(1977) L’Avenir est notre affaire « De la prévision — Naissance de la prospective » pp. 131-144

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Naissance de la prospective

Lieux et dates

Un peu avant le milieu de notre siècle, quelques experts lucides et donc inquiets s’avisent que l’avenir, non seulement de la culture mais de la nature, dépend de plus en plus de nos options de fait, délibérées ou non, conscientes ou non. Nous sommes seuls responsables de l’avenir humain : mieux vaut le savoir et cesser de nous cacher derrière toutes sortes de prétendues fatalités (collectives, sacrées, ou techniques), transparents paravents de nos inerties intellectuelles, quand ce n’est pas de nos lâchetés morales.

Futurologie, prospective, futuribles et prévisions, tant militaires que démographiques et technologiques que sociales, projections simulées sur ordinateur, scénarios avec ou sans « surprise » apparaissent en rapide succession et, en une décennie, tous ces procédés sont entrés dans les mœurs84. « L’étude du futur à long terme est devenue à la fois une activité intellectuelle sérieuse et une manie très répandue » peut écrire dès 1972 Herman Kahn85. Des instituts se fondent, des colloques s’organisent, des centaines de volumes sont publiés et des milliers d’études en revue. Les experts des Nations unies et même quelques gouvernements découvrent l’importance du futur. Hier, nous pouvions encore partir du passé et de la connaissance des « leçons du passé » pour juger le présent et même l’avenir, comme nos ancêtres l’avaient toujours fait. Aujourd’hui, nous devons partir de l’avenir.

Les journaux disent qu’il s’agit là d’une mode. Mais à dire vrai, la prévision systématique, et scientifique s’il se peut, est devenue nécessité vitale pour une époque où l’homme se voit contraint de choisir ses fins et les voies vers ces fins, sous peine de sanctions désastreuses.

Ce n’est pas un hasard non plus si prospective et futurologie sont apparues en Occident et pas ailleurs, et se sont constituées comme méthodes spécifiques dans la seconde moitié du xxe siècle.

Il y a derrière elles, dans cette partie de la Terre et ce canton du temps qu’on appelle l’Europe, de grandes lumières et de grandes ombres séculaires qui dirigent nos recherches à notre insu, les orientent et parfois les déterminent dans le jeu des faisceaux croisés balayant l’avenir des possibles.

 

Les lieux d’abord.

Prospective et futurologie ne pouvaient — et ne devaient — se développer qu’au sein d’une civilisation que la religion chrétienne, ses grands docteurs, ses hérétiques et ses Églises, ont longtemps inspirée, et marquée pour toujours.

Le Nouveau Testament, dans ses quatre parties — évangiles, Actes, épîtres, Apocalypse — annonce l’avenir global tant du Monde que de l’homme. Entre l’alpha et l’omega du temps, les Écritures déroulent sous nos yeux toute « l’économie du salut », les étapes et les coups de théâtre de sa dialectique spirituelle. Et tout cela se résume et se récapitule dans le Livre des Fins révélées, l’Apocalypse. En voici les étapes mémorables.

Lents cheminements de la Vérité chez les élus pérégrinant à travers un empire « qui passera », un « monde » qui les tente mais dont ils ne sont pas et qui les rejette, alors qu’eux seuls pourraient sauver les peuples (chap. 1 à 7). Progression des fléaux écologiques, subitement accélérée, tout comme nous la vivons au xxe siècle : le désert qui s’étend au tiers de la Terre, la pollution du tiers des océans, l’empoisonnement des eaux potables, l’obscurcissement du tiers des cieux par les fumées sortant du « puits de l’abîme », les monstres cuirassés qui tuent le tiers des hommes, et les montagnes qui s’effondrent dans la mer, telle est la Catastrophe universelle (chap. 8 et 9, mais aussi 16). Elle est suivie de la chute de « Babylone la grande », la Prostituée assise sur l’énorme Bête aux sept têtes et aux dix cornes, comme la Rome impériale régnant sur rois et peuples, mais la voilà détruite « en une seule heure… et sa fumée monte au siècle des siècles » (chap. 19) en un énorme champignon.

Puis Satan lié pour mille ans — le Millenium — et les justes ressuscités règnent avec le Christ.

Puis Satan délié pour peu de temps et rassemblant les nations pour la guerre contre les justes ; mais bientôt le feu descend du ciel, dévorant les nations et précipitant le diable dans l’étang de soufre ; enfin, le Jugement dernier — bilan des temps — où chacun est jugé « selon ses œuvres » (tout cela dans le seul chap. 20).

Alors seulement paraissent de nouveaux cieux et une nouvelle Terre, et descend la nouvelle Jérusalem, la ville sainte où l’on ne voit plus de Temple « car la gloire de Dieu l’éclaire ». Là va régner à jamais « Celui qui fait toutes choses nouvelles » : et ceux qui le servent verront enfin sa face. Et c’est la Parousie finale, la Résurrection et le jaillissement du fleuve de la vie éternelle (chap. 21 et 22).

L’idée d’un temps qui naît du déroulement d’une seule et même « histoire », d’un récit dramatique où tout s’enchaîne en un système de vérités spirituelles dont les grands événements ne sont que les symboles, l’idée d’un progrès fasciné — au-delà des désastres vers lesquels il court — par l’appel de l’Esprit qui toujours vient à nous86 « comme l’étoile brillante du matin » : voilà ce qui a fait de l’Apocalypse l’archétype de toute prévision de l’histoire, et du sens de l’histoire, alors qu’au contraire l’idée d’un temps cyclique qui domine la pensée antique et les grandes religions de l’Asie, rendait vaine toute histoire, et superflue toute prévision.

Mais l’appel de l’Esprit n’est pas reçu par tous, et il s’en faut de beaucoup que tous aient soif des seules eaux du fleuve de la vie éternelle. Pour la plupart, il leur faut s’agripper à ce qu’ils appellent le concret, et qui n’est guère que l’immédiat, dénoncer les scandales criants du capitalisme sauvage, lutter pour vivre, tout en gardant la nostalgie d’un millenium, qui serait l’état bienheureux d’une cité enfin sans histoire… Et cela donne Marx, mais surtout le marxisme : une réduction de l’Apocalypse aux dimensions de l’Europe du xixe siècle, industrielle, embourgeoisée, rationaliste, nationaliste, matérialiste, naïve et dure. On s’accroche à ce qu’on croit le tangible et qui n’est guère que le mesurable : progrès quantitatif, innovation technique, gains financiers. C’est abstrait, mais par cela même facilite les calculs de l’avenir. Le marxisme apparaît au bout du compte comme une Apocalypse sécularisée. Presque toute « l’économie du salut » s’y retrouve, à peine transposée dans notre temps et notre espace. Cette « fin de l’Histoire », par exemple, que Marx prophétise, après Hegel, n’est-ce pas le substitut du règne de mille ans durant lequel Satan, principe du mal, sera jugulé, ce qui signifie l’exploitation de l’homme par l’homme et surtout par l’État (la Grande Bête), abolie ? Mais faute de croire à l’au-delà de l’histoire, à cette suprême Venue qui transcende l’histoire, faute du saut de la foi dans la vie éternelle, l’homme reste prisonnier du temps sempiternel87. Ainsi le millenium, qui n’est qu’avant dernier pour le voyant, figure en revanche, dans l’utopie de Marx, l’ultime aboutissement d’une dialectique de la matière, enfin mise à l’abri des surprises, des erreurs et des drames qui composent l’histoire. Au lieu de la Parousie, voici le temps sans fin qui ne rejoindra jamais son point d’éclatement dans l’extase. Sécurité sociale à tout jamais.

Nous avons voulu cela

La prospective qui se manifeste au lendemain de la bombe d’Hiroshima, comme première prise de conscience d’un danger mortel pour l’espèce, porte les marques de cette double origine, millénariste d’une part, catastrophique de l’autre.

Pourquoi cette passion générale pour l’exploration du futur, sinon parce que, après Hiroshima, dans une sourde anxiété d’abord, puis au cours des deux décennies suivantes, dans une prise de conscience de plus en plus précise et même chiffrée, l’homme a senti qu’il pourrait bien n’avoir plus d’avenir — du moins plus d’avenir qui ait un sens ?

L’aventure globale de l’homme à la recherche de l’état bienheureux se ramène, pour le xixe siècle, à cet indicateur unique : l’idée de progrès. Ce progrès se mesure à son tour en termes de production de biens vendables, d’échanges commerciaux et de dépenses gouvernementales, donc de profits calculés en monnaie, en termes d’avoir plus et non pas de mieux être.

Tout l’Occident, depuis plus d’un siècle, se persuade avec les marxistes et la bourgeoisie patronale que les réalités économiques, la production industrielle, leurs lois et leurs nécessités, en un mot, le matériel et non le spirituel, commandent tout, déterminent notre vie sociale et par-là, finalement, la vie de l’individu, sa culture, ses croyances mêmes.

Mais tout d’un coup, à cause d’Hiroshima, on s’aperçoit que c’est l’invention technique qui a pris le pouvoir et qui dispose de notre avenir. Or, chacun peut voir aujourd’hui que l’invention technique n’est pas tombée du ciel, et n’est pas le fait des dieux ni des démons, mais qu’elle n’est pas non plus sortie des choses, d’une dialectique de la matière, ni d’aucune sorte de fatalité, car elle procède de l’homme seul et non de ses besoins vitaux, mais de ses rêves, c’est-à-dire de ses vrais désirs.

L’avion est né du rêve de voler, symbole sexuel selon Freud, spirituel selon Jung. Les médias sont nés du rêve de parler et de voir à grande distance. L’auto est née du rêve préadolescent de liberté (partir au hasard sur les routes campagnardes). Et la bombe atomique, du désir impulsif d’anéantir tous ses ennemis en un clin d’œil, comme par la force de la pensée, sans avoir à faire preuve de courage, ni à se battre physiquement (fin de la guerre qui fait des héros). Or, ces rêves n’ont jamais traduit autre chose que les vrais désirs qui nous hantent, fût-ce à notre insu. Et il est clair que ces désirs immémoriaux sont sans rapport avec les prétendues « nécessités » de l’économie industrielle des xixe et xxe siècles, invoquées par marxistes et capitalistes.

Mais attention : que la technique soit née du rêve, lequel exprime nos désirs, ne veut pas dire qu’elle les satisfait ! Bien au contraire, elle les trahit le plus souvent, comme nous le verrons plus loin par le cas de l’auto, et comme le font bien voir les guerres.

Prenons l’exemple de Guillaume II qui s’écrie après une visite au front : « Je n’ai pas voulu cela ! » Il est sincère sans doute, mais se ment à lui-même. C’est que nos volontés ne sont en réalité que les expressions durcies, fixées et comme bloquées, de ceux de nos désirs que nous tenons pour avouables devant la société, nous-mêmes, ou Dieu. Mais il y a tous les autres désirs, les plus nombreux, qui se trahissent dans et par la logique de nos actions mieux encore que par nos lapsus, même quand nous sommes certains de les tenir secrets, même et surtout peut-être, quand ils restent secrets pour nous-mêmes. Or, on sait que le Kaiser, dès sa jeunesse, ne rêvait que de gloire des armes et de chevauchées héroïques. Ces carnages, qu’il n’a pas voulus, n’en sont pas moins la conséquence concrète d’un long désir, d’un rêve constant. Il est sincère : il n’a pas voulu cela, il a seulement rêvé, donc désiré de toutes ses forces profondes, ce qui devait aboutir à cela en passant dans la réalité.

Ainsi de nos actions dans tous les ordres, et non seulement de nos amours, de nos écrits et de nos décisions politiques, mais tout autant des mesures économiques et techniques prises au nom de ces « nécessités auxquelles, hélas ! on ne saurait échapper… » et qui ne sont que masques et prétextes, alibis de la libido sentiendi, sciendi ou dominandi, selon Bacon.

Quand nous aurons compris que la crise dont nous souffrons résulte en vérité de nos désirs et non de je ne sais quelles fatalités lâchement invoquées, et qu’en ce sens, nous avons bel et bien voulu cela — nous serons mieux en mesure de comprendre à quel point l’avenir, lui aussi, désormais va dépendre de nous, de nos désirs, de leur éducation, de leur maîtrise, et des vraies fins vers lesquelles ils nous portent.

Si l’avenir n’était pas notre affaire ?

Dès les années 1950 de ce siècle, l’humanité est devenue capable de tuer la nature et de se suicider. Nous voilà condamnés au choix d’une politique, qui est en fait un choix métaphysique entre l’instinct de vie et l’instinct de mort, l’équilibre vivant et la croissance folle, la liberté qui est pouvoir sur soi-même, et ces richesses qui ne sont que pouvoir sur les autres. Sommés de savoir ce que nous voulons de la vie, et de sélectionner en conséquence les moyens existants ou à créer.

Or, j’entends répéter tous les jours : « Moi, je voudrais bien ceci ou cela, autant que vous, soyez-en sûr (qu’il s’agisse de désarmer, par exemple, ou de prendre des mesures radicales contre la pollution, ou de construire des villes habitables, ou encore de créer et de fédérer des régions autonomes), mais soyons réalistes, vous voyez comme moi que la société actuelle n’en a pas les moyens » ou « que nos contemporains ne sont pas prêts pour cela ». (Argument fréquemment invoqué par les intellectuels de l’Est.)

S’il n’y a pas de vents favorables pour celui qui ne sait pas où il va, à plus forte raison ne trouvera-t-on jamais les moyens requis pour des buts qu’on affiche, mais qu’on ne désire pas et que notre société récuse, parce qu’au secret d’elle-même elle leur en préfère d’autres sans l’avouer jamais, sauf par ses choix de budget. Et bien entendu, pour ceux-là, elle « dégagera » ce qu’il faut, à n’importe quel prix.

La politique étant l’art de prévoir, est bel et bien « l’art du possible », mais en ce sens précis que l’avenir seul peut changer selon nos désirs. L’histoire serait en revanche la science de « l’impossible », c’est-à-dire de ce que l’homme a fait (et rien ne peut plus empêcher qu’il l’ait fait88), mais aussi de ce que l’homme n’a pu faire — jusqu’ici. L’avenir ou domaine du possible, se définit dès lors comme notre liberté et notre puissance à la fois. « Il est domaine de liberté parce que je suis libre de concevoir ce qui n’est pas, pourvu que je le situe dans l’avenir. » Et il est domaine de puissance, et même le seul, « car nous ne pouvons agir que sur l’avenir89 ».

Qu’est-ce alors que le présent ? Le lieu toujours changeant des points où le passé et l’avenir s’affrontent, et où s’opèrent les décisions entre ce qui fut fait, qui est là et veut durer, et ce que nous désirons qui soit.

Ce dernier élément est capital. Sans lui, sans notre vrai désir, il n’y aurait plus ni présent ni avenir ; nous vivrions dans le passé, littéralement. Et c’est pourquoi l’avenir n’est pas à découvrir, mais au contraire, à inventer ; n’est pas à dévoiler ou deviner, mais au contraire, à engendrer et à former en dépit et au-delà des contraintes du passé, du déjà « fait », ou plutôt en se servant d’elles et en prenant appui sur ces obstacles pour mieux nous élancer vers l’objet de nos désirs. (Ajoutons que ce sont nos désirs qui déterminent nos besoins. En fait, désirs, rêves et besoins : chacun des trois vit des deux autres.)

Je pose alors la question décisive : — Si l’avenir n’était pas notre affaire, de qui serait-il l’affaire, en somme ? Le renoncement à nos désirs devant le « fait » tuerait tout avenir réel, vivant, changeant, pour laisser force au seul passé projeté dans le vide, en d’autres termes : à l’utopie réactionnaire.

Ce qui nous trompe, quant à la nature même de l’avenir, et nous fait croire qu’il existe déjà en avant de nous et sans liens avec nous — si bien qu’il suffirait de le rejoindre et de le découvrir tel qu’il est, comme un pays nouveau après la prochaine crête — c’est tout simplement l’ignorance où vivent la plupart d’entre nous quant à leurs véritables désirs, rêves ou besoins : au temps venu de leur accomplissement, loin de les reconnaître pour leurs, ils les attribuent selon l’époque, aux dieux, à la Fortune aveugle, au Hasard ou à la Providence, et aujourd’hui à des « nécessités » qu’une science ou l’autre acceptera d’avaliser (Freud et Jung ont montré les mécanismes individuels ou collectifs de ces perpétuels subterfuges).

Budget annuel et prospectives

Toute politique est autorisation de l’avenir, à la fois désirable et redouté. Ne pas manger son blé en herbe, voilà la formule primitive, le fondement symbolique et le principe probable de toute espèce de politique ou stratégie de la survie humaine. Cette prévision, d’origine agricole, est donc annuelle. L’ère moderne, qui commence autour de 1800 avec l’industrie, la finance internationale et l’État-nation, prend elle aussi l’année pour unité de base de ses prévisions : c’est le budget, terme anglais qui désigne d’abord l’ensemble des dépenses et des recettes de l’État projeté sur les douze mois qui viennent. Digne ancêtre du PNB, c’est un indicateur étonnamment abstrait, qui réduit toute la vie publique au jeu purement quantitatif de valeurs et de signes monétaires, dont il reste à prouver qu’ils traduisent, sinon toutes les réalités et qualités de la vie humaine, du moins celles qu’on juge essentielles et déterminantes pour l’ensemble. Personne n’ayant pu rien prouver quant à la primauté de l’un ou de l’autre des facteurs, matériel, spirituel ou technique — en dépit des pesantes certitudes de Marx et des théoriciens capitalistes (en remarquable convergence sur ce point : l’économique commande, et le reste suivra) — on en vient à juger réels les seuls événements mesurables, à ne tenir pour sérieux que ce qui coûte en monnaie, et à ne prévoir que d’une année à l’autre. Ces origines historiques, incontestées et contraignantes, rendent compte des pires défauts de la prospective actuelle, et posent ses limites empiriques.

Limites et nécessités

Quant aux limites philosophiques entre lesquelles l’idée de prévision peut apparaître, elles diffèrent selon les religions qui régnent sur une société donnée.

1. La croyance au Retour éternel qui domine les philosophies religieuses de l’Inde, du Tibet, de Ceylan, et de la plus grande partie du Sud-Est asiatique, rend toute prévision nulle et vide. Que servirait de prévoir ce que rien ne peut changer, ni préparer, ni éviter ?

2. La croyance au Retour du Christ à la fin des temps, globalise la prévision mais la relativise du même coup : certes, elle la rend possible et même inévitable en instaurant un temps historique, linéaire, où l’événement surprend et ne se produit qu’une fois, mais elle minimise les intrigues (qu’elles soient annuelles, séculaires ou millénaires) qui se déroulent entre les temps de l’Incarnation et du Jugement. C’est au niveau de la personne que tout se joue dans l’acte de foi qui joint l’alpha et l’oméga, l’instant de la décision et l’éternel.

La religion du progrès évacue le problème : on peut prévoir des incidents de parcours, mais le sens général ne fait pas le moindre doute : « ça s’arrangera ! », car « l’ingéniosité de l’homme est infinie ».

La constatation de la crise actuelle, due à la technologie « qui peut être mortelle », à l’explosion démographique, à la révolte imminente du tiers-monde, et à l’absence de toute politique véritable de la part des États-nations, rend les activités de prévision subitement nécessaires et urgentes.

La double descendance de H. G. Wells

Cela commence à la veille de la Première Guerre mondiale, celle qui entraînera la décadence de l’Europe ; et deux courants se dessinent aussitôt, pessimiste avec Oswald Spengler, optimiste avec H. G. Wells. L’un s’appuie sur l’histoire et l’autre sur la science.

Jusqu’à nous, l’historien s’était vu seul chargé de la fonction prévisionnelle. L’avenir partait au petit trot et « sous conduite », déduit d’une période de l’histoire qui l’expliquait puisqu’elle le précédait. La décadence de Rome était inscrite dans l’excès des splendeurs impériales, les ténèbres du Moyen Âge dans l’anarchie du Bas-Empire, et à bon entendeur salut ! Les défaites résultaient du vice des gouvernants, et les victoires de leurs vertus, en dépit de tant d’évidence du contraire. On ne pouvait pas se tromper puisque tout était joué et qu’on partait de la solution connue pour la montrer non seulement prévisible mais seule possible. « Tout ce qui est réel est rationnel », disait Hegel, l’inverse étant d’ailleurs également vrai, également indémontrable.

Spengler projetait vers l’avenir les modèles éprouvés de la Grèce et de Rome, de leurs grandeurs et décadences alternées. Toynbee le suit, une décennie plus tard, interprétant la même Antiquité classique selon le schéma de Montesquieu, de Robertson et de Gibbon, avec l’appui de la triade hégélienne et du modèle historique des cultures, lesquelles poussent, fleurissent, se fanent et meurent comme chacun sait, ou croit savoir, et ce n’est pas vrai. En lavant donc vers les inévitables décadences (si l’on est historien bourgeois), ou les inévitables renaissances (si l’on est doctrinaire marxiste). Tout le monde, au xxe siècle, l’école d’abord, accepte tacitement la succession du tiers état à la noblesse et au clergé, puis du prolétariat au tiers état : n’est-ce pas là le sens de l’Histoire ? Ce dernier terme justifie tout. « On n’arrête pas le progrès », du moins pas pour longtemps, et d’une manière ou de l’autre, « l’avenir vaincra ».

Ce qui a changé ce jeu, depuis les années 1960 de notre siècle, c’est le progrès lui-même, ou plus exactement l’emballement de son moteur : la technique.

La technique fouettée par les guerres s’est développée soudain beaucoup trop vite pour nos capacités d’adaptation psychologiques et biologiques. Ainsi l’auto : le fait patent que nous ne sommes pas maîtres de ses effets se traduit par les hécatombes du week-end et par l’obscurcissement de nos ciels urbains, à quoi vient s’ajouter inévitablement l’humiliation de nos États-nations laïques et « démocratiques » par des émirs de droit divin, mais c’est de quoi je me consolerai d’abord.

Le courant scientiste optimiste sort des œuvres de Jules Verne, ce Méliès de la prospective, bientôt suivi par H. G. Wells, dont le « chant séculaire » paru en 1900, s’intitule Anticipation des réactions du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée. Il annonce qu’un État mondial régnera aux approches de l’an 2000, gouverné par « des hommes compétents et rationnels ». Sa Découverte du futur date de 1902, mais sa Machine à remonter le temps de 1895 déjà : dix ans plus tard Einstein publiera sa « Relativité restreinte ».

Des utopies de Wells vont s’inspirer les physiciens qui construiront la théorie de la fission de l’atome, les premières piles nucléaires, les auteurs d’anticipations technologiques dont Arthur C. Clarke reste le plus stimulant, et les entreprises plus pesantes des sociétés américaines de calcul prévisionnel.

Mais une lignée très différente procède tout à la fois du croissant pessimisme de Wells vers la fin, et du désir de parodier le scientisme de ses débuts : britanniques comme lui-même et comme les grands ancêtres — Thomas More90, Lord Bacon, le doyen Swift — deux écrivains vont modifier durablement la conscience de leurs contemporains. Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes et George Orwell dans 1984, évaluent le succès social, psychologique et politique, de la technologie déchaînée, et leurs conclusions sont lugubres : la mort psychique du dernier opposant dans les caves de torture du ministère de l’Amour.

En France, Gaston Berger puis Bertrand de Jouvenel se rattachent davantage à une deuxième postérité de Wells : la qualité de la vie humaine leur paraît finalement plus importante que l’accroissement du PNB. Jouvenel ose introduire dans la grande discussion des années 1960 le concept si peu « scientifique » d’aménités, comme un écho français bien tempéré à la passion plus fruste et combative des écologistes anglo-américains, tel Paul Ehrlich. Et tout cela nous conduit aux schémas dramatiques de Forrester, repris par l’équipe des Meadows. Présentés sous l’égide du club de Rome, ils vont ébranler la conscience des Occidentaux qui en ont une.

Prospective et futurologie sont nécessaires à notre société, puisque nous sommes contraints de choisir notre avenir, mais cela n’entraîne pas que leurs méthodes actuelles soient suffisantes, ni même qu’elles puissent jamais le devenir, et cela pour une raison fondamentale que je dirai.

Mais avant cela, écartons un malentendu des plus courants.

Des erreurs qui ne prouvent rien

Il y a d’abord les prédictions négatives et autres démonstrations de « l’impossibilité mathématique » d’une invention dont, aujourd’hui, c’est plutôt le succès qui fait problème.

M. Thiers n’accordait aucun avenir aux chemins de fer, ces joujoux pour adultes. Les savants de son temps estimaient qu’au-delà d’une vitesse de 35 km/h les voyageurs périraient suffoqués. Toutes les inventions qui ont suivi ont été déclarées inacceptables par les autorités les moins suspectes, à coups d’arguments de bon sens autorisés par la sagesse, la science ou la célébrité de leurs auteurs. « Qui s’intéressera jamais à l’invention de M. Niepce ? Cette “photographie”, car c’est son nom, sera bientôt étouffée par l’évidente supériorité de la peinture », écrivait Le Journal des savants, en 1829. Lorsque Edison mit au point son premier phonographe, il fut accusé de ventriloquie par les experts qu’il avait convoqués. En 1895, Ludovic Halévy, auteur de théâtre alors célèbre, dénonçait en ces termes Louis Lumière : « Il veut nous faire croire que son “cinématographe” pourrait divertir, à la rigueur même remplacer les spectacles et la vie des artistes sur scène. Que tout cela est fâcheux et ridicule ! Pourquoi ne pas interdire aussitôt ces vagues inventions qui, de toute façon, disparaissent au bout de quelques mois ? » Aux débuts du siècle, la plupart des scientifiques excluent la possibilité de vol d’un appareil plus-lourd-que-l’air. L’astronome Newcomb démontre cette impossibilité d’une manière qu’il déclare lui-même « aussi totale et complète que puisse être la démonstration d’un fait ».

Plus près de nous, en 1925, un journal de médecine juge « criminelle » la poursuite des recherches sur la transfusion sanguine. « Transfuser le sang d’un autre dans les veines d’un patient provoque à court terme la mort ou au moins la folie. » En 1926, le professeur A. Bickerton démontre l’impossibilité mathématique d’envoyer une fusée sur la Lune. Et, en 1941, le professeur Campbell renouvelle cette démonstration en recourant à des considérations physiques et mécaniques. Et j’oublie le nom, tant mieux pour lui, du grand savant qui avait trouvé pourquoi la radio n’avait aucun avenir : c’est que n’importe qui pourrait capter ses messages !

Aucune de ces erreurs n’était inévitable à l’époque où elles furent commises, à preuve qu’il se trouva dans le même temps quelques savants moins timorés ou pontifiants, pour les éviter justement, et réaliser « l’impossible ». On observe la même contingence dans le cas inverse des prédictions positives non réalisées. Dans les années 1950 à 1960 de ce siècle, on atteignit probablement les sommets de l’utopie technologique. L’automation généralisée était pour demain, les véhicules sur coussin d’air pour tout de suite, la route allait faire elle-même le trajet et piloter votre voiture, les océans ne demandaient qu’à fournir des quantités illimitées de steaks aux algues. On achetait des billets pour la Lune où des hôtels avaient s’élever sous des dômes d’air artificiel, la croissance sans frein de l’industrie relevant le défi de l’explosion démographique, l’énergie nucléaire aurait réponse à tout, et bientôt l’homme ne se poserait plus d’autres problèmes que ceux que la technique peut résoudre. C’était l’époque de succès de Planète et de L’An 2000 d’Herman Kahn.

Ces prévisions largement inatteintes, ces entreprises déjà bien oubliées ne relèvent pas, elles non plus, d’erreurs systématiques ou nécessaires. Tout simplement les faits, les réalités n’ont pas cette élasticité de l’esprit qui s’enthousiasme.

Et même les catastrophes prévues nous ont « déçus » : elles n’étaient pas au rendez-vous assigné par les futurologues. (Qu’on se rassure : elles viendront à leur heure, en dépit de nos fautes de calcul !)

Mais tout cela ne prouve rien contre la prospective : ses vraies difficultés ne sont pas dans nos erreurs, mais dans la nature même de l’avenir.