souscrire à ce raisonnement (qu’il m’est arrivé de me tenir), si je ne m’avisais d’un très sérieux défaut dans la symétrie qu’il propose : « tous ou aucun ». Car de fait quelques-uns furent cathares. Si leur croyance n’a pas modifié leur lyrique, ne serait-ce pas qu’il n’y avait nul besoin de la modifier pour qu’elle convînt à cette croyance, tant elle lui était congéniale, tant elle en dépendait intimement dès sa genèse, fût-ce même par réaction ? Et qu’en ce sens on pourrait bien soutenir que tous les troubadours nolens volens furent cathares, comme on peut dire que Victor Hugo, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud furent catholiques. Tous les surréalistes furent anarchistes, encore qu’il soit probable que fort peu d’entre eux avaient lu Bakounine et Proudhon ; et ils furent tous influencés par Freud, encore que, selon les sources, seuls Breton et Dali aient jamais rencontré et lu le maître. Or c’est en vain qu’on chercherait dans les poèmes de Tzara ou d’Éluard « la moindre proposition spécifiquement anarchiste » (ni d’ailleurs spécifiquement communiste, quand ils changeront de camp), mais toute leur poésie est anarchie, depuis les « mots en liberté » jusqu’à « l’Amour libre ». Et Breton n’a jamais cité Freud dans ses poèmes, mais je sais bien qu’il se donnait lui-même pour freudien et condamnait Jung sommairement pour avoir dévié de la doctrine (encore que sans le savoir ou sans l’admettre il fût plus proche du second que du premier par son sens du sacré, des symboles et des coïncidences signifiantes ou synchronicité.)

Je ne tranche pas davantage que Nelli ; mais, contraint de choisir entre tous et aucun, je serais plus attiré par tous, lui peut-être à son cœur défendant par aucun ; les deux termes restant également incroyables — ou enfin, presque…

D’où me vient cette ultime réticence ? De quel irréductible parti pris ?

Je me sens moins sûr de mes raisons que d’avoir senti juste, je le confesse.

Quand Davenson, à propos de l’« hypothèse cathare », reconnaît que je ne l’ai pas formellement adoptée, mais ajoute que mon livre « fallacieux et charmeur ne cesse de flirter avec l’idée, si bien qu’elle finit par s’imposer au lecteur comme une tentation obsédante » (p. 142), je me dis : voilà qui est fort bien vu et très conforme à mon projet, s’il se ramène à faire voir et sentir qu’il est impossible à la fois de prouver la relation hérésie-courtoisie et de s’en passer, ou de la nier. Oui, j’aime cette phrase parce que ce n’est pas seulement au lecteur, mais à moi l’auteur qu’arrive toujours à neuf ce qu’elle décrit ! (Et c’est cela qui se passe aussi quand je relis Otto Rahn sur Montségur ou Luigi Valli sur Dante, ou Ferdinand de Saussure sur le décodage des vers latins.)

Tantrisme et courtoisie

Sur un point très technique mais pour moi décisif, René Nelli apporte une importante contribution : je veux parler de l’asag, ou assays, ou essai, c’est-à-dire de l’épreuve que la dame impose à son soupirant, et dont j’ai parlé p. 127 à 136, en la rapprochant du tantrisme.

Davenson a bien vu chez les Arabes comment le refus d’accomplir totalement le désir est le moyen le plus « raffiné » de l’éterniser. Ainsi, Ibn Dawoud :

Ah ! non, n’accomplis pas ta promesse de m’aimer de peur que vienne l’oubli !…

Cependant, il ne veut plus voir que « masochisme alambiqué », « raffinement morbide, bas calcul d’une sensibilité détraquée » (p. 149) dans le même phénomène quand il s’atteste chez les troubadours, comme Cercamon (1135-1145) :

Rien ne me fait plus envie
Qu’un objet qui toujours m’échappe

ou comme Matfre Ermengau (fin xiiie , début xive ) :

Le plaisir de cet amour se détruit quand le désir trouve son rassasiement.

En revanche, René Nelli, au lieu de faire de l’indignation morale, cherche à comprendre la nature et la fonction de l’asag dans la conduite courtoise, et il se voit amené à en deviner le secret dans la « Joie d’amour » elle-même. Suivons le trajet de cette recherche dans L’Érotique des troubadours.

La Joie d’amour, ou Joy d’amors en occitan, est un mot masculin dont le sens varie non seulement selon les époques — de Guillaume IX à Montanhagol —, mais chez un même auteur selon la tonalité du poème. C’est d’abord et généralement : l’exaltation qui a pour cause la femme aimée et pour objet l’amour lui-même. C’est parfois tout simplement la joie de vivre en aimant, ou c’est un jeu — flirt ou « petting ». Mais déjà chez Guillaume IX, le joy est donné par l’Amour « à celui qui observe ses lois » ; et cette joie est dite « pure » parce qu’elle dépend d’un bien que l’on désire sans l’avoir (encore) obtenu : joie de désirer. Le sens de joy oscille donc entre plaisir d’être amoureux et vœu d’éterniser le désir, comme chez les Arabes.

Chez Guillaume IX, le joy devient aussi un influx mystérieux qui émane de la présence et des yeux de la dame :

Toute la joie du monde est nôtre
Dame, si l’un l’autre nous aimons.

et ses effets bénéfiques s’exercent sur le corps autant que sur le cœur de l’amant :

Par sa joie elle peut guérir le malade
Et par sa colère le tuer

Pour mon profit je la veux retenir
Afin de rafraîchir mon cœur
Et de renouveler mon corps
Si bien qu’il ne puisse vieillir

ou encore :

Et un homme vivra plus de cent ans
S’il peut saisir la joie de son amour

c’est-à-dire si cet homme parvient à maîtriser les lois du désir, exalté par la retenue même que lui impose la dame :

Nul ne peut être assuré de triompher de l’amour, s’il ne se soumet en tout à sa volonté.

Mais le thème de la soumission à la dame conduit à celui de l’épreuve qu’elle fait subir à son soupirant :

Ma dame me met à l’essai et m’éprouve
Pour savoir en quelle guise je l’aime.

Cet essai, assay ou asag, deviendra au xiiie siècle, expressément cette fois, l’épreuve héroïsante de la chasteté gardée « au lit », nudus cum nuda, dont Mircea Eliade a décrit les modalités dans le tantrisme (voir plus haut p. 87 à 89).

L’asag apparaît alors comme une sorte de technique du joy, ou encore : le joy devient le jeu érotique par excellence, qui suppose l’amor imperfectus comme condition non seulement de fin’amors mais de joie « pure », c’est-à-dire de plaisir sans procréation.

De là les innombrables scènes décrites dans les deux grands romans courtois, Flamenca et Jaufré, dans les romans de la Table ronde et dans le Parzifal de Wolfram d’Eschenbach, où les amants se couchent ensemble nus, mais séparés par une épée, ou un agneau, ou un enfant ; et s’ils cèdent au désir, c’est la preuve qu’ils ne s’aiment pas de fin’amors, de vrai amour. Peut-être croyait-on, comme Hindous et Chinois, que le désir exalté par le retard du plaisir exerçait une puissance magique. « La chasteté — à condition que les esprits animaux eussent été au préalable excités — devenait une force bénéfique », écrit René Nelli, qui ajoute en note, avec un point d’interrogation qui est bien dans sa manière : « Théorie gnostique répandue peut-être, en Occident, par les cathares ? »

On sait, d’autre part, que le catharisme s’est infiltré chez les béguines et les béguins de saint François, dès le xiiie siècle. (Cf. supra, p. 254, 255.) Au sujet de l’asag considéré comme « magie érotique fondée sur la mise en réserve du principe vital sexuel », René Nelli écrit : « La déposition de Guillaume Roux dans le Liber sententiarum inquisitionis Tholosonae ne laisse aucun doute sur l’existence réelle et la diffusion parmi les béguins d’une semblable recherche de la tentation « méritoire » et « salutaire ». G. Roux déclare en effet que selon les béguins nul ne doit être déclaré vertueux (ou vertueuse) nisi se possent ponere nudus cum nuda in uno lecto et tamen non perficerent actum carnalem. (Cité in L’Érotique des troubadours, p. 272.) (« S’ils se révèlent incapables de se coucher dans un lit, nu contre nue, sans accomplir l’acte charnel. »)

J’ai deux raisons également importantes d’insister sur l’asag et sa liaison essentielle avec le joy courtois.

1° C’est dans et par l’asag que la rencontre de la cortezia des troubadours et du gnosticisme des cathares s’avère non seulement possible, mais à peu près inévitable, bien que les motifs, on l’a vu, soient différents de part et d’autre : chez les troubadours, exalter le désir ; chez les gnostiques, en triompher (ascétisme des parfaits), ou encore ne le permettre qu’en évitant ses suites procréatrices. (La retenue imposée aux amants par des dames croyantes combine d’une manière exemplaire les deux motifs !) Et c’est bien cela que j’entendais aussi lorsque je définissais Éros comme « le désir sans fin ». On voit ici comment l’amour courtois et le catharisme, tout en restant des hérésies distinctes — et j’admets entièrement sur ce chapitre les conclusions de René Nelli —, ne pouvaient guère manquer d’entrer en symbiose dans maints domaines de conduite pratique — ce qui s’est produit en effet.

2° L’asag apparaît lié dès l’origine aux autres thèmes de la poésie courtoise tels que Guillaume de Poitiers les « invente » entre 1110 et 1120, mais il est attesté peu de temps auparavant dans les mêmes lieux, en Poitou, au sein du mouvement religieux conduit par Robert d’Arbrissel.

Sur l’invention de l’amour au xiie siècle

Dans sa grande étude sur Guillaume de Poitiers (Romania, avril 1940), Reto Bezzola, auteur des trois volumes fondamentaux sur Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident, se pose l’une des questions les plus ardues qui soient dans l’histoire des lettres et des mœurs de l’Occident ; celle de l’apparition subite, dans cinq ou six chansons de Guillaume de Poitiers, des thèmes majeurs que vont traiter tous les poètes d’amour qui suivront — les troubadours — « et après eux, des centaines et des milliers de poètes de l’Europe entière ». Pourquoi cette création totale (et qui paraît sans précédent) s’est-elle produite en ce lieu et à cette date ?

Le grand romaniste zurichois Theophil Spoerri, précurseur de l’analyse structurelle des textes, relève au début de son étude sur Guillaume de Poitiers237 les treize systèmes d’explication de notre énigme, proposés (à la date de l’étude) par une quarantaine de savants. Chacun a vu un, deux ou trois des nombreux aspects littéraires ou religieux, sociaux ou psychologiques du problème, mais beaucoup de ces thèses s’annulent mutuellement par les exclusives qu’elles posent, et pas une seule n’embrasse le phénomène dans son ensemble. Or de quoi s’agit-il finalement ? Je répondrai : d’un processus à la fois historique et psychique de convergence, de collusion, et de mise en tension, voire de confusion aux limites (atteintes par certaines mystiques) ; processus bien daté des trois premières décennies du xii e siècle ; bien localisé dans le Poitou ; et au cours duquel le sentiment de l’amour humain va se déclarer et se chanter, à la faveur de formes et de rythmes empruntés à la liturgie. Et dès lors il ne cessera plus de rivaliser avec le sentiment religieux.

Ce processus unique, d’où naît l’amour courtois, nous pouvons le suivre à la trace sous deux de ses aspects les mieux connus (ou connaissables) soit par les textes, soit par la chronique : je veux parler de l’évolution des formes dans la poésie de Guillaume IX, évolution que l’on découvre parallèle à certaines circonstances de sa biographie liées à l’abbaye de Fontevrault, c’est-à-dire à la longue rivalité du comte-duc et du moine Robert d’Arbrissel.

Ici, c’est Reto Bezzola que l’on va suivre : nul n’a mieux situé dans son temps et son lieu la personne fulgurante de Guillaume et le conflit merveilleusement fécond qui opposa le duc au moine.

Le Poitou et Guillaume de Poitiers sont moins à l’origine qu’au lieu focal de l’histoire de l’amour en Occident, et de toute sa problématique.

Derrière les succès missionnaires de Robert d’Arbrissel, il y a l’évolution religieuse du xie siècle en Aquitaine, la diffusion secrète puis les « succès » aussi des sectes manichéennes, antiromaines, auxquelles l’arrière-grand-père de Guillaume IX — le VIIe duc, candidat à l’Empire — « s’intéresse très vivement », dit la chronique vers 1050 — et c’est cela qui va s’épanouir cent ans plus tard dans le Midi, et qu’on nommera le catharisme.

Et derrière les dons poétiques de Guillaume, il y a la séculaire tradition littéraire des cours aquitaines238, de l’évêque Fortunat au vie siècle et de ses lettres galantes à la reine Radegonde, abbesse du monastère de la Sainte-Croix de Poitiers, jusqu’à la propre tante du duc : Agnès, femme de l’empereur Henri III. Elle entretient avec Pierre Damien une correspondance qui nous montre « ces âmes raffinées déjà tout près du langage de saint Bernard mais aussi de celui de l’amour courtois dans sa phase la plus idéalisée »239.

Du Poitevin Guillaume et de ses proches amis, les Ventadour et les d’Ussel du Limousin, la poésie nouvelle va se répandre vers le sud toulousain et le sud-est provençal, avec lesquels on confond de nos jours les troubadours — mais Dante, qui s’y connaît, les nomme « limousins ».

La descendance nordique de Poitiers n’est pas moins féconde.

Aliénor, petite-fille de Guillaume, épousera Louis VII de France, puis Henri II Plantagenêt. Désespérément courtisée par Bernard de Ventadour, elle donnera au monde anglo-normand et français, puis champenois, son fils Richard Cœur de Lion, bon troubadour, ses filles Marie de Champagne et Aëlis de Blois, qui tiendront cour d’amour et transmettront les secrets de la courtoisie aux auteurs des « romans bretons », dont le plus grand sera leur ami et obligé, Chrétien de Troyes.

Guillaume est le prince le plus puissant sur les terres qu’on nomme France aujourd’hui. Tous ses oncles sont ducs ou rois, ses cousines et ses tantes reines ou impératrices : du Saint-Empire, de l’Angleterre, de la Bourgogne. L’une de ses sœurs épouse le roi Pierre d’Aragon, l’autre le roi Alfonse de Castille. Lui-même épousera d’abord Ermengarde d’Anjou qui, répudiée, devient duchesse de Bretagne, puis en secondes noces la jeune veuve du roi Sanche d’Aragon, Philippa de Toulouse. Les chroniqueurs du temps, prolixes sur son compte, le décrivent comme « prodigue et coureur d’aventures », « enragé amateur de femmes », « ennemi de toute pudeur et sainteté », à tel point « qu’on aurait pensé qu’il crût le monde gouverné par le hasard, non par la Providence »240, mais avec cela « audacieux, pieux, et d’un caractère extrêmement joyeux ». Deux fois excommunié ; la seconde fois à cause de sa liaison affichée avec la vicomtesse de Châtellerault, si bellement prénommée Dangereuse, qu’il installa dans une tour de son château. Avec cela, et avant tout, il est poète. Ses premiers « vers » (ou cansos) « chantent ses aventures galantes d’une manière grivoise, obscène même » pour un auditoire de « gais compagnons de débauche » (p. 152). Principal événement de sa vie : il se croise au printemps de 1101, subit une écrasante défaite à Héraclée, et après plusieurs mois de captivité à la cour de Tancrède et chez les Sarrasins, rentre à Poitiers, à l’automne de 1102. Entre-temps, Robert d’Arbrissel a fondé l’abbaye de Fontevrault. Le duel commence.

Qui est Robert d’Arbrissel ? Né vers 1050 à l’Arbressec, ce Breton fils de prêtre se fait d’abord clerc vagabond, tient des sermons violents contre le mariage des prêtres, puis se retire en ermite dans la forêt de Craon. Sa soif d’ascétisme et son éloquence ont attiré des disciples, qui le rejoignent dans sa retraite. Des communes — dirions-nous — se forment autour d’eux. On leur octroie des terres à cultiver. Mais voici Robert nommé « prédicateur apostolique » par Urbain II. Il reprend la route, et ses sermons « empreints d’un profond pessimisme » dénoncent la perversité de ce monde rempli de mensonges et d’ignorance dans le peuple, de meurtres et d’adultères chez les princes, de simonie et d’hypocrisie chez les prêtres. C’est déjà l’essentiel de la prédication antiromaine des cathares, des Vaudois, et plus tard des fraticelli… À ces vices il oppose la vraie piété, la pauvreté, l’ascèse, le détachement. Des foules se mettent à l’accompagner, formées de milliers de jeunes disciples que les chroniques nous décrivent tels des hippies américains « marchant pieds nus, couverts de vêtements bizarres et lacérés, et remarquables par l’abondance de leurs barbes » (barbarum prolixitate notabiles). Les femmes quittent leur mari, les fidèles leur curé pour le suivre. Ses amis le mettent en garde contre la familiarité exagérée entre les sexes dont on accuse sa communauté ambulante. Si l’on en croit les rumeurs du temps, Robert, « suivant l’exemple d’ascètes orientaux, surtout syriens, aurait lui-même provoqué une telle promiscuité en permettant aux femmes qui le suivaient d’habiter familièrement avec lui et même de partager sa couche — tout cela pour expier ses anciens péchés véniels et pour prouver sa résistance à la tentation sensuelle ». À Rouen, il entre dans un bordel « pour se chauffer les pieds », et convertit toutes les prostituées ; elles se prosternent devant lui, et il ne tarde pas à les conduire dans une contrée déserte pour y mener une sainte vie d’ermites. En 1101, il décide de créer pour ses adeptes une colonie de « cabanes » autour d’une église dédiée — bien entendu — à la Vierge. L’ensemble va devenir l’abbaye de Fontevrault, formée d’un grand couvent de femmes jouxtant trois autres maisons d’hommes. L’ordre essaimera très vite en Bretagne, dans le Limousin, le Périgord et le Toulousain et comptera jusqu’à trois-mille moines et religieuses.

Lettre de Robert : « Vous savez comment tout ce que j’ai érigé en ce monde, je l’ai fait pour les religieuses, et c’est à elles que j’ai offert toute la force de mes talents et ce qui est beaucoup plus encore, je me suis soumis à elles, moi et mes disciples, pour le bien de nos âmes. »

Nouveauté inouïe et qui surpasse encore celle de donner à l’abbesse le pouvoir supérieur non seulement sur les religieuses (comme Héloïse l’avait au Paraclet dans le même temps) mais sur les hommes de la communauté.

Très vite, le magnétisme qui émane de son fondateur attire à Fontevrault « les plus célèbres beautés de l’époque », parmi lesquelles la reine Bertrade de France, et l’on ne peut imaginer conversion plus retentissante. Car cette Bertrade a provoqué le plus grand scandale de l’époque en obligeant son amant, Philippe Ier, à répudier sa femme pour l’épouser, et en attirant ainsi sur le nouveau couple une excommunication telle que « toutes les cloches cessaient de sonner lorsque le roi et la « reine » entraient dans une ville ou dans un château ». Mais voilà le plus beau ; en 1112, Ermengarde de Bretagne, première femme de Guillaume IX, puis en 1115 Philippa de Toulouse, sa seconde femme, accompagnée de leur fille Audéoude, passent dans le camp du moine, renient Guillaume, et prennent le voile à Fontevrault.

Guillaume IX ne semble pas avoir pris au sérieux l’œuvre de réformateur qui s’attachait, paraît-il, à sauver de l’enfer des filles débauchées… S’il est exact que Robert d’Arbrissel préconisait entre religieux et religieuse une sorte d’assays mystique, destiné à mettre à l’épreuve dans un même lit leurs vertus chrétiennes et leur capacité de continence, on conçoit que Guillaume IX, peu religieux de tempérament, n’ait vu dans ces manœuvres qu’une aimable et hypocrite dépravation.

Ainsi écrit René Nelli (E. T., p. 100). À ces lignes, dont on peut retenir que Robert pratiquait l’asag avant tous les troubadours, et avant que Guillaume en parle dans un vers, opposons Bezzola, ici plus réaliste :

Peut-on croire que Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, ait assisté à ce bouleversement de toute l’aristocratie de la région, à cet exode général des nobles dames, y compris sa première et sa deuxième femmes, ainsi que sa propre fille, sans s’en émouvoir de la moindre façon ?… Il nous paraît très probable que Guillaume fut vivement impressionné par le mouvement de Fontevrault et par les succès éclatants qu’il remportait dans son voisinage immédiat (p. 207).

Première réaction de Guillaume au défi que lui portent ces « succès éclatants » : le sarcasme et l’énorme plaisanterie. Pour parodier l’abbaye des filles perdues mais « relevées » par d’Arbrissel, il fonde à Niort une colonie de petites maisons, habitacula quaedam quasi monasteriola, imitant les « cabanes » des débuts de Fontevrault, et il y loge des courtisanes aussi peu « relevées » que possible, instituant pour « abbesse » la plus experte.

Seconde réaction, selon Bezzola : une sourde crise morale, qui l’amène à remettre en question « ce que l’homme désire le plus », comme il le dit dans l’une de ses chansons. « Ne serait-ce pas dans cet état de malaise intérieur que naquit en lui le désir d’opposer au mysticisme ascétique de l’époque un mysticisme mondain, une élévation spirituelle de l’amour du chevalier, rivalisant avec l’attraction qu’exerçait sur les âmes l’amour mystique et la soumission à la domina que propageait Fontevrault ? »

Tout d’un coup, c’est l’efflorescence lyrique, dans les formes du conductus ecclésiastique, puis du zadjal arabe, et les grands thèmes de l’amour courtois : la soumission du chevalier par allégeance d’amour pur à la dame, l’assai imposé par la dame comme épreuve de l’amour vrai, tout cela « pour le bien de nos âmes », disait Robert ; « pour rafraîchir ma chair et renouveler mon corps », traduit Guillaume ; pour notre salut par l’amour, diront les troubadours classiques…

Je me rends, je me livre à Elle !

Grâce pure, indicible nostalgie. À la naissance du lyrisme occidental, il y a cette conversion non de l’esprit, ni même de la conscience peut-être, mais de l’âme soudain qui s’éveille « à la douceur du temps nouveau ».

C’est par l’étude des formes prosodiques que Theophil Spoerri, sur les traces de Bezzola, aborde le même problème, et il nous livre le principe de sa méthode dans une formule où je retrouve la lettre de notre maître commun, Rudolf Kassner : « Bewusstwerdung ist identisch mit Formwerdung ». Ce qui veut dire que la prise de conscience d’une réalité psychique est inséparable de sa mise en forme (plastique ou poétique), ou encore qu’on ne peut utiliser impunément une forme liturgique ou littéraire, sans en être affecté et transformé : nulle rhétorique n’est innocente pour un poète. Le processus formel qui intervient ici consiste en le passage du vers latin au vers en langue vulgaire, d’oïl ou d’oc. Et l’on découvre que ce passage s’est opéré par le moyen des formes liturgiques, de l’hymne ambrosien et de la séquence convergeant dans les tropes de Notker, puis dans le conduit (conductus) bientôt autonomisé sous forme de vers (versus) ou de chanson (canso) : cette évolution séculaire vient culminer entre 1100 et 1150 dans le prestigieux répertoire d’un des hauts lieux de la musique médiévale, l’abbaye Saint-Martial de Limoges.

Or il se trouve que « l’abbé laïque » de Saint-Martial n’est autre que Guillaume, septième comte du Poitou, neuvième duc d’Aquitaine, et premier troubadour d’Europe.

Guillaume commence par imiter, dans une intention parodique — contre l’ambiance de religiosité toujours plus exaltée qu’entretient Fontevrault — les formes de l’hymne ambrosien, de la séquence et du conduit. Il met en forme d’hymne liturgique ses déclarations d’amour profane241. Mais voici que peu à peu, par la magie précise des rythmes de la mélodie et du verbe, ces formes se mettent à gagner sur la matière du poème. Elles agissent sur le poète à son insu et le transforment. Guillaume découvre que l’amour, c’est beaucoup plus que faire faire l’amour. Tant qu’à la fin, il fera passer le mouvement même de l’esprit dans la louange de la chair, la ferveur de l’élan vers l’au-delà (exprimé par les formes liturgiques) dans la « douceur » de l’élan amoureux vers l’ici-bas.

Origine de la poésie occidentale !

Et Spoerri nous fait suivre dans le détail de la métrique des chansons I à IX la dialectique de cette contamination et les progrès d’une sorte de spiritualité séculière, absolument originale : il s’agit d’un profond mouvement de transfert des élans de l’amour divin exprimés dans la liturgie, à ceux de l’amour le plus franchement, le plus insolemment humain. Sécularisation de l’enthousiasme (au sens littéral « d’endieusement ») qui découvre la plénitude et le « salut » dans l’amour de la femme, le printemps et l’ivresse de vivre le temps neuf, cet épanchement de la grâce en la Nature. Et voici le chant fort et tremblant :

Ab la dolchor del temps novel…

Par la douceur du temps nouveau
Les bois verdissent, les oiseaux
Chantent chacun en son langage
Les versets de leur chanson neuve :
Il faut bien qu’on se mette en quête
De ce qu’homme désire le plus !

Et plus loin, dans la même chanson, les vers célèbres :

La nostr’ amor vai enaissi
Com la branca de l’albespi…

Ainsi va-t-il de notre amour
Comme de la branche d’aubépine
Tant que dure la nuit sur l’arbre,
Elle tremble à la pluie, au gel.
Mais l’endemain le soleil luit
Sur la feuille et le rameau vert.

« Dans les chansons de Guillaume IX, conclut Theophil Spoerri, apparaît et prend forme ce qui va désormais caractériser l’esprit européen : toute l’ardeur naguère dirigée vers l’Autre monde se porte maintenant sur ce monde et cherche sa transformation. L’œuvre qui en résulte est finie, mais par sa forme elle rend sensible la tension infinie de la puissance qui transforme, que nul renoncement, nul désastre, ni même la mort n’arrêteront plus, et qui au travers de toutes les formes, si imparfaites soient-elles, révèle l’attrait de la perfection. »

Aux belles analyses de Spoerri, je voudrais ajouter ceci : s’il est vrai que ce qu’il nomme très bien « la magie opératoire des formes liturgiques » aide à comprendre la naissance du lyrisme courtois dans l’œuvre de Guillaume, il est un second facteur formel dont l’action n’a guère été moindre sur la conscience du poète, je veux parler de la rhétorique arabe et de l’érotique si raffinée qu’elle transportait — l’une des sources attestées de la courtoisie. Guillaume a certainement connu les procédés de composition lyrique des poètes rencontrés au Proche-Orient pendant ses mois de captivité, puis en Espagne, aux cours d’Aragon ou de Castille, chez ses beaux-frères — que fréquentaient des lettrés andalous et des troupes de jongleurs toujours mixtes : chanteurs mauresques et chrétiens mêlés. Il y a mieux : à Saint-Martial même, la musique, la poésie et l’érotique des Arabes étaient fort loin d’être inconnues. On sait qu’en 1019, par exemple, vingt esclaves musulmans d’Espagne sont reçus par l’abbé, qui en retient deux à son service, et confie les autres à de grands seigneurs du pays auxquels ils servent d’interprètes242. (Ces esclaves sont souvent très versés dans les lettres, la poésie et la musique.) Voilà qui rend beaucoup moins mystérieuse l’influence du zadjal si souvent relevée sur cinq des onze chansons de Guillaume.

Mais encore : dans la lutte à jamais créatrice de toute mystique de la littérature jusqu’à nous, lutte qui opposa le moine au comte-duc, c’est-à-dire Raspoutine à Don Juan, on ne voit, me dites-vous, ni cathares ni jongleurs. Robert est catholique, Guillaume est grand seigneur…

Pour peu que l’on renonce aux clichés, il est facile de constater que l’orthodoxe en cette affaire, du point de vue de l’Église d’alors, c’est Guillaume IX, pourtant deux fois excommunié ; tandis que le gnostique, déjà cathare dans ses sermons et sa conduite, c’est Robert d’Arbrissel, honoré par le pape et fondateur d’une vingtaine de couvents.

Au surplus, l’hérésie cathare n’est pas absente du Poitou dès les débuts de son expansion européenne. Elle y parvient à peu près dans le même temps qu’à Orléans, Arras, Liège, Cologne, Reims, Toulouse : premières années du xie siècle. En 1028, Guillaume V, inquiet du progrès de l’hérésie dans ses domaines, réunit un concile à Charroux pour étudier les moyens de combattre les « manichéens ». En 1114, Robert d’Arbrissel prêche contre les hérétiques à Agen. En 1134, l’hérétique Henri de Lausanne, chassé du Mans, se réfugie à Poitiers avant de gagner la Provence. Ces dates encadrent celles de la vie de Guillaume IX et de toute la première génération des troubadours, qui est poitevine, limousine, gasconne et charentaise par Cercamon, les Ventadour, Marcabru et Rudel. Or nous savons que Marcabru, protégé par le fils de Guillaume IX, fut l’élève des moines de Saint-Martial, et Déodat Roché estime qu’il serait « opportun de rechercher les rapports de ces moines bénédictins ou cisterciens avec les cathares, puisque aussi bien c’est de cette abbaye qu’on ferait sortir le Poème sur Boèce dont nous avons montré la nette inspiration cathare »243. Je cite ces « faits » pour essayer, une fois de plus, de faire sentir combien les prises de position devant l’hérésie — hostiles, complices, ou positives — comptent moins, au total, en vérité psychique, en dynamique créative, que la mise en tension avec le phénomène, ou le simple fait d’être pris dans son champ.

Notons aussi que les grandes dames de l’Aquitaine se rallient totalement à Robert, allant plus loin dans l’engagement religieux que n’iront les « croyantes » du catharisme toulousain vers la fin de ce xiie siècle. C’est aussi que Guillaume n’est pas encore « converti » à la courtoisie, et qu’elles ont des raisons de le fuir. Plus tard, un Peire Vidal sera du même côté que les « croyantes », tout en restant peut-être extérieur à la secte, tandis qu’un Peire Cardenal condamnera les facilités de l’amour courtois et ridiculisera ses poètes plaintifs « qui chantent comme s’ils avaient mal aux dents ». Autant de poètes, autant de situations différentes et de jugements contradictoires sur l’Église, l’hérésie, la courtoisie, leurs luttes ouvertes et leurs liaisons secrètes. Les uns sont en relation de rivalité et les autres en consonance. Ce qui importe, c’est que ces oppositions se manifestent et s’entrecroisent dans la même sphère englobante, dans le même jeu de forces psychiques, au sein du même complexe d’aspirations et d’interdits, d’hérésie libératrice des âmes et d’orthodoxie conservatrice de la cité.

L’histoire de la naissance d’Amour nous en laisse trois exemples mémorables.

Dans le duel Robert d’Arbrissel-Guillaume IX, nous voyons bien que les jugements portés sur l’Amour, sur le sens de la retenue dans l’asag, sur la soumission et l’allégeance de l’homme à la femme, sur la notion même de salut, sont souvent opposés, parfois mal comparables, mais consacrent et privilégient superlativement les mêmes objets, qui font la nouveauté majeure et fascinante de l’époque.

Concevons un rapport analogue, mais en tension plus dramatique, entre le grand mystique al-Hallaj et le premier des troubadours arabes, Ibn Dawoud, vers la fin du IXe siècle. Tous les deux sont les chantres et comme les inventeurs de l’Amour voilé et secret, chaste et brûlant, tourment délicieux et mal dont nul ne veut guérir, passion salutaire et qui s’épanouit dans la mort, car « celui qui ne meurt pas de son amour ne peut en vivre ». Mais pour al-Hallaj, l’Amour s’adresse à Dieu (comme à un homme), pour Ibn Dawoud, à un jeune homme (comme à un dieu) et le poète au nom de l’orthodoxie fera condamner au supplice le mystique convaincu d’hérésie… Les deux n’en sont pas moins liés par cela même, par leur problématique et par leur fanatisme, par un champ spirituel ou poétique244.

Enfin, proches de Guillaume dans l’espace et le temps, une troisième paire d’adversaires jurés, l’un et l’autre « servants d’Amour », va faire éclater sa querelle : Pierre Abélard et Bernard de Clairvaux. Les chansons d’amour d’Abélard pour Héloïse sont presque exactement contemporaines des premières chansons courtoises de Guillaume IX (environ 1110) ; elles sont toutes perdues, en dépit de leur immense popularité à l’époque, mais il nous reste les lettres de ce Tristan châtié et repenti à cette Iseut devenue abbesse malgré elle, mais qui s’en tient avec obstination à sa morale du cœur. Deus cordis potiusquam operis inspector est, Dieu regarde au cœur plus qu’aux actes, écrit-elle. Bernard de Clairvaux développe de son côté la première mystique chrétienne de l’Amour, sublimant la sensualité du Cantique des Cantiques en piété mariale, et finalement absolutisant l’amour : amo quia amo, amo ut amem. Sa lutte impitoyable contre la théologie d’Abélard (mort en 1142) précédera de peu sa mission dans le Midi contre le catharisme (1145) cette hérésie qui est descendue du Nord français (Arras, Reims, Orléans), par le Poitou, vers le comté de Toulouse, le Carcassès et l’Albigeois, dans le même temps qu’y descendait la poésie courtoise, née à Poitiers et dans le Limousin des Ventadour.

Imprécation finale

À la cohorte de mes adversaires, je répondrai maintenant d’une manière collective cherchant à dégager certaines formules d’erreur qui me paraissent affecter leurs critiques.

— Ils croient encore aux relations de cause à effet, chères à nos érudits qui se veulent « scientifiques », mais abandonnées depuis longtemps par les physiciens nucléaires. De ces relations, je ne faisais pas grand-chose dans ma première version, et me les suis interdites dans la deuxième. Seules me paraissent signifiantes certaines grappes de relations, structures d’interaction, gerbes de forces, bref, certains champs, tels que peuvent en définir les tensions entre Guillaume IX et Robert d’Arbrissel, ou al-Hallaj et Ibn Dawoud, où il s’agit bien moins de savoir qui se donne pour champion de quoi, que de saisir l’homologie du phénomène avec celui des relations entre troubadours et cathares, et ses implications morales et religieuses.

— Ils veulent des preuves de type juridique (les preuves scientifiques ou expérimentales étant exclues par la nature du phénomène en cause). Vous avez beau rappeler à leur attention les coïncidences spatiales et temporelles de l’hérésie et de la courtoisie, dans les mêmes consciences et les mêmes situations conflictuelles, ils ne sont pas impressionnés. Ils me rappellent ces juges américains dont je lis ces jours-ci qu’ils ont cassé un jugement rendu contre cinq assassins convaincus d’avoir tué douze personnes : certains détails de l’instruction semblent donner matière à quelque doute, c’est-à-dire à renvoi indéfini. Si les Apôtres s’étaient présentés devant nos historiens nécessiteux de preuves au soir même de la Pentecôte, ces tabellions eussent exigé un reçu notarié du Saint-Esprit.

C’est, osons le dire, que la plupart d’entre eux ignorent tout de la genèse poétique et de la psychologie de l’œuvre que l’on crée. Ils ne croient qu’à ce qui est « attesté ». Or la poésie ne l’est jamais. Ils ne veulent croire qu’aux sources alléguées expressément par un auteur. Or les vraies sources en général sont inconscientes, ou refoulées, ou délibérément dissimulées.

— Ils n’ignorent pas seulement les jeux et les ruses de l’amour et de la création, mais a fortiori la spécificité des problèmes poétiques, mystiques et religieux. Ils croient que tout a toujours existé, et partout de la même manière. « L’amour, avec des nuances, est le même sous toutes les latitudes et à toutes les époques, surtout pour les poètes lyriques », écrit Belperron. Or, pas une seule des grandes tragédies grecques — je veux dire des trente qui nous restent — n’a l’amour pour sujet. Pas une. Est-ce que vraiment cela ne veut rien dire ?

— Ils sont victimes d’une psychologie au moins désuète, linéaire et rationaliste, n’admettant que des motifs univoques, qui les condamnent presque automatiquement à la crédulité ou à l’incrédulité à contretemps. Quand ils disent : tel troubadour a écrit exactement le contraire de ce qu’un Parfait devait professer, tel gnostique a déclaré son aversion pour l’amour et ses suites, tel éloge de la chasteté est conforme à la morale catholique puisqu’il tend à réfréner la concupiscence, ou lui est diamétralement opposé puisqu’il tend à exalter le désir, je constate qu’ils n’ont pas compris la nature de l’objet dont ils traitent et sa dialectique intrinsèque. Ils n’ont pas compris l’essentiel, qui est l’union complémentaire indivisible de certaines réalités antinomiques — celles-là, justement, qui m’occupent ici. Non seulement ils croient que tout homme qui se dit catholique, ou cathare, ou de gauche, l’est de ce fait et l’est en tous ses actes et ses dires ; non seulement ils croient à ce qui est allégué, étiqueté, plutôt qu’à ce qui est vécu, expérimenté, mais encore ils paraissent tout ignorer des complicités de l’amour et de la haine, de la chasteté et de l’érotisme, du désir et de l’angoisse, de l’attraction et de la répulsion, de l’indifférence affectée et de l’affectivité refoulée. Ils n’ont pas vu que l’opposition réelle n’est pas entre ceux qui exaltent et ceux qui condamnent tel ou tel élément constitutif de la cortezia, mais entre ceux qui la créent ou la souffrent et ceux qui en font l’objet de leurs dissertations. Ceux-là seuls croient que l’on peut en tel domaine « établir » une explication, comme on fait triompher la doctrine d’un parti à la simple majorité.

Mais seul pourra séduire la vérité celui qui aura conçu le plus haut sens.

Inconcevable naïveté des érudits qui, prononçant « Descartes ! » comme on se signe, refusent de voir les réalités de l’inconscient et tiennent pour assurée, au-delà de toute critique, l’incompatibilité de la volonté de vivre et du désir de mort, pourtant unis dans le vertige ; des Croisades et du commerce spirituel avec l’islam ; des cathares et des troubadours ; de l’ascétisme et du brûlant désir ; du mysticisme délirant et de la complaisante chasteté !

Rien, ils n’ont rien compris à l’objet de leur étude, à ces pièges de la poésie, à cette béance de l’histoire, à ce désir en quête d’un objet, — au xiie siècle, et à l’amour en général, et à l’amour au xiie siècle.

— Assez ! s’écrieront en ce point plusieurs lecteurs que l’on suppose exaspérés. Après tout, dans votre bouquin, il n’y a pas seulement les troubadours, et ces cathares qui furent ou non leurs frères. Pourquoi revenir si longuement sur tout cela ? Parlez-nous plutôt du mariage, de la morale du couple ou de l’érotisme !

Pourquoi donc, en effet, revenir sur tout cela ? Il y a bien des raisons, et je vais dire la moins bonne en premier lieu.

Devant la meute des critiques aboyant à mes trousses dans toutes les revues dites « scientifiques » par les lettrés, je me suis senti parfois pris d’une sorte d’angoisse, et je me suis sérieusement interrogé : n’avaient-ils pas raison, peut-être ? Sur bien des points de détail, c’était probable, et même certain sur deux ou trois, mais sur l’essentiel, sur le tout ? J’ai repris tous mes raisonnements, et les leurs, et les textes anciens ; et non, vraiment : ils ne peuvent tous avoir raison, car une partie d’entre eux dit le contraire de l’autre sur chaque sujet, et ces sujets sont fort nombreux, si bien que leur consensus, qui est très près d’être nul, le serait tout à fait n’était ce point unique de leur accord contre mes thèses. Je me suis piqué au jeu, je l’avoue. C’est un jeu fascinant, merveilleusement gratuit. On sait si peu ! Chaque miette d’information nouvelle et tous les joueurs se précipitent : ça, c’est pour moi ! Quel desport ! comme disait l’ancien franglais. Quel sport ! dit l’anglo-normand d’aujourd’hui.

Mais voici plus sérieux. Certes, il n’y a pas seulement les troubadours, mais il y eut d’abord les troubadours, parce qu’il y a d’abord la poésie, puis le sentiment qu’elle a su dire et qu’elle éveille en le disant, et c’est par là que le drame est arrivé, celui que nous attendions sans le savoir — mais dès l’instant qu’il a parlé, nous avons su que c’était lui que nous attendions.

Et après, il y a la morale. (J’y reviendrai.)

Il y a d’abord les troubadours parce qu’il y a d’abord l’expression, et surtout l’expression lyrique — au commencement était le Chant, qui est le Verbe musical — et cela tient à la nature même de l’amour, de cet amour-passion que j’ai décrit, et c’en est une première approche. En traitant à fond ce problème, je ne crois pas avoir cédé à quelque manie obsessive, ni m’être laissé entraîner sur un terrain où mes savants critiques seraient peut-être les mieux armés : je crois avoir plutôt tenté d’approfondir ma conception de l’amour, seul sujet de ce livre, et véritable objet de ma dispute avec les érudits. Car ce qui nous sépare en fin de compte, dans ces débats que l’on pourrait croire purement techniques, ce ne sont pas nos savoirs différents, nos inégalités d’information, ce sont nos conceptions de l’amour, et plus que cela, nos expériences différentes de la passion et de la poésie. Ce que l’on n’a pas cherché, subi, vécu soi-même, comment ferait-on pour le reconnaître, à tant de siècles de distance, chez des hommes qui ne disaient pas tout comme nous le dirions, et qui se taisaient autrement ? Il faut entrer en consonance d’âme, et cela ne se peut que par l’écoute ardente des œuvres où l’âme a laissé dans des rythmes quelques traces de sa pulsation la plus secrète, et le sillage de ses élans.

Malentendus sur la morale

Les thèses morales de mon ouvrage ont soulevé beaucoup moins d’opposition — encore que les jugements contradictoires qu’elles motivèrent soient amusants à confronter.

Les catholiques m’ont approuvé à cause de la critique de l’hérésie que semblaient impliquer mes mises en garde contre la passion ; mais les gnostiques ont bien senti où était mon cœur. Les magazines féminins m’ont approuvé pour ma défense de la fidélité, tout en paraissant regretter que j’exclue la passion du mariage (ce que je ne fais pas). Et les hippies m’ont applaudi en Amérique pour mes peintures de la passion, et sans doute des effets du philtre, tout en regrettant que j’assume sans trop de honte l’essence de ma culture occidentale. Les mal mariés y ont vu leur bréviaire, comme l’écrivait un philosophe allemand ; les bien mariés, leurs abîmes survolés ; les divorcés, leur inutile et amère justification. Et enfin, Jean-Paul Sartre, après la guerre, s’est servi de mon livre pour illustrer la thèse qu’il attaquait avant la guerre et m’accusait bien à tort de défendre. Voici les textes.

Rendant compte de mon livre en juin 1939245, Sartre annonce d’entrée de jeu que l’intérêt de mon ouvrage « réside avant tout en ceci qu’il témoigne d’un assouplissement récent et profond des méthodes historiques sous la triple influence de la psychanalyse, du marxisme et de la sociologie ». Puis il se demande si, à l’encontre de ce qu’il tient pour ma thèse, la passion réelle « n’aurait pas, en tant que phénomène psychologique, sa dialectique propre » et si « certaines structures essentielles de la condition humaine ne pourraient pas se réaliser à travers des conditions historiques déterminées ». (Je ne croyais pas avoir dit autre chose.) Bref, il me reproche de n’avoir pas vu que la transcendance c’est justement la « structure existentielle de l’homme ». Le désir « comporte naturellement sa contradiction propre, son malheur et sa dialectique ». Il n’y aurait donc « nul besoin d’un mythe courtois pour expliquer la passion »246. En somme, pour n’avoir pas reconnu que la dialectique de l’amour est de la nature de l’homme même, mon livre « ne semblera qu’un bel amusement ».

Sept ans plus tard, une guerre plus tard, et L’Être et le Néant ayant paru, tout a changé. Dans sa « Présentation des Temps modernes » (Situations II), Sartre énumère « les points essentiels » qui l’opposent à l’esprit d’analyse proustien et à la « légende de l’irresponsabilité du poète », et il écrit :

En premier lieu, nous n’acceptons pas à priori l’idée que l’amour-passion soit une affection constitutive de l’esprit humain. Il se pourrait fort bien, comme l’a suggéré247 Denis de Rougemont, qu’il eût une origine historique en corrélation avec l’idéologie chrétienne. D’une façon plus générale, nous estimons qu’un sentiment est toujours l’expression d’un certain mode de vie et d’une certaine conception du monde qui sont communs à toute une classe ou à toute une époque et que son évolution n’est pas l’effet de je ne sais quel mécanisme intérieur mais de ces facteurs historiques et sociaux.

Mon livre est donc devenu le premier argument que Les Temps modernes opposeront aux tenants d’une « nature humaine » invariable et de ses « structures essentielles » — celles-là mêmes que Sartre me reprochait d’avoir négligées, dans le tome précédent de Situations.

Ainsi, l’accueil fait à L’Amour et l’Occident par ses lecteurs occidentaux et orientaux a dépendu, comme il arrive, d’une quantité de malentendus, dont je n’aurais au total qu’à me féliciter si je m’en tenais à leur résultante positive : le livre vit, tant aimé que honni, après un tiers de siècle d’exposition à toute espèce d’intempéries critiques, personnelles et publiques, psychologiques et politiques. Mais le plus grand malentendu consiste à croire que selon moi la passion et le mariage sont exclusifs l’un de l’autre, comme l’avaient décidé les cours d’amour. Cette lecture de mon livre est erronée. Qu’on m’en félicite ou m’en blâme, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

J’ai voulu souligner les contrastes, renforcer la conscience des antinomies valables, inévitables et qu’il faut assumer : mouvement-sécurité, extases-durée, passion-mariage, rêver l’Éros et le subir ou vivre l’Agapè et l’agir. Et j’ai pensé qu’une fois mieux vue la nature des antinomies, loin de tenter vainement de les résoudre en éliminant l’un de leurs termes, il fallait décider de vivre leur drame, et choisir d’exister dans leur tension toujours changeante et surprenante.

Je me fondais sur cette phrase d’Héraclite, qui transparaît, citée ou non, dans tous mes livres : « Ce qui s’oppose coopère, et de la lutte des contraires procède ta plus belle harmonie. »

Sur tout cela, je n’ai pas varié depuis trente ans. J’ai peut-être mûri, par quoi je veux dire que j’ai peut-être mieux compris comment nos deux termes s’impliquent, se posent en s’opposant, ne vivent pas l’un sans l’autre, et finissent par nouer des alliances fédérales, dont le premier modèle est le mariage.

Passion et inceste

Dans son ouvrage sur la Prohibition de l’inceste (1905), Durkheim, bien avant Freud (dans Totem et Tabou), suppose que la culture est née des interdits jetés d’abord sur la femme du père, puis sur l’ensemble des femmes du clan.

J’insisterais davantage, aujourd’hui, sur le thème de l’inceste dans Tristan, et sur ses aspects œdipiens (indiqués très nettement, sinon bien développés, par exemple au chapitre 12 du livre II).

Certes, Tristan n’a pas pu désirer sa mère, qui est morte en couches. Mais sa tristesse vient de cette mort, comme son nom même, et comme sa culpabilité. Et lorsqu’il couche par accident avec Iseut, qui est la femme promise de son « père », c’est-à-dire du roi Marc, son oncle maternel, lequel joue le rôle du père chez les Celtes, il a commis et consommé l’inceste, mais en transe, dans le fantasme et le rêve éveillé provoqués par le philtre, ce haschich de l’époque.

Il a conquis Iseut de haute lutte. Il aurait droit (selon d’anciennes coutumes) à sa possession intégrale, et il l’a déjà possédée, ce qui est juste, puisqu’il s’est montré le plus fort. Il semble qu’il échappe ainsi à la situation œdipienne (où l’enfant est toujours le plus faible, et même trop faible). Pourtant, parce qu’il a besoin d’un père, il choisit d’observer le droit civil, où il redevient le plus faible, et il choisit de faire d’Iseut l’épouse de Marc, son véritable « père » coutumier. Du même coup, il culpabilise son amour, pourtant légitimé par Courtoisie, laquelle veut que l’amant s’adresse à une femme mariée.

Mais l’inverse du complexe d’Œdipe, sa réflexion dans un miroir, n’est pas moins bien décrit par le Roman en Prose.

On y voit tout d’abord l’adolescent Tristan, âgé de 14 ou 15 ans, séjourner chez son oncle le roi Marc « comme un homme étranger, et il fit si bien qu’en peu de temps il n’y eut à la cour du roi demoiselle que l’on prisât une maille en comparaison de lui ». À ce moment donc, Marc aime Tristan, qu’il ignore être son neveu. Puis Tristan triomphe du Morholt, et révèle sa naissance royale. Mais, blessé, il s’en va vers l’Irlande où il est soigné par Iseut, et lorsqu’il revient à la cour de Tintagel « le roi l’établit maître et seigneur de son hôtel et de tout ce qu’il possède ». Or ici, sans la moindre transition, le Roman nous dit : « Le roi Marc prend bientôt Tristan en haine, car il le craint plus qu’autrefois. » Il envoie donc son neveu à la « queste » d’Iseut, qu’il veut pour femme, sachant bien que Tristan risque sa vie s’il retourne au pays du Morholt. Et Tristan le sait aussi : « Quand Tristan entend cette nouvelle, il pense que son oncle l’envoie en Irlande plutôt pour y mourir que pour avoir Iseut. » Mais il n’en jure pas moins devant Dieu « qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir ». (Sa culpabilité œdipienne vis-à-vis de Marc, substitut du père décédé, est redoublée par le souvenir de sa mère, qu’il a fait mourir en venant au monde.) Conquis par les prouesses de Tristan, le roi d’Irlande lui dit enfin : « Tristan vous avez tant fait…, je vous remets Iseut pour vous ou pour votre oncle. » Tous ces géants, dragons et traîtres qui le blessent d’une épée empoisonnée, et qu’il tue, ne sont-ils pas les symboles « paternels » de l’interdit à surmonter, non sans blessure ?

La vengeance du « père » étant la castration du fils symbolisée par la séparation (perte du sein maternel, sevrage), on comprend que Tristan ne puisse aimer (au sens du dürfen allemand, ou permission) que si l’objet de son amour est éloigné (l’amors de lonh de Jaufré Rudel).

Les principaux moments dialectiques du complexe se retrouvent donc dans les relations triangulaires entre Tristan, Marc et Iseut.

Ces contradictions sont illustrées par tous les épisodes du roman, elles font le roman : alternances de séparations nostalgiques et de revoirs extatiques, nouvelles séparations pour éviter la faute sociale, mais aussi pour recréer la situation courtoise d’amour de loin (tout vaut mieux que la vie quotidienne partagée).

Si Tristan décidait de garder Iseut pour lui, il violerait le tabou courtois. S’il couchait avec elle mariée à Marc, il violerait le tabou de l’inceste, et tout s’effondrerait — l’ordre social — dans une extase éblouissante. Or il respecte l’ordre féodal, il ne veut pas que tout s’effondre autour de lui.

En fait, il viole tour à tour les deux tabous, c’est bien là son « âpre tourment », soit qu’il retrouve Iseut ou qu’il se sépare d’elle ; soit qu’il vive avec elle dans la forêt, ou qu’il la rende volontairement au roi.

Les effets destructurants de l’inceste et les effets exaltants de la courtoisie convergent vers l’extase dans la mort, terme de l’entropie passionnelle, chute voluptueuse dans l’indifférencié, qui est le néant.

Il n’a voulu garder de l’amour que les moments éblouissants, ceux de la passion interdite, et le temps du désir nostalgique où l’on ressent le mieux l’amour-en-soi. Dès lors l’éblouissement suprême ne peut plus être que mortel : c’est la mort des Banou Odrah, la tribu légendaire où l’on meurt quand on aime.

Freud l’a bien vu : nulle civilisation ne pourrait survivre à la disparition du tabou de l’inceste ; la courtoisie pas davantage, ni la passion, ajouterons-nous.

Mais si l’on a de bonnes raisons de croire que la prohibition de l’inceste est la loi minimale pour qu’une culture se différencie de la nature248, alors nous voyons que Tristan, poème du Triangle essentiel (Père, Mère et Fils) et de la primordiale situation créatrice, est bien autre chose, et bien plus qu’une « épopée de l’adultère » ; c’est le poème de la culture occidentale.

Passion et allergie

Ce qui se déclenche chez les victimes angoissées, mais émerveillées d’un coup de foudre, est caractérisé par les réactions hyperboliques de tout l’être à une incitation des plus banales, qui serait chez tout autre normale, autrement dit facile à compenser, neutraliser, par la réponse que chacun sait. Mais voici tout d’un coup qu’à cette incitation tout l’être des amants se met à réagir, dans un branle-bas général, par une fièvre, une rougeur, des arythmies du cœur, ou au contraire par une espèce de catalepsie hiératique, les yeux rivés dans une mutuelle hypnose. Or ils disent tous qu’ils aiment être saisis par une telle fièvre, par ce bouleversement des sens et de l’âme. La passion est ce trouble effrayant mais délicieux que provoque la présence de certains êtres, pour des raisons qu’eux-mêmes, comme ceux qui réagissent à leur présence, disent ignorer absolument. Et je les crois. (Plus tard, ils essaieront de rationaliser, poétiser, moraliser, et là, je cesserai de les croire.)

Cherchant des analogues de ce phénomène à un niveau physiologique, je ne trouve guère que le mécanisme de l’allergie : réaction excessive à un agent externe qui est d’ordinaire inoffensif, mais qui soudain, pour des raisons que nul ne connaît, provoque chez celui qui s’est trouvé sensibilisé par un premier contact, une surcompensation violente, par exemple une surabondante production d’antihistaminiques suite à une simple piqûre de moustique.

Ce premier contact, c’est, dans la légende, la première rencontre en Irlande, la scène du bain. Mais c’est la poésie courtoise et le roman breton qui, désormais, vont sensibiliser hommes et femmes et provoquer chez eux cette « réponse altérée de l’organisme à des substances normalement tolérées » qui caractérise l’allergie.

Les deux phénomènes, passion et allergie, évoquent aussi la mobilisation de toute la nation pour un incident de frontière non vérifié, ou une guerre qui tuera des millions d’hommes pour venger un assassinat, qui d’ailleurs arrangeait tout le monde.

À l’incitation du désir, la réaction passionnelle, tout d’un coup, déborde immensément. Et que le désir soit ou non satisfait n’y change rien dans les cas graves (au surplus compliqués de drogue) comme celui de Tristan et d’Iseut. La passion une fois déclarée exige beaucoup plus que cette satisfaction, elle veut tout, et surtout l’impossible : l’infini dans un être fini.

La réponse « normale » au désir étant de faire l’amour, ou de s’éloigner, la réponse passionnelle (allergique) est de se rendre la proie d’une fièvre quasi mortelle dans certains cas, d’un délire qui tour à tour fait crier de douleur ou jette dans des extases, pousse au crime ou accule au suicide, transfigure le monde ou le dévaste aux yeux du malade qui gémit, mais qui redoute de guérir et refuse qu’on le soigne.

La cure consisterait dans une confrontation du fiévreux à la réalité. L’équivalent des antihistaminiques prescrits dans les cas d’allergie serait d’amener le passionné à regarder et à voir l’autre tel qu’il est. Or c’est à quoi le passionné se refuse, et de toute sa passion, précisément. Il préfère s’éloigner de celle qu’il risquerait de trop bien voir dans la sobre lumière des jours partagés.

Ce n’est pas amour, qui tourne à réalité. Cette sentence courtoise signifie que fin amors est jouissance du désir, non du plaisir ; mais on peut en étendre le sens jusqu’à voir qu’elle motive et invente la plupart des obstacles du roman — légaux, sexuels, psychologiques — qui tous écartent une occasion de mieux voir la réalité, écartent la proximité. Et quand les passionnés sont contraints de vivre ensemble, le philtre cesse bientôt d’agir ! À l’extrême, il s’agit d’écarter la réalité physique de l’être aimé — surtout celle de la femme pour l’homme, car il n’y a pas ici de symétrie, et je n’ai pas encore trouvé une seule femme qui ait chanté l’amour de loin 249.

L’amour-passion serait-il une allergie que l’on aime, allergie positive, allergie délicieuse — et pas mieux expliquée que les autres, jusqu’ici ?

Passion et drogue

La cause la plus fréquente de l’allergie est le contact avec certaines substances, ou leur ingestion.

La passion naît en général de la seule mise en présence de deux êtres. Dans le cas de Tristan et d’Iseut, il en va bien ainsi, selon Thomas ; mais selon Béroul, c’est le philtre bu qui déclenche tout, après plusieurs rencontres demeurées sans effet (même la scène du bain, si chargée d’érotisme : voir plus haut page 29). Et non seulement le philtre intervient de l’extérieur et par accident, mais encore Béroul en limite les effets dans le temps « à trois ans d’amistié ».

Béroul suit de très près « l’histoire » (comme disent les médecins) de cette intoxication caractérisée250 à laquelle il rapporte expressément la faute des amants. Rappelons ici la double confession qu’il met dans leur bouche (p. 40) :

Tristan :

Qu’el m’aime, c’est par la poison
Ge ne me pus de lié partir
N’ele de moi…

Et Iseut :

Il ne m’aime pas, ne je lui.
Fors par un herbe dont je bui
Et il en but : ce fu péchiez.

Le procédé de Béroul, qui revient en somme à isoler la passion légendaire, permet d’en suivre mieux la dialectique propre. On y retrouve le rythme du dicton « un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout », qui rappelle que la passion anéantit son objet. Sa brûlure, au début délicieuse, qu’on appelle l’état amoureux, n’est que sa forme encore voilée — « un peu, beaucoup » — qui se lie au désir, s’en fait complice, et le plus souvent s’évanouit une fois son ardeur satisfaite. Mais la passion déclarée, triomphante, brûle tant que le philtre agit, pour subitement tomber au « pas du tout » de la comptine. Comme si son ardeur consumait l’image d’un être aimé dans le rêve de la drogue (« S’il m’aime, c’est par la poison »…), et quand l’amant se retrouve devant l’Iseut réelle, il s’aperçoit que ce n’est pas elle qu’il a aimée.

On sait le rôle du voyage sur mer dans les légendes celtiques. Il y en a quatre dans le roman de Béroul, et chacun d’eux se trouve lié à une histoire de « venin » comme dit le Roman en prose. Blessé par l’épée empoisonnée du géant Morholt, qu’il a tué, et sans espoir de survivre à son mal, Tristan s’embarque à l’aventure dans une nacelle sans voile ni rames, emportant son épée et sa harpe. Cela finit en Irlande, où Iseut le guérit. Le deuxième voyage, en quête de la fiancée de Marc, répète à peu près le premier. Le troisième ressemble le plus à ce que les jeunes Américains baptisent « voyage » : c’est le retour avec Iseut, la scène du philtre, « la poison » bue. Le dernier est celui d’Iseut voguant vers son amant pour tenter de le guérir d’une nouvelle blessure empoisonnée, mais cette fois-ci elle ne le rejoindra que dans la mort.

Une difficulté très curieuse se manifeste à l’examen de ces voyages. Lors des trois blessures liées à des navigations solitaires, Iseut intervient pour guérir Tristan des effets du poison, puis ils sont de nouveau séparés. Mais quand ils boivent ensemble le même philtre, font-ils le même « voyage », ou est-ce une illusion ? C’en est une certainement aux yeux de celui qui veille, convaincu que ceux qui rêvent ne peuvent communiquer, et qu’il n’y a point de passage du rêve de l’un au rêve de l’autre. Mais si les deux amants partagent cette illusion, ne devient-elle pas la vérité de leur passion ? Vous dénoncerez à juste titre leur illusion de réalité, sans les toucher le moins du monde : tant que le philtre agit et maintient l’amistié, ils vivent la réalité de leur double illusion.

Mais ce que l’analogie de la drogue fait bien sentir, c’est le caractère invinciblement solipsiste, narcissique et ségrégatif de la passion. Ceux qui « voyagent » sont toujours seuls. Leur passion n’atteint pas la réalité de l’autre, et n’aime en fait que son image.

Et c’est pourquoi le mariage ne peut se fonder sur elle.

Passion et mariage

Un des plus grands malentendus nés de mon livre consiste à répéter qu’il condamne la passion — ce qui est faux — parce qu’elle est l’ennemie intime de l’institution matrimoniale et de son éthique — ce qui est exact ; d’où l’on déduit que « l’amour » serait incompatible avec le mariage — ce qui est ridicule. Il s’agit là d’une de ces vues plus que sommaires qu’exigent les légendes sous les photos de magazines, et il est superflu de redire ici que je la désavoue radicalement.

Que dès sa genèse au xiie siècle l’amour-passion se constitue en hostilité au mariage ; que les finalités d’Éros et d’Agapè soient en relation d’antinomie systématique, c’est ce que j’ai tenté d’établir. J’ai voulu souligner des contrastes, indiquer des incompatibles, en préalable aux choix que tout homme se doit de faire et s’imagine, à tort ou à raison, faire librement.

J’ai tenté d’isoler la passion comme on le fait d’un corps chimique pour mieux connaître ses propriétés. Et j’ai montré qu’isolée de son contraire (l’amour actif ou Agapè), à l’état pur, passif ou extatique, elle est mortelle, comme chez Tristan et quelques-uns des grands mystiques. Reste à voir ce qu’elle peut produire quand elle entre en composition — si elle le tolère.

Le chlore pur est mortel, mais le chlorure de sodium est le sel de nos repas — de nos agapes.

Ni répressif ni marcusien, je n’entends rien interdire ni rien autoriser. Je n’ai dit nulle part : faites ceci mais pas cela ? J’ai dit seulement : Si vous faites ceci ou cela, voilà ce que vous ferez en réalité, à quels types de comportement vous obéirez, dans quelles structures du mythe vous serez engagé. Je n’écris pas pour feindre de légiférer, ni même pour conseiller, mais bien pour alerter. Et pour aider à prendre des vues justes. Si je mérite le nom de moraliste, c’est dans la mesure où j’ai cherché à rendre mon lecteur plus responsable, plus libre de choisir en connaissance de cause, bien mieux : en connaissance de fins.

Il n’est peut-être pas de domaine où ce travail paraisse plus nécessaire, et où l’humanité contemporaine se révèle plus nécessiteuse, que celui de l’affectivité, laissée en friche quand elle n’est pas vilipendée par notre société scientifico-technique. À tel point que toute une jeunesse se voit réduite à chercher son salut dans des conduites d’évasion ou de régression infantile ou tribale — drogue, communautés hippies, communes sexuelles.

À la lumière de cette dernière observation, on comprendra peut-être mieux l’opiniâtreté de mon enquête sur les origines de l’amour : elle peut donner la clé de plus d’une tradition érotique ou sentimentale devenue réflexe ou nostalgie chez l’homme moderne, et dès lors d’autant plus envoûtante et contraignante qu’il n’en connaît plus le sens, jadis libérateur, et ne sait plus en lire les symboles.

J’ai tenté de réinventer la genèse de la passion d’amour. J’ai prouvé qu’elle dépend du mariage comme la mystique dépend du dogme et de l’institution ecclésiastique, et demeure orientée précisément par le projet de les nier ou dépasser251. J’ai dit l’erreur du romantisme embourgeoisé qui domine encore nos coutumes : vouloir fonder le mariage sur l’amour passionnel, c’est-à-dire sur ce qui le nie dès l’origine. Une erreur à peine moins fatale serait de vouloir exclure la passion du mariage. Je l’avais dit assez clairement, dès ma première version. Je n’ai pas varié depuis, mais un peu avancé sur les voies que j’avais jalonnées.

Dans Comme toi-même 252, je suggérais que l’obstacle dont se nourrit toute passion peut renaître au sein du mariage :

« S’il est vrai que la passion cherche l’inaccessible, et s’il est vrai que l’Autre en tant que tel reste aux yeux d’un amour exigeant le mystère le mieux défendu, — Éros et Agapè ne pourraient-ils nouer une alliance paradoxale au sein même du mariage accepté ? Tout Autre n’est-il pas l’inaccessible, et toute femme aimée une Iseut, même si nul interdit moral ou nul tabou ne vient symboliser, pour les besoins de la fable et la commodité du romancier, l’essence même de l’obstacle excitant, celui qui ne dépendra jamais que de l’être même : l’autonomie de la personne aimée, son étrangeté fascinante ? »

Cette recherche de l’Ange, qui est le mystère de l’autre, excitant à la fois l’Éros et l’Agapè, ne serait-ce pas une troisième forme de l’amour, homologue des mystiques du mariage spirituel, aussi dites épithalamiques ?

La fidélité que j’ai prônée, et que beaucoup confondent avec un règlement de police des mœurs, je ne sais quelle mesure répressive, ou au mieux une vertu que l’on s’impose, est simplement la condition sine qua non de toute œuvre d’art ou de vie dont l’élaboration exige du temps et une concentration de toutes les facultés. (Rien là que le dogme révèle, ou qui ne se puisse fonder à l’évidence dans la réalité psychologique.)

Je n’ai pas varié davantage en admettant non sans ferveur, dans Comme toi-même , la nostalgie de la gnose et sa passion, qu’on pensait que j’avais condamnées.

De fait, je n’ai jamais « condamné la passion » et me suis expliqué sur ce point dans le chapitre conclusif de ma première version, où l’on peut lire : « Je l’ai dit et j’y insiste encore : condamner la passion en principe, ce serait vouloir supprimer l’un des pôles de notre tension créatrice. De fait cela n’est pas possible. »

En vérité, je ne veux rien condamner et je ne propose aucune automutilation : trop de névrose déjà s’en chargent. J’ai tenté de faire voir et sentir les contrastes vitaux, conflits, antinomies, qui sous-tendent notre réalité ; et d’en mieux définir les termes.

Il s’agit maintenant d’assumer leurs tensions et de les équilibrer en création, loin de vouloir follement exclure l’un de leurs termes : nous n’avons pas ce pouvoir et le diable lui-même ne peut éliminer ni le bien ni le mal, et pas même sa personne du jeu.

Croire qu’il résulte de mon livre que la passion doive ou puisse être oblitérée afin que règne Agapè triomphante, j’oserai dire au terme de ce Post-scriptum que ce serait méconnaître foncièrement la cohérence de ma pensée.

Toute ma morale, et toute mon érotique, et toute ma politique tiennent en effet dans le principe de la composition des opposés et de la mise en tension des pôles contraires.

La personne, source et fin de toute valeur morale, c’est l’homme libre et relié à la communauté par une vocation singulière, qui à la fois le distingue de la masse et le relie à la communauté, dans laquelle il est seul responsable de sa manière unique d’être avec tous.

Le couple est la cellule sociale originelle, dont les forces constitutives sont deux êtres de lois singulières, différentes, mais qui choisissent de composer une « union sans fusion, sans séparation, et sans subordination » comme il est dit de l’union des deux natures en Jésus-Christ253 ; cependant que le conflit d’Éros et d’Agapè anime leurs journées et leurs rêves.

Enfin la politique, qui est l’art d’aménager les relations humaines dans la cité (polis), se réduit au fédéralisme, qui est l’art d’unir des communautés là seulement où leur union seule peut sauver leur autonomie.

Toute tentative d’éliminer l’un des deux pôles de ces tensions, de le confondre avec son opposé, de le réduire à la loi de l’autre (qu’il soit le plus fort ou le plus fin) par annexion ou colonisation, ou d’établir une subordination quelconque de l’un à l’autre, fonde et appelle l’État totalitaire et détruit à mes yeux l’intérêt de la vie, pour parler d’une manière très générale ; quant au sujet qui nous occupe : c’est détruire l’existence de l’Amour essentiel.