(1982) Le Monde et Le Monde diplomatique (1950-1982) « La révolte des régions : l’État-nation contre l’Europe (mars 1974) » p. 30

La révolte des régions : l’État-nation contre l’Europe (mars 1974)j

L’interdiction récente de quatre mouvements régionalistes en France a été suivie de déclarations passionnées quoique officielles, non pas contre l’idée de région en soi, qualifiée par le général de Gaulle de « grande réforme de notre siècle », mais contre l’Europe des régions — sans laquelle l’Europe ne sera pas, ni les régions.

« L’expression ‟Europe des régions” non seulement me hérisse mais constitue un étrange retour à un passé largement révolu, celui du Moyen Âge et de la féodalité », affirme M. Georges Pompidou.

« Briser les nations pour leur substituer des régions ? Cette tendance absurde de bâtir l’avenir sur un système médiéval… », déclare à son tour M. Michel Debré.

Ceux qui parlent de régions sont « des imbéciles ignorant l’histoire », « des inadaptés », « des gens qui agissent pour le compte de l’étranger », « des réactionnaires ou des gauchistes » ou encore « les tenants d’un certain mythe européen, celui de l’Europe des régions, qui est une absurdité », déclare enfin M. Sanguinetti. Cet ilote ivre du nationalisme non pas corse ou occitan, comme on eût pu s’y attendre, mais uniquement français, proclame encore que « le bien le plus précieux, c’est l’unité nationale » (entendons l’unification plus ou moins forcée de six ou sept « nations » au sens ancien du terme et d’ethnies plus nombreuses encore par une autre nation qui leur impose sa langue). L’unité nationale au-dessus-de-tout, partout — Deutschland über alles, pour prendre un autre exemple —, telle est la religion de l’État-nation, la seule qui exige encore des sacrifices humains, et les obtienne.

Toutes ces déclarations traduisent une curieuse anxiété dans l’esprit des hommes au pouvoir et une extrême nervosité de leurs polices, donc un danger, pour eux, réel ou imaginaire.

Ni imbécile au point de ne pas m’en apercevoir, ni gauchiste, ni réactionnaire, ni plus ignorant de l’histoire qu’aucun de ceux que je viens de citer ; au surplus responsable de l’expression qui paraît leur faire tellement peur, je vais tenter de débrouiller quelques malentendus fondamentaux dont ils me semblent les victimes.

Et d’abord replaçons le concept de région dans le contexte de l’Europe d’aujourd’hui — et non pas du xixe siècle — hors duquel il ne serait, en effet, qu’« absurde » et « médiéval ».

Il existe une raison majeure d’unir les Européens du xxe siècle : éviter leur colonisation politique par l’Est et leur colonisation économique par l’Ouest ; ou les deux ensemble. Non que les Soviétiques et les Américains soient de mauvaises gens, mais la colonisation est une mauvaise chose. Non qu’ils soient pires que nous, mais la colonisation est pire que tout.

Il existe deux raisons majeures de promouvoir les régions en Europe :

On ne peut « faire l’Europe » que fédérale — non unitaire —, et les régions en fourniront le seul moyen ;

Il est vital de rendre aux citoyens la possibilité de participer aux décisions de la cité, et les régions en fourniront le seul moyen.

L’Europe dite des patries, des nations ou des États, bref, l’Europe des États-nations, on ne la fera jamais : c’est un cercle carré.

La réunion de Washington vient d’en administrer une preuve de plus, à mes yeux parfaitement superflue. Cette Europe des États-nations, je l’ai baptisée depuis longtemps l’amicale des misanthropes. Cela peut se dire, non se faire, pour des raisons que l’on voit très bien. Personne n’en veut d’ailleurs, et ses protagonistes moins que personne.

Une Europe fédérale, au-dessus du niveau des États-nations, suppose, appelle et implique des régions au-dessous de ce niveau.

Trop petits pour jouer un rôle au plan mondial, trop grands pour animer la vie civique de leurs régions, les États-nations sont condamnés par toute l’évolution du monde moderne.

Le général de Gaulle l’avait senti. Il a choisi de tomber sur « l’affaire des régions ». Le paladin de l’Europe des nations devenait ainsi le précurseur de l’ère nouvelle et gagnait sur tous les tableaux de l’histoire du monde. C’était bien joué.

Ses successeurs, hélas, l’ont mal compris. Ils ferment tout ce que le général voulait ouvrir. M. Messmer explique, à Lyon, que la coopération des régions périphériques doit s’arrêter à la frontière et s’exercer vers l’intérieur seulement. À Lyon, six ans plus tôt, le général recommandait aux mêmes régions d’entretenir « des relations plus directes et plus étroites avec l’extérieur » et il précisait : le Nord avec la Belgique, la Lorraine et l’Alsace avec l’Allemagne, la Franche-Comté avec la Suisse, Rhône-Alpes avec la Suisse et l’Italie, la Provence et le Languedoc avec le bassin méditerranéen, l’Aquitaine avec l’Espagne, la Bretagne avec l’Atlantique et la Normandie avec les Anglais. De Gaulle était un homme d’État, ses successeurs ne sont que des hommes de l’État.

L’Europe est inconcevable sans les régions.

Tous les hommes politiques au pouvoir aujourd’hui proclament qu’il faut la faire et font semblant de la vouloir, parce qu’ils savent bien que c’est impossible sur les bases stato-nationales, seules prises en considération dans toutes nos capitales, cela va de soi, mais aussi à Bruxelles et à Strasbourg, où l’on se veut avant tout « réaliste ».

Ceux qui l’ont crue possible sur ces bases sont morts sans l’avoir imposée : Schuman, Adenauer, De Gasperi. Si ces hommes, qui avaient tout en main, n’ont rien pu faire, c’est vraiment que la formule est impossible.

Ce n’est pas l’opinion populaire qui les a retenus. Tous les sondages, régulièrement, donnent 65,5 % en faveur de l’Europe unie. Et ce ne sont pas les difficultés économiques : elles seules ont contraint les États à quelques lents progrès dans le sens de l’union.

Ce qui bloque tout, c’est la prétention à une souveraineté nationale absolue, qui serait incapable de se manifester par autre chose que par le refus périodique des mesures communes que l’on propose. Refus qui s’adresse simultanément à la fédération (supranationale) et aux régions (infranationales) en vertu du complexe jacobin, hérité des « quarante rois qui en mille ans firent la France », selon l’épigraphe de l’Action française reprise par M. Pompidou dans son discours de Poitiers : « Il a fallu mille ans, ou presque, d’efforts pour créer une existence nationale. » C’est dire quelles résistances des peuples on a dû vaincre !

Le patriotisme actuel consiste en une « équation entre le bien absolu et une collectivité correspondant à un espace territorial, à savoir la France : quiconque change dans sa pensée le terme territorial de l’équation et met à la place un terme plus petit, comme la Bretagne, ou plus grand, comme l’Europe, est regardé comme un traître. Pourquoi cela ? C’est tout à fait arbitraire. » (Simone Weil, L’Enracinement.)

L’État-nation napoléonien, résultant de la mainmise d’un appareil étatique sur les réalités nationales, en vue de la guerre (seule excuse à la centralisation à tous autres égards quasi démentielle) est une formule anachronique au xxe siècle. Non seulement périmée, mais nocive. C’est la cause principale de la crise actuelle de l’Occident, et l’obstacle principal à sa résolution.

Là-dessus, tous les philosophes de la politique et la plupart des futurologistes se retrouvent d’accord, d’Herman Kahn à Bertrand de Jouvenel et de Toynbee à Georg Picht.

Mais l’État-nation condamné se défend, avec la rage de l’animal blessé, contre deux sortes d’adversaires : les ethnies et l’économie.

Dès 1961, la Communauté économique européenne étudie le problème des disparités régionales, puis crée une Direction générale de la politique régionale.

Quant aux ethnies, elles donnent lieu à des activités de plus en plus intenses et variées, qui vont de la recherche historique et sociologique à la pose de charges de plastic aux quatre coins du continent, et même en Suisse.

Le danger majeur que représentent ces deux réactions « régionalistes » c’est de reproduire en plus petit ce dont on a souffert et qu’on a décidé de détruire : des régions définies par une seule fonction auxquelles toutes les autres doivent être subordonnées : fonction militaire dans le cas des États-nations, linguistique dans le cas des ethnies, économique dans le cas des « régions de problèmes » dont s’occupe la CEE.

Si la région ne devait être qu’un mini-État-nation, elle aggraverait encore cette néfaste formule, ne fût-ce qu’en multipliant ses points d’application.

J’imagine, au contraire, des régions fonctionnelles, et qui soient définies par un problème précis d’écologie, ou de transports, ou d’énergie, ou encore d’enseignement aux trois degrés, avec les conséquences très étendues que cela ne manquera pas d’entraîner.

Si l’Europe devait consister en une centaine d’États-nations en réduction, je serais contre, intégralement. Les régions ne seront pas de petits États-nations, ajoutant à l’absurdité de frontières communes imposées à des réalités hétéroclites la médiocrité de l’horizon. Elles seront ouvertes les unes aux autres, et leur objectif général sera de nouer des liens, de créer un tissu de relations humaines.

Allons au fait : la grande terreur du séparatisme, qui se manifeste en Espagne comme en France, et en URSS comme dans le canton de Berne, est née des seuls excès de centralisme. Elle traduit le sentiment de culpabilité de l’ethnie qui a réduit les autres à son « unité nationale », — valeur suprême pour elle, oppression pour les autres.

La révolte des ethnies montre que leurs problèmes sont insolubles dans le cadre stato-national, et qu’ils appellent la fédération du continent. Que cette révolte ait servi de détonateur au mouvement des régions en Europe — les États-Unis et l’empire russe suivront demain et après-demain — voilà qui suffit pour qu’on pardonne leur nationalisme souvent borné : il n’est dangereux que pour elles seules, alors que le stato-nationalisme est dangereux pour le genre humain, pour la nature, pour la vie même sur ce globe.

Le réveil régionaliste et fédéraliste en Europe est un mouvement puissant, profond et prometteur, dont il semble bien que les hommes politiques cités plus haut ignorent à la fois les motivations, les finalités et l’ampleur.

Non, messieurs, il ne s’agit pas d’une émeute, mais d’une révolution, et d’une espèce qui a de quoi surprendre. Il s’agit de recréer en Occident le sens de la communauté, qu’elle soit de production ou d’usage, de langage, de recherche, de travail ou de jeu, ou même d’attente spirituelle. Il s’agit de rendre un sens à ces mots de notre langue que vos calculs ont oubliés : communauté, amitié, voisinage.