(1972) Les Dirigeants et les finalités de la société occidentale (1972) « « Gagner le monde ou sauver son âme » »

« Gagner le monde ou sauver son âme »

Tout cela se ramène peut-être au grand dilemme évangélique :

— Gagner le monde (quitte à détruire la Nature) ou sauver son âme (et sauver la Nature du même coup).

Bien sûr, il est plus facile de mesurer la croissance d’un PNB que de déterminer les conditions d’une qualité de vie meilleure, d’un meilleur équilibre vivant. Cependant, l’évidence aveuglante des crises écologiques, du stress urbain, provoqués par l’industrialisation, ainsi que les interactions si rapidement universelles de tous nos déséquilibres locaux ou sectoriels, nous forcent à choisir un cours nouveau. Nous sommes libres de notre choix, mais nous sommes contraints de choisir.

Or ce choix global désormais entre Puissance, Profit, Croissance indéfinie d’une part, et Liberté, Service, Équilibre d’autre part, qui est le choix politique par excellence, nous découvrons maintenant qu’il se confond avec le choix écologique.

L’Écologie est l’axe ou le carrefour par lequel passent toutes les options fondamentales de la politique, au sens large de stratégie de l’espèce humaine. Tous les grands dilemmes que je viens d’énumérer comportent un enjeu écologique.

Mais si ce fut l’erreur tragique de l’ère industrielle que de prendre le PNB pour indicateur unique et suffisant du Progrès, ce serait une erreur utopique que de vouloir éliminer totalement le motif du profit : ce qui est requis d’urgence, c’est d’accorder la priorité aux facteurs d’équilibre chaque fois qu’il y a conflit déclaré entre croissance matérielle et nuisances morales ou naturelles.

Ce qui m’amène à penser, avec Bertrand de Jouvenel, qu’il « faudrait que l’économie politique devienne l’écologie politique ».

Ce qui revient, à mon sens, à prendre l’écologie — et non plus l’économie — comme indicateur principal d’une politique de Progrès réel, je veux dire : global.

Une des leçons capitales que nous enseigne l’écologie, dans le domaine politique traditionnel, celui de l’État et des institutions, c’est ce que je nommerai la loi de double développement vers les ensembles continentaux d’une part, et régionaux de l’autre. Chacun voit en effet que les problèmes écologiques posés par les mers, ou par des fleuves comme le Rhin et le Rhône, ne peuvent être traités qu’au niveau continental et appellent un Pouvoir européen, un Département fédéral de l’Écologie étendant son autorité sur tous nos pays, indépendamment des frontières stato-nationales, que la pollution des eaux s’obstine à ignorer… Mais, d’autre part, rien de plus local et régional que les décisions d’application à prendre pour assurer les équilibres entre nature et industrie humaine : songez à la défense du Léman, ou au problème des centrales thermonucléaires à construire au voisinage du Rhin. Mieux que tout autre indicateur économique ou que l’analyse culturelle, l’écologie illustre aux yeux de tous le fait que nos États-nations ne correspondent plus aux réalités de la société moderne, étant à la fois trop petits pour se charger des tâches de dimensions continentales ou mondiales, et trop grands pour résoudre selon la justice et l’efficacité des tâches par nature locales et régionales. Et voilà pourquoi tout bon fédéraliste suisse et européen se doit de faire siennes les options écologiques, et tout bon écologiste d’appuyer les efforts pour l’union de nos peuples en deçà et au-delà de leurs États-nations.

Quant aux chances de réaliser ce beau programme d’écologie fédéraliste européenne profilé sur un horizon mondial, je voudrais en dire deux mots avant de terminer.

Si l’on se demande comment les mesures d’équilibre écologique nécessaires pourraient être adoptées, en l’absence d’un pouvoir mondial ou même continental capable d’imposer une politique, il reste à élaborer et à faire connaître des modèles de conduite, à les rendre désirables, et à entraîner de la sorte un consensus des forces et des groupes les plus actifs. C’est dire que les seules possibilités qui subsistent, me semble-t-il, sont celles de l’information massive et de l’éducation, c’est-à-dire des mass médias et de l’École aux trois degrés.

Pour jouer son rôle d’information sérieuse, la TV devrait échapper aux servitudes de la publicité, car la publicité vise des fins d’expansion, non d’équilibre.

Et pour jouer son rôle d’initiation aux réalités du monde moderne, l’École devrait instituer des cours théoriques et pratiques d’économie autant que d’écologie. Elle devrait battre en brèche la superstition bourgeoise du secret de l’économie et de la finance : après tout, les trois quarts des votations auxquelles l’ensemble des citoyens suisses se voient invités portent sur des objets économiques, qui auraient dû faire l’objet d’un enseignement sans parties réservées ni carré blanc.

Le principe qu’il faudrait inculquer dès l’enfance est que l’économie n’a pas sa fin en soi, mais au service de l’homme, et qu’elle servira l’homme quand elle s’ordonnera non plus au seul profit individuel ni à la seule croissance du PNB, mais à un équilibre dynamique entre la personne, la cité et l’environnement naturel — à ce BNB (Bonheur National Brut) dont parlait Tinbergen (mais je persiste à penser que le N y est de trop, et empêche tout).

À quoi j’ose ajouter que l’économie me paraît une chose trop sérieuse pour qu’on en confie la conduite aux soins des seuls économistes, qu’ils soient d’ailleurs marxistes ou libéraux : elle doit être au service de finalités humaines que les économistes spécialisés n’ont pas plus qualité que d’autres pour définir. Elle doit faire en permanence l’objet d’un grand débat public, dominé par les seuls impératifs de l’équilibre.

Je m’en suis tenu aujourd’hui, en ma qualité de généraliste, et sans prétendre aborder (encore moins résoudre) les problèmes spécifiques d’exécution, au niveau où la politique préconisée peut et doit être mise en œuvre. J’ai voulu poser le problème de la nécessité d’une politique, donc d’une démarche prospective impliquant le dépôt et la déclaration des fins globales de notre société. Je me suis gardé, je l’espère, d’un alarmisme exagéré, malgré la mode. Et j’imagine que mon propos pourrait être résumé par un seul signe : un de ces grands points d’exclamation qui dans la signalisation routière avertissent de redoubler d’attention à l’approche d’un passage dangereux.