(1977) Foi et Vie, articles (1928–1977) « Pédagogie des catastrophes (avril 1977) » pp. 145-155

Pédagogie des catastrophes (avril 1977)y

Tout ne fut pas toujours de notre faute. Ils souffraient de famine quand nous n’étions pas nés. Ils meurent encore de faim, mais en bien plus grand nombre — c’est un résultat du Progrès — cependant que l’on meurt chez nous de manger trop. Cette fois-ci, notre faute est immense, mais ailleurs : elle est d’avoir offert, ou plutôt imposé aux élites occidentalisées du tiers-monde un modèle totalement étranger à toutes leurs traditions, le modèle de l’État-nation napoléonien — et que ce soit en version capitaliste ou communiste ne fait aucune différence.

Ils se trompent d’Europe, quand ils veulent l’imiter, surtout pour mieux s’en libérer. Ils choisissent celle qui les a dominés, mais c’est choisir aussi celle qui les a perdus ! Je leur propose l’Europe des régions, comme offrant la formule la moins incompatible avec leurs différences libérées, leur identité retrouvée.

Le seul moyen de les inciter à éviter nos maux, au lieu de les revendiquer, sera l’exemple vécu et réussi d’un dépassement de nos stato-nationalismes par la fédération continentale ; d’un dépassement de la croissance à tout prix des formules d’équilibre humain qui prennent en compte le bonheur, ou simplement l’aisance à vivre, plutôt que le gonflement artificiel du PNB et les stocks de bombes calculés en « équivalents TNT ».

Condamner l’Europe et ne rien faire pour sa fédération, c’est priver le tiers-monde des seuls moyens de s’en tirer sans catastrophes. Car s’il est vrai que l’Europe est responsable de la plupart des maux qui accablent le tiers-monde, et d’abord de son explosion démographique, d’où famine, mais d’où soif aussi de nos industries, il est non moins vrai que l’Europe seule peut produire les anticorps des toxines qu’elle a répandues, et peut élaborer un modèle politique qui soit tentant pour le tiers-monde.

Quant à savoir si le tiers-monde sera tenté, et tirera de sa libération les conclusions que nous aurions dû tirer, pour notre part, de l’échec du colonialisme, je suis sceptique. Il se peut que le tiers-monde ne désire imiter qu’un Occident dominateur et sans scrupules, non pas perdant et devenu sage. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en refusant de faire les régions et de se « faire » du même mouvement, l’Europe perdrait ses dernières chances de paix, d’autonomie, et de survie de son identité, de son génie.

 

Comment alors, évaluez-vous les chances de votre projet ? Quelles forces peut-il mobiliser ? Qui est pour ? Qui sera contre ? Et qui va le prendre en charge ?

— Je ne serais pas tenu de répondre à ces questions, m’étant donné pour tâche de faire voir et sentir la nécessité des régions, en tant qu’elle me paraît lisiblement inscrite dans la problématique de notre temps. Et voilà bien pourquoi plusieurs hommes politiques, dont quatre ou cinq du premier rang, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, se voient amenés aux mêmes conclusions et le confessent… dans une conversation ou un colloque privé. Pourtant, ils ne font rien de visible dans ce sens, tout occupés qu’ils sont à se maintenir au pouvoir. Ils voudraient bien agir dans le sens de mon plan, mais s’ils en montraient l’intention, ils perdraient aussitôt, et à coup sûr, le pouvoir de le faire peut-être un jour… Je n’en vois pas un seul qui ait risqué l’expérience, dont rien ne prouve qu’elle n’eût pas réussi.

Mais je ne vais pas me dérober à une question que je ne cesse de me poser. Vous demandez qui va réaliser mon plan. À vrai dire, il y a toutes raisons de redouter que personne ne s’en charge en tant que représentant d’une nation, d’un parti, de la gauche ou de la droite, ou même de la Jeunesse.

Les hommes d’État ne feront rien, pour la raison que je viens de dire, et les politiciens moins encore, pour la raison que les régions n’existent pas, ou seulement à l’état de nécessités vitales et ça ne vote pas.

Qu’ont fait tous nos gouvernements, avertis par le club de Rome ? Et qu’ont fait les partis politiques ? Ils sont encore « nationaux » avant tout, donc pas plus régionaux qu’européens. Leur but est d’accéder au pouvoir existant, d’occuper ses bureaux, de s’asseoir dans ses fauteuils, de manipuler ses commandes, et non pas de le modifier radicalement, encore moins de créer un tout autre pouvoir. Même jeu donc pour la droite et la gauche, selon qu’elles ont le pouvoir ou seulement l’ambitionnent : sa structure leur dicte ses lois.

Quant au « grand public » de la droite et aux « masses » de la gauche, catégories de naguère aujourd’hui confondues dans l’ensemble passif des téléspectateurs, on n’y voit pas mieux les régions qu’on n’y a su voir venir les guerres mondiales, la théorie de la relativité, le stalinisme, la décevante marche sur la Lune, ni même la crise de l’énergie.

Tout ou presque semble indiquer à l’observateur objectif que rien ne se fera, ni ne convaincra, ni ne s’imposera au xxe siècle, en temps utile.

 

Mais la Jeunesse ?

— Pour autant qu’elle n’est pas un mythe journalistique, je la vois partagée dans sa majorité entre deux attitudes :

— opportunisme à très court terme (trouver un job) et souci fortement anticipé de sécurité (s’assurer la retraite en même temps que le job). On ne s’occupe ni de l’Europe, ni encore de régions, et encore moins de révolution.

— Refus du « système », ce refus passant pour « révolutionnaire ». On ne s’occupe pas encore de l’Europe, ni de régions, ni de la création d’un pouvoir neuf, mais très souvent, presque toujours de « pollution », notez cela !

 

Si je comprends bien, vous n’avez avec vous ni les gouvernements ni les partis, ni la grande industrie ni le prolétariat, ni les masses ni même les élites à la mode… Qu’avez-vous donc ?

— Le sens d’un péril imminent et la conscience de vivre un long cauchemar où tout est faux, impossible et réel ; le refus de croire que l’état des forces cataloguées, tel que vous venez de le caractériser très justement, ne puisse changer à bref délai ; et la vision d’un avenir vivant, qui peut faire se lever d’autres forces.

Rien de ce qui nous semble aujourd’hui définitivement installé dans une évidence granitique ne va durer, parce que rien de tout cela ne peut durer. Aucune des conditions de survie d’une civilisation quelconque ne se trouve remplie par la nôtre : ni le consensus des meilleurs, ni celui du grand nombre ; ni l’amour pieux ou gouailleur du peuple, ni le dévouement rituel d’une aristocratie qui sait ce qu’elle se doit. Plus grave encore, cette civilisation ne peut produire nulle garantie de sécurité égale ou supérieure aux risques par elle-même créés et entretenus.

Absurde, impossible et réelle, la société stato-nationaliste a pour seule vertu d’être là. Écoutons Baudelaire :

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?

Dans les partis, tout peut changer. Certains, disait Emmanuel Berl « peuvent en avoir marre tout d’un coup »74. Déjà s’opère en toutes classes sociales et toutes classes d’âge la mobilisation de plus en plus fréquente d’activistes nombreux et motivés luttant contre la pollution sous toutes ses formes, des emballages plastiques aux déchets plutoniens. À partir de là, tout s’enchaîne. L’analyse des causes de la pollution et du système de ces causes conduit, au-delà des déductions critiques, à l’escalade lente et sûre des innovations attendues et des rénovations sociales et politiques proposées au long de ces pages, et qui vont des petites communautés à la fédération du continent, première base d’un ordre mondial.

Déjà, lors d’élections locales ou nationales, les candidats bénéficiant de l’appui des mouvements « écologiques » ont battu les chevaux de retour des partis grâce aux quelques centaines de voix qui font toute la différence. Déjà, un régime scandinave vient de se voir renversé après trente ans de pouvoir, parce qu’il s’obstinait à confondre progrès social et centrales nucléaires. La vertu des gouvernements, même s’ils sont au service des marchands d’armes, n’est pas telle qu’ils ne tirent de pareils résultats des conclusions d’un sain opportunisme.

 

Il y a donc des mouvements, des signes favorables ?

— Des milliers de mouvements sont à l’œuvre. Au premier rang, ceux des écologistes. On leur dispute ce nom, ils assurent la fonction. Et bien plus, par leurs luttes contre la pollution et les centrales nucléaires, ils ont fourni à la révolution régionaliste le levier politique qui avait fait défaut aux mouvements personnalistes des années 1930, puis aux fédéralistes européens ou mondialistes de l’après-guerre.

Je vois des signes. L’évolution de la TV reproduit le phénomène dialectique des régions fédérées s’opposant aux États-nations par l’intérieur et par l’extérieur. La formule des circuits fermés favorise les communautés locales, tandis que les relais par satellites permettent une communication mondiale : dans les deux cas on échappe aux contrôles de l’État-nation, dont les monopoles classiques se trouvent débordés et vidés tant par en bas (quartiers) que par en haut (continents).

Je vois des sociologues et des économistes comme E. F. Schumacher, pour qui l’avenir est aux « petites unités intelligibles » ; des politologues comme C. N. Parkinson (de la loi du même nom), pour qui l’Europe de demain ne sera viable que si elle se recompose sur la base de quelque 140 régions autonomes, dont il dresse la carte. Je vois des architectes comme Doxiadis, qui écrit : « L’expérience nous apprend que seules des unités de dimensions restreintes peuvent être appréhendées par leurs habitants et leur offrir un cadre de vie plaisant », et qui préconise au surplus de « petites cellules urbaines à l’échelle humaine », d’ampleur limitée à 50 000 habitants75 ; enfin des futurologues comme Hermann Kahn, qui voit nos États-nations, ayant perdu leurs raisons d’être, bientôt remplacés par une « communauté plus effective », l’Europe des régions.

 

L’avenir serait donc à l’Europe des régions ?

— Sans aucun doute, si les vues justes nous conduisaient. Mais depuis dix-mille ans qu’il y a des hommes à Histoire, et qui n’ont pas trouvé mieux que la guerre pour résoudre leurs différends, on ne voit pas ce qui pourrait justifier l’espoir fou qu’ils deviennent raisonnables dans les dix ou quinze ans prochains — et nous n’avons guère plus de temps pour décider de la survie de notre espèce.

 

Seriez-vous radicalement pessimiste ?

— Pessimiste, optimiste, cela n’a pas de sens en soi. Je ne cesserai de me sentir optimiste tant que je verrai que je puis faire quelque chose, quel qu’en soit d’ailleurs le succès ! Attitude qui n’est pas différente de celle que j’annonçais dans ma jeunesse sous le titre de « politique du pessimisme actif »76, prenant ma devise au Taciturne. Si l’on me suivait, bien sûr, tout irait mieux, ou éviterait au moins le pire, mais je sais bien que vous ne me suivrez pas — pas assez tôt et pas en nombre suffisant. Il reste à la réalité de vous imposer ce que le bon sens jamais n’aura pu faire, et c’est la réalité elle-même qui va recourir à la pédagogie des catastrophes. Je ne vois rien de plus probable. Je ne prédirai rien d’autre comme certain.

Je sens venir une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer de « psychose d’Apocalypse » toute dénonciation d’un facteur de danger mortel, bien avéré, mais qui rapporte.

Je disais cela dans mon jardin du pays de Gex devant la caméra de la TV française, dans l’après-midi lumineux du 24 août 1973, et donnais pour exemple la crise énergétique, industrielle et monétaire où cinq ou six émirs de droit divin, un roi madré et un dictateur fou pouvaient nous jeter d’un jour à l’autre, si cela leur chantait ou pour que nous chantions. Quelques semaines plus tard, la guerre du Kippour fournissait un prétexte à la « crise du pétrole », m’obligeant à jeter au panier, pour cause de confirmation prématurée, une centaine de pages destinées à ce livre, et dont le ton prophétique eût paru plutôt ridicule après coup.

Tout le monde aujourd’hui sait ou pourrait savoir ce que je découvrais et croyais révéler : les ressources limitées, les besoins infinis, les centrales nucléaires qui vont arranger cela et qu’on dit au surplus tellement propres… Mais comme tout le monde déjà oublie sa peur et la sagesse qu’il en tira pour quelques semaines, de nouvelles catastrophes s’organisent dans l’ombre : « excursions » nucléaires, déchaînements criminels, répressions policières correspondantes, pétroliers éventrés, extinction des baleines, des éléphants, des phoques, et de tous les fauves à fourrure, chantages à la bombe bricolée exigeant les bijoux de la couronne, la tête d’un chef d’État ou autrement c’est Manhattan, Moscou, Paris rasés dans l’heure…

Quelqu’un d’autre l’avait déjà dit, c’était Saint-Just, au cœur de la Révolution :

Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien.

Saint-Just ajoutait :

Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsque l’on commence trop tôt.

Mais je ne vois pas ce qu’il serait possible, aujourd’hui, de « commencer trop tôt » : tout va trop vite. Il a fallu cinq siècles exactement (1300-1800) pour préparer l’État-nation, moins d’un siècle pour en imposer le modèle à toute l’Europe, et trente ans pour le propager au monde entier. Mais depuis qu’il sévit, à cause de lui, tout s’accélère vers le pire. D’où non seulement l’urgence accrue d’un changement de cap, mais une plus grande lisibilité de l’évolution, qui peut faciliter ce changement.

Les catastrophes n’apprendront rien à ceux qui n’ont pas vu où il faut aller, et donc n’en cherchent pas les voies et ne les inventeront jamais. « Pas de vent favorable pour qui ne sait pas où il va », disait Sénèque. Mais pour celui qui sait, tout est possible tant qu’un vent souffle, même contraire. Tirer des bords contre le vent de l’Histoire et de la guerre : formule de nos efforts actuels et prochains.

Et peu m’importe de prévoir si la gauche ou la droite vont l’emporter — de toute façon, ce sera tout autre chose — car je n’écris ceci que pour mieux disposer quelques esprits à désirer, vouloir, préparer d’autres fins. Cette dialectique qui ne prévoit ni A ni B, mais incite à trouver des chemins vers V, je la vois déjà formulée par Héraclite au siècle d’or de Delphes, de la Pythie et de la naissance des cités grecques :

Le maître de la Pythie ne veut ni prédire ni cacher, mais il indique sa volonté et la vraie Voie.

« Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? »

Il y a quelques années, ayant écrit que l’action politique par excellence allait consister désormais à prendre des mesures conservatoires de l’Humain, quelqu’un demanda : — « Pourquoi voulez-vous donc que ça dure ? » Question morbide, mais lucide, et qu’on ne peut simplement écarter.

Je veux que l’homme dure à cause de l’espérance. À quoi s’ajoute un raisonnable espoir. La fin de l’homme, tout à l’heure, serait au moins prématurée. Nous voyons aujourd’hui certaines causes du péril où l’humain risque de s’anéantir, et nous disons : — ce serait trop bête ! Nous venons d’entrevoir la guérison possible. Nous avons les moyens de sauver « l’environnement » — la Nature et nos habitants — in extremis. Mais que serait la beauté du Monde sans l’œil de l’homme ? C’était si beau, la Terre de la Vie, bleue, verte et blanche dans le noir éternel… Mais sauver le paysage et les décors n’aura plus de sens si nous ne sommes plus là, ou ce qui revient au même, si nous sommes encore là mais aliénés, devenus incapables même de nostalgie pour ce qui fut un jour notre vie menacée. Mais il n’est pas de prévision d’avenir meilleur qui ne passe par un homme meilleur. Car il arrivera… ce que nous sommes. Et quoi d’autre peut-il arriver ? Et venant d’où ? (À part les tremblements de terre.) Il nous faut donc vouloir que le meilleur gagne — en nous. Et il nous faut d’abord nous le représenter, nous le rendre présent, l’anticiper.

On peut anticiper l’avenir et le prévoir par les yeux de la foi, « substance des choses espérées, ferme assurance de celles qu’on ne voit pas ». Mais à l’aide d’appareils scientifiques, on ne peut voir que du passé, des faits, c’est-à-dire du factum, du déjà fait.

Toute pensée créatrice est du « wishful thinking », prend nos désirs pour des réalités, jusqu’à ce que ces désirs créent ces réalités et leur donnent vie dans notre vie, les réalisent. Désirer le meilleur en nous et par la force du désir, le devenir, c’est anticiper notre avenir, mieux : c’est le faire.

 

La décadence d’une société commence quand l’homme se demande : « Que va-t-il arriver ? » au lieu de se demander : « Que puis-je faire ? »

À ces deux questions, curieusement, il n’est qu’une seule réponse possible et c’est : — Toi-même ! Car il arrivera ce que nous sommes : du mal au pire si nous restons aussi mauvais, et quelque bien si nous devenons meilleurs, obéissant mieux à notre vocation dans la cité. Hors de là point de communauté, ni donc de régions, ni d’Europe, ni de paix, ni de futur, à vues humaines.

J’ai voulu dire l’avenir inscrit en nous, — non certes dans nos chromosomes : n’allons pas nous cacher une fois de plus derrière les arbres, aux forêts du passé profond ! — mais dans nos attitudes présentes.

Si vous voulez prévenir tel désastre probable ou précisément calculé, et d’abord celui d’être tous des seuls en masse, il vous reste à vous convertir, à faire votre révolution, c’est le même mot.

Je ne vais pas vous demander de devenir tous des saints. (Pourtant, ce serait la solution.) Je ne vais pas vous dire : — Aimez-vous ! (même remarque). Mais seulement : — Remplacez ce système qui multiplie les occasions de haine par un autre qui favorise et qui appelle la solidarité. Or ce changement n’adviendra pas dans le réseau des relations humaines, dans la cité, s’il ne s’est opéré d’abord en vous. Si vous voulez changer l’avenir, changez vous-mêmes.

Et c’est pourquoi la Sentinelle de Juda, le grand prophète, interrogé sur l’avenir par la voix de l’angoisse humaine dit seulement : Convertissez-vous ! Le mot doit être ici reçu dans toute sa force et dans la plénitude de son sens. (Qui n’est pas limité à « devenez chrétiens ! ». Isaïe n’était pas chrétien.)

Dira-t-on que l’on peut partager telles idées sur les méfaits des centrales nucléaires et les bienfaits de la communauté, donc des régions, sans adopter l’attitude religieuse que suggère malgré tout le terme de conversion ? Ou que la religion n’a rien à voir avec tel mode de pollution ou de production d’énergie ? Je répondrai que les régions, la pollution, l’énergie nucléaire ont valeur symbolique en tant que nœuds de problèmes qu’on ne peut résoudre ou trancher sans impliquer des décisions métaphysiques et religieuses quant au rôle de l’homme sur la Terre et quant à ses options de base : la puissance ou la liberté.

Faire des régions et recréer ainsi des possibilités de communauté où la personne ait liberté de découvrir et d’exercer sa vocation ; du même coup, prévenir la guerre nucléaire (les unités de base simplement n’atteignant pas la masse critique) ce n’est rien de moins que se tourner vers des finalités de liberté, rien de moins que renoncer à la puissance sur autrui. Et c’est littéralement se convertir.

Tous les prophètes condamnent la volonté de puissance, qu’ils assimilent à l’invocation des faux dieux. Pour les évangiles, la puissance est la plus grande des tentations que le diable dresse au désert devant Jésus. Toute la Bible exalte en revanche « la liberté des enfants de Dieu ».

Si l’on exclut de la « sphère du religieux » le drame de l’humanité menacée par ses propres erreurs et menaçant du même coup la Nature ; si l’on remplace l’amour par l’efficacité — dont la mesure est la puissance militaire, puissance de tuer ; si l’on ne veut plus tirer son énergie de soi-même mais seulement de la désintégration d’un peu de matière, que reste-t-il dans la « sphère du religieux » ? La casuistique ? Mais à l’inverse, si l’on exclut de notre drame l’irréductible spirituel, comment fonder l’objection de la personne, au nom de quoi refuser le verdict de la Raison d’État, quand il tombe de l’ordinateur bien programmé ?

Puissance ou Liberté, qui tranchera ? Entre le besoin de sécurité à tout prix et la soif de liberté à tous risques, le choix de l’espèce sera fonction de la chose la moins prévisible du monde, qui est la vitalité d’une société.

Mais il nous faut pousser l’analyse sur nous-mêmes : que choisissons-nous réellement ?

Au niveau des États-nations tout est joué, tout est perdu. On le sait dans les hautes sphères du Pouvoir. Chacun, pour se sauver en tant que nation, vend ou achète les armes de la fin, et se précipite vers l’holocauste général avec une très grande et très profonde stupidité, qui amène des éthologistes à penser que se manifeste, dans l’humanité d’aujourd’hui, une tendance suicidaire assez puissante.

Alors, nous — chacun de nous — changeons de cap, changeons de buts, ordonnons nos moyens à ces buts — recréons la communauté !

Ce ne sera pas encore la fin de la peine des hommes, la vie sans poids. Pas encore le Jour éternel. Mais quelque chose comme le miracle du réveil après le cauchemar où l’on hurlait seul, sans écho, devant l’indicible injustice de l’écrasement imminent. Comme la permission de vivre encore de nouveaux jours, de nouvelles nuits aussi, et d’y trouver plus de saveur et plus de sens.

C’est pourquoi cette génération ne recevra pas d’autre oracle que celui d’Isaïe à Séir, c’est de lui qu’elle devra tirer son espoir et sa résolution. Et ce n’est pas la promesse d’une fin de l’Histoire mais d’une rénovation de l’aventure d’être homme, si elle prend naissance dans notre cœur.

 

Écoutons maintenant le cri sublime.

 

De Séir, une voix crie au prophète : — Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? La sentinelle a répondu : — Le matin vient, et la nuit aussi. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous et revenez !