(1973) Responsabilité de l’écrivain dans la société européenne d’aujourd’hui (1973) « Introduction » pp. 1-2

Introductiona

J’ai longtemps réfléchi aux rapports de l’écrivain et de l’événement se définissant l’un par l’autre et se mettant l’un l’autre en question. Mon premier livre paru à Paris en 1934, Politique de la personne , s’ouvrait par un chapitre sur « l’engagement » du clerc, sa nécessité inéluctable malgré sa vanité, voire son « ridicule » toujours possible. Le recueil tout entier, d’ailleurs, appelait à l’engagement, terme nouveau mais dont la fortune fut rapide. Depuis ce temps lointain, la notion d’engagement a fait comme demi-tour dans l’esprit du public : on croit bonnement qu’un auteur engagé est celui qui s’en est remis une fois pour toutes à la politique d’un parti, quand il s’agit de prendre une position publique.

L’engagement supposait à mon sens tout le contraire : responsabilité pleine et entière non seulement publiée mais assumée d’une personne et de sa pensée en corps à corps avec l’époque. « Présence au monde et à soi-même conjointement », disais-je en 1934. Mais on a glissé depuis lors à des sens partisans, militants, voire quasi militaires du terme d’engagement. Mon sens était plutôt poétique, si j’ose dire, moral, religieux, et concret. De l’intime à l’ultime, il supposait un passage obligé par le proxime, la proximité, le prochain, c’est-à-dire la cité humaine, et ce passage, précisément, était pour moi le lieu de l’engagement.

Est-il encore praticable ? Autrement dit : quelle peut être aujourd’hui, au fait et au prendre, la responsabilité de l’écrivain dans la cité, c’est-à-dire dans la société européenne ?

Responsable est celui qui peut dire, dans une situation donnée : j’en réponds. Mais de quoi l’écrivain comme tel peut-il répondre, sinon de son œuvre elle-même, de sa pensée et de son style ? C’est par son œuvre et non par quelque « prise de position » occasionnelle, face à l’événement historique, qu’un écrivain est engagé ou non. Telle est ma thèse principale sur le problème de l’engagement.

Mais avant d’y venir, je crois nécessaire de rappeler qu’aux origines ce problème ne pouvait simplement pas se poser.