(1977) L’Avenir est notre affaire « Repartir de l’homme — L’autogestion politique » pp. 305-324

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L’autogestion politique

« Se gouverner vaut mieux qu’être bien gouvernés »

Les régions, en dernière analyse, sont l’expression de la volonté d’autogestion de l’homme en lutte contre l’aliénation statolâtrique, civile ou militaire, fasciste ou communiste, dictatoriale ou démocratique.

Mais l’autogestion, qu’est-ce que c’est ?

Peut-être un de ces mots dont Valéry dit qu’ils chantent plus qu’ils ne parlent ? Trop d’auteurs, il est vrai, en ont fait un mystère, comme d’autres ont fait de l’État ou du pouvoir, et de la nation sous la Terreur. On dirait qu’ils redoutent que le simple citoyen découvre un jour que l’autogestion ne dépend pas des partis politiques, et n’est pas plus de gauche que de droite ou du centre, mais traduit une option fondamentale en faveur de la liberté, non de la puissance, de la responsabilité, non d’une discipline partisane ; et d’une gestion bien contrôlée et pas du tout d’un « gouvernement fort ». Better self-governed than well governed (« Se gouverner plutôt qu’être bien gouvernés »), dit un slogan des autonomistes écossais.

« La politique fut d’abord l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. À une époque suivante, on y adjoignit l’art de contraindre les gens à décider sur ce qu’ils n’entendent pas168. »

L’autogestion et le régionalisme démocratique peuvent se déduire de ces deux définitions par changement de signe des termes clés :

« L’autogestion sera d’abord l’art d’inciter les gens à se mêler de ce qui les regarde. Elle appellera bientôt l’art de remettre en question les décisions qui les concernent et qui ont été prises sans eux. »

Disons en termes simples que l’autogestion, c’est d’abord la gestion par les communautés dites de base — municipalités et entreprises, puis régions — des tâches de nature étatique qui leur sont propres, à leur niveau. Mais c’est aussi l’exercice permanent des pouvoirs de décision politique et de contrôle de ceux qui les exécuteront.

À la gestion centralisée et nécessairement ruineuse (voir toute la presse de ce jour), dont l’indicateur est le PNB, s’oppose l’autogestion possiblement heureuse à tous les niveaux communautaires, et son indicateur sera le plaisir de vivre. (Il est au plus bas, comme on sait, dans les pays totalitaires, d’où l’interdiction de les quitter, c’est-à-dire de « voter avec ses pieds » selon la rude expression de Lénine : ils se videraient.)

Si maintenant l’on me sommait de décrire les processus d’établissement de l’autogestion, je répondrais que les leçons de créativité spontanée sont en général décevantes ; qu’il appartient aux intéressés seuls, et pas à moi, de dire comment ils doivent agir à leur manière ; et que l’autogestion justement consiste à s’inventer dans des voies non frayées. Je puis bien exhorter mon prochain et lui crier : deviens toi-même ! Mais si je parvenais à lui expliquer comment, et s’il appliquait ma recette, il deviendrait un autre, et tout serait perdu. C’est son risque. Ce n’est pas mon savoir.

En revanche, il n’est pas trop difficile de définir l’autogestion par ce dont elle diffère essentiellement, à savoir l’autarcie, et par ce qu’elle devra remplacer dans le monde de demain, à savoir les nationalisations ou l’étatisation.

L’autarcie, idéal de tous les chefs d’État, mais qu’ils n’osent plus avouer après Hitler, implique que l’on s’enferme et que l’on s’autosuffise : c’est l’état de siège en permanence — comme on a vu que l’État totalitaire est l’état de guerre institutionnalisé. Le concept d’autarcie relève donc du système stato-national, tandis que les régions autonomes, autogérées et fédérées relèvent du modèle très complexe des échanges qui assurent la santé d’un corps vivant, et désignent l’état de paix entre communautés humaines.

L’autogestion peut aussi se définir par ce qu’elle est destinée à remplacer demain, si l’on ne veut pas étatiser toute l’existence de nos nations.

Et tout d’abord, l’autogestion doit être vue comme l’antithèse de ce qu’on appelle « nationalisation » — d’un terme évidemment impropre, destiné à dorer la pilule pour les industriels et à flatter la vanité des citoyens dans les pays où « tout ce qui est national est nôtre » comme l’affirmait la devise de l’Action française, reprise aujourd’hui par Marchais. La nationalisation est une notion confuse qui ne correspond à du réel que dans la mesure où elle désigne en fait la mainmise de l’État sur les grandes industries, mines, automobiles, productions d’énergie. Elle ne correspond pas à la réalité de la nation, sauf si l’on confond celle-ci avec l’État centralisé, non sans l’avoir d’abord, et à cet effet, déclarée « une et indivisible ». Le terme de « socialisation » ne serait d’ailleurs pas moins impropre, sauf si l’on décrétait que l’État est la société face aux individus, comme le gouvernement est la nation face à l’Étranger. (Mais ce ne sont là qu’allégories.)

Le seul terme exact est donc « étatisation », mais c’est précisément celui que nos gouvernements redoutent par-dessus tout de prononcer : il n’en faudrait pas plus pour faire échouer, sur tel point plus sensible et mieux défendu, l’entreprise qu’ils poursuivent sans relâche dans tous les domaines de la vie publique : l’appropriation par l’État des moyens de production : machines, terres, main-d’œuvre ; des mass médias et de tous les moyens d’information ; la prise de contrôle du management, de l’économie, des banques et des investissements, de la formation professionnelle et de l’enseignement aux trois degrés.

Ce programme, qui est officiellement celui des communistes dits « marxistes » et des dictatures militaires, paraît déjà plus qu’à moitié réalisé dans la plupart des États-nations occidentaux à dominante démo-chrétienne, sociale-démocrate, ou centriste, comme ils l’ont tous été par alternance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Qu’il suffise de rappeler les « nationalisations » d’industries clés ; le contrôle direct ou indirect d’une part sans cesse croissante du PNB. (40 % en France !) ; le monopole de la production d’énergie et la manipulation des investissements qu’il permet, la propriété directe des mass médias ou la participation majoritaire dans leurs organes directeurs ; l’embargo sur les informations concernant la pollution des airs, des sols, des eaux et des aliments, dès qu’elle est en rapport avec les secrets de la Défense nationale, c’est-à-dire neuf fois sur dix ; le monopole de l’instruction publique, l’influence politique sur les universités, la fonctionnarisation des grands postes du management dans les finances comme dans l’industrie.

L’avènement de l’État totalitaire, quelle que soit sa couleur, ne pourrait qu’achever cette entreprise, en supprimant à coups de matraque les dernières résistances que lui opposent encore constitutions, tribunaux réguliers, coutumes libérales, droit d’association et droit d’opposition, « particularismes locaux » et autres survivances d’un attachement aux libertés de la personne décidément incompatible avec les exigences des républiques populaires socialistes et nationales à dictature militaire résolument démocratique.

C’est ainsi que la Révolution française, comme l’a montré Tocqueville169, a consisté principalement à parachever l’œuvre de centralisation administrative poursuivie pendant des siècles par les rois mais longtemps retardée par les « privilèges », c’est-à-dire par les libertés légales et coutumières qui survivaient dans les provinces.

Qu’on la baptise nationalisation ou socialisation, qu’on la présente comme une conquête révolutionnaire ou comme la garantie de l’ordre social, l’étatisation de la société, dans les régimes en mutation vers leurs simplifications totalitaires, n’aura d’autres effets réels que l’accumulation des pouvoirs de décision, de management, de politique économique et d’information dans les bureaux de la capitale.

Elle suppose une nation indivisible que l’État seul représente en droit. Dans cette structure centralisée, on ne peut plus changer que Smith en Jones et Dupont en Durand, l’un étant de gauche, l’autre de droite. Remplacer les patrons et les propriétaires d’entreprises par des fonctionnaires du Parti paraît être le résultat le plus concret d’une révolution communiste ; les remplacer par des officiers caractérise un coup d’État fasciste. Mais il arrive que les officiers se déclarent d’extrême gauche, et que les plus hauts fonctionnaires d’un régime communiste se déclarent maréchaux.

Que les ouvriers « s’approprient » la chaîne de production n’allège en rien leur sort. Si la chaîne est néfaste par le rythme inhumain qu’elle impose, il faut la supprimer. Si elle se révèle plus utile que nuisible, il faut supprimer l’esclavage de ses servants. Il faut donc supprimer la condition prolétarienne, en faisant exécuter le travail servile par un service civil universel mais bref. Pas plus qu’on ne peut humaniser la chaîne, on ne peut démocratiser l’État-nation. Reste à le désarticuler en tant qu’État, pour en répartir les fonctions aux niveaux où elles sont requises. Démocratiser l’État reviendrait à nationaliser et/ou socialiser la dictature : c’est ce que font les partis communistes mis au pouvoir dans l’Est européen par l’armée russe.

Les régions autonomes, autogérées et fédérées sont donc la seule alternative à l’État-nation, autant dire à la destruction prochaine de l’homme, et tout d’abord de la nature par l’homme.

Pour les années qui viennent, je ne vois d’autre issue praticable que dans l’improvisation de compromis entre un socialisme libertaire et un libéralisme social, la différence ne relevant que de l’allégeance partisane des tenants de l’une ou l’autre doctrine.

Dangers réels ou non de la formule régionale

1. — « La balkanisation de l’Europe. » Ce qui fait peur, c’est l’idée fausse que se font de la région la majorité des électeurs, leurs députés, et la moitié des chroniqueurs qui inventent l’opinion publique tout en croyant peut-être qu’ils l’expriment. Partant des modèles qu’ils connaissent, ils n’imaginent donc la région que sous la forme d’un mini-État-nation. Un vrai fédéraliste veut tout autre chose, il veut même à peu près le contraire.

La loi française sur la régionalisation me paraît avoir été faussée au départ du fait qu’on a conçu la région à partir de l’État central, non des communes. On l’a conçue comme un petit État mis en tutelle, non comme une grappe de communes autonomes. Comme un pouvoir de plus, non pas comme un service nouveau. Comme « découpée » par les soins tatillons des bureaux de la capitale, et non pas composée, encore moins « reconnue » à partir des besoins et des réalités vécues. Comme un cadre imposé ou décrété, non comme un espace défini par les modalités de l’action civique dans le concret de la vie, des relations humaines, et des décisions qu’elles demandent.

Car ce qui importe, pourquoi ne pas le dire une fois de plus, c’est que la région soit cet espace de participation civique où l’homme puisse devenir présent au monde et à soi-même conjointement.

La plupart des difficultés qu’éprouve un homme de notre temps essayant de concevoir une Europe des régions proviennent d’un modèle que l’école publique a été seule en mesure d’imposer depuis un siècle, et selon lequel l’homme d’aujourd’hui croit sans la moindre discussion en une série de propositions axiomatiques de ce genre ::

l’État doit être unique et indivisible ;

— de son siège, qui est la capitale, l’État régit souverainement toute l’existence publique de la nation, c’est-à-dire pratiquement, de l’ensemble des hommes vivant sur un territoire délimité par le hasard des guerres et les calculs souvent faux des traités ;

tout ce qui relève du domaine public (dans les secteurs de l’économie, de l’environnement, de l’enseignement, de la fiscalité et de l’armée) doit dépendre d’un seul et même organisme, l’État, dans les limites d’un seul et même territoire, sur lequel cet État s’est déclaré souverain ;

— cette superposition forcée de réalités radicalement hétérogènes constitue l’unité nationale, terme absolu de toute histoire d’un peuple normalement évolué. Ayant « fait son unité » (comme on fait sa puberté) ce peuple devient une « nation immortelle », et l’État qui agit en son nom dispose de la vie et de la mort de ses membres, plus ou moins citoyens ou sujets selon les régimes, mais toujours contribuables. L’Église n’a plus le droit de brûler ses hérétiques, mais l’État a le devoir de sévir contre ceux qui contestent ses dogmes, séparatistes en temps de paix, pacifistes en temps de guerre.

La réduction proprement insensée de réalités humaines physiques, spirituelles, culturelles, économiques… à une seule et unique surface géographique déclarée « sol sacré de la patrie » correspond à quelque chose de fondamental chez l’homme néolithique, nomade fixé au sol à partir du Xe millénaire avant notre ère. Au cours des siècles de l’histoire moderne, ce sont les guerres qui ont servi de prétexte à ces concentrations forcées, c’est la préparation des guerres, leur conduite et leurs suites qui ont notamment accrédité l’idée que l’économie doit être mise par priorité au service des desseins politiques d’un État et non pas de la prospérité des citoyens.

Dans ce système de représentation de la société, imposé par l’école à l’homme d’aujourd’hui, la région ne saurait apparaître que sous la forme d’un mini-État régi par les bureaux de la préfecture au lieu de l’être par ceux de la capitale. Les possibilités de participation du citoyen à la vie d’une région de ce type ne seraient pas d’un ordre essentiellement différent de ce qu’elles sont aujourd’hui. La vie communale, par exemple, ne serait pas restaurée du seul fait que le montant et l’ordonnancement des ressources d’une commune seraient décidés dans une ville moins éloignée que la ville capitale : ce n’est pas la distance qui compte ici, mais l’extériorité du centre de décision.

La région en tant qu’État-nation réduit, c’est-à-dire gouverné par un pouvoir unique et omnivalent s’exerçant sur tous les secteurs de la vie publique, aurait sans doute plus de chances de favoriser l’inquisition administrative que d’accroître les libertés et les prises de responsabilités civiques. Elle ne serait à aucun titre un modèle neuf de relations humaines et de structure du pouvoir. Elle ne représenterait aucune révolution, au sens où j’ai toujours compris le terme, qui n’est pas « tout casser », mais au contraire, poser un nouvel ordre.

On voit maintenant combien se trompent ceux qui craignent que les régions « balkanisent » l’Europe ou la « ramènent au Moyen Âge ». Balkaniser le continent est justement le fait de nos États-nations européens, qui étaient dix-neuf en 1914 et sont vingt-neuf en 1976. Quant au Moyen Âge, MM. Pompidou, Debré et Marchais s’imaginent qu’il suffit d’évoquer son spectre hideux pour mettre en fuite les partisans de la région. « L’expression Europe des régions non seulement me hérisse, mais me fait dire que ceux qui l’emploient font un étrange retour en arrière. Il y a déjà eu l’Europe des régions. C’était le Moyen Âge et la féodalité170. » Jouons là-dessus au jeu des Sept Erreurs lancé par un journal français. Nous trouverons une première erreur sur l’accusation de retour en arrière, alors que tout le problème des régions à créer est devant nous ; une erreur sur la féodalité, système juridique fondé sur les liens personnels, non pas sur le contrat fédéral entre égaux ; une double erreur sur la région, qui n’est ni souveraineté, ni fief ; une erreur sur l’empire qui n’était pas l’Europe puisque les États royaux naissants de France et d’Angleterre refusaient déjà d’y adhérer au nom d’une souveraineté qu’ils voulaient « sans limites sur leurs terres » ; enfin, une double erreur, de nouveau, sur l’Europe : d’une part elle n’existait au Moyen Âge que sous la forme de christianitas, sans nulle conscience d’être l’Europe ; d’autre part, elle n’est pas quelque chose qu’il s’agit de ressusciter mais d’inventer.

 

2. — « Trop complexes ! » Pour honorer leurs fins respectives de liberté des personnes ou de puissance collective, le système régional ne sera jamais assez complexe, le système stato-national jamais assez uniforme. Or, il s’avère dans nos laboratoires que la complexité et la diversité sont les meilleurs garants de la stabilité et de la durée d’un organisme vivant ou d’une espèce171, et cela vaut pour une société — à condition toutefois que les échanges entre les parties du système soient très nombreux et très rapides172. En revanche, plus il y a d’uniformité, soit imposée de l’extérieur, soit résultant d’une dégradation énergétique interne raréfiant et ralentissant les échanges, plus fréquents et dangereux seront les bouleversements, guerres, révolutions, crises, famines, désorganisation sociale, aboutissant à l’atonie générale, ou à la prolifération sans frein de l’identique, à la manière des cellules cancéreuses.

Simplifier, uniformiser, réduire et dissocier tout ce qui veut être à sa façon, non à la mienne, c’est le réflexe de tout individu — fonctionnaire, ménagère ou ministre — confronté à une tâche qu’il n’aime pas, qui dépasse ses capacités et pour cette raison le fatigue. Au député à la Convention qui demandait la départementalisation de la France « pour faciliter l’administration », Mirabeau riposta superbement que « le but d’une administration n’est pas d’être facile, mais d’être juste et éclairée ». Elle sera injuste et aveugle à la mesure de l’uniformité de ses décrets, comme nous le voyons tous les jours. Mais il y a pire.

Toute prétention à uniformiser les individus et leurs comportements aux dépens de la diversité des vocations, dons et charismes, toute mesure légale qui refuse de tenir compte des différences régionales et culturelles dans les mœurs et coutumes, le langage, l’enseignement ou la liturgie, est en réalité une violence exercée contre la personne. « Toutes ces violences aboutissent à l’effacement des différences », écrit René Girard, pour lequel au contraire « l’ordre, la paix et la fécondité reposent sur les écarts différentiels : ce n’est pas la différence mais bien sa perte qui cause la confusion violente173 ».

La physique et la biologie contemporaines, comme la sociologie du post-marxisme viennent ainsi confirmer les recherches initiées dès les années 1930 par les personnalistes français, puis reprises par la plupart des fédéralistes européens, et concluant à la nécessité des petites unités de base, à géométrie variable selon leur fonction formatrice, reliées en systèmes d’échanges très complexes des personnes et de créations autant que de biens quantifiés, et formant le tissu vivant d’une société nouvelle.

Contre le règne des « terribles simplificateurs » prophétisés par Jacob Burckhardt, règne qui vient d’arriver parmi nous avec les dictatures par l’uniforme et l’accroissement délibéré de l’entropie civique et morale au nom de la puissance d’un parti, point d’autre alternative que les régions, la liberté par le respect des différences et les risques passionnants de l’autonomie, au nom des fins communes à tous les hommes.

Il y a là, sans doute, un choix moral, mais plus sûrement et simplement un choix vital : ou bien nous laissons les États-nations persister dans leur souveraineté négative, ou bien nous régionalisons — universalisons nos sociétés. La seconde branche de l’alternative peut seule permettre la survie du genre humain174.

 

3. — La « taille européenne. » C’est au Technocrate inconnu que l’on doit cette expression. Beaucoup l’emploient, l’air entendu, mais nul ne sait ce qu’elle signifie. Les régions, nous dit-on, doivent être de « taille européenne ». Quelle est cette taille ? Qui en décide ? Au nom de quoi ? Que veut-on dire ?

On me répond qu’il s’agit de « découper » des régions qui soient assez grandes, assez peuplées, assez industrialisées et bétonnées pour être « compétitives à l’échelle européenne ». Mais « compétitives » avec quoi ? — Avec les Länder allemands, me dit-on. Encore faudrait-il savoir lesquels : la Bavière, 71 000 km2 et douze millions d’habitants, ou Hambourg, 747 km2 et moins de deux millions d’habitants ?

De fait, les Savoyards, les Alsaciens ou les Niçois se moquent bien que la région à laquelle on les a rattachés soit déclarée « compétitive » avec la Ruhr, le Piémont ou les Midlands. Car une région, comme telle, ne sera jamais compétitive : l’adjectif ne saurait s’appliquer qu’à une firme. Dassault, Fiat, Pechiney peuvent être « compétitifs » avec ce qui se fait à Détroit, à Essen ou à Bâle, mais si l’une de ces firmes s’installait dans Rhône-Alpes, ce serait en vertu de ses seuls intérêts, non pas de ceux de la région ; et ses déficits seuls, sous forme de « coûts externes » (forêts détruites, pollution en tous genres, épuisement des ressources naturelles) tacitement pris en charge par l’État, se verraient « partagés » avec les contribuables.

Soyons sérieux : jamais les habitants d’une région ne se rassembleront dans l’intention de devenir « compétitifs ». Qu’en auraient-ils de plus ? Quel sens pour eux ? C’est une idée de technocrate, de ministre ou de fonctionnaire qui ne raisonne qu’en termes de pouvoir et de prestige. Ce n’est pas un souci d’homme réel, de femme réelle, c’est trop loin de la vie quotidienne. En revanche, ce qui peut rassembler et dresser citoyens et citoyennes d’une région, c’est l’idée de prendre en main leurs destinées, c’est la volonté de recouvrer leur autonomie, et de sauvegarder leur mode de vie. C’est l’idée de la région elle-même et sa réalité vécue, non pas les bobards du « prestige national » dont les grandes firmes et l’État central seraient seuls à se partager les avantages éventuels.

La prétention compétitive serait tout simplement puérile, si l’on ne distinguait, derrière l’argument de la « taille européenne », le modèle obsédant de l’État-nation napoléonien défini par ses seules frontières — ces « cicatrices de l’histoire », disait Georges Bidault — et non pas selon les réalités, mais selon la volonté de puissance d’un chef d’État, d’un parti au pouvoir.

Or, le but principal d’une région, contrairement à celui d’un État-nation, n’est pas d’affirmer sa puissance mais de servir les libertés ; n’est pas de se montrer plus fort que tel voisin par les armes ou par la richesse, mais de rester maître chez soi et de s’administrer comme on l’entend, non comme l’entendent les bureaux de la capitale. Et cela change tout. Notamment la question de la taille.

Faut-il rappeler que les créations les plus mémorables de la culture européenne sont toutes nées de foyers locaux ? Padoue, moins de trois-mille habitants du temps de Giotto, n’est pas seulement Giotto, mais l’averroïsme. Florence n’est pas seulement Botticelli et le néo-platonisme, mais Savonarole et la pré-Réforme, pas seulement Machiavel et le discours du Prince, mais Pic de la Mirandole et le discours sur l’homme. Weimar n’est pas seulement Goethe et Schiller, mais l’Université d’Iéna, d’où la philosophie allemande, d’où Marx, etc. Et les cours ducales de Ferrare, de Mantoue, de Milan, d’Urbino ; et Venise, Gand, Genève, Tolède et Montpellier, Coimbra, Oxford, Göttingen, sont-elles « de taille européenne » ? Je ne sais. Elles ont fait l’Europe, celle de la culture, la plus vraie.

Au plan de la politique générale, existerait-il une juste « taille européenne » ? Je la verrais plutôt petite, si cela signifie quelque chose, comme par exemple : que les pouvoirs locaux, contrôlés par les citoyens, ne sont pas assez grands pour déclencher leur guerre, mais assez autonomes pour ne pas faire celle des autres. (Cela supposerait, il est vrai, la plus grande révolution de l’histoire de l’Occident : remplacer la volonté de puissance par celle de liberté. Ses chances sont faibles, mais ce sont celles de la durée de l’humanité, inverses de celles de la durée de l’État-nation.)

Au plan de l’économie enfin : que Rhône-Alpes soit « compétitif » avec Rhein-Westphalen intéresse peut-être quelques statisticiens à l’échelon national (c’est-à-dire à Paris), mais ce qui intéresserait les habitants de la région serait de pouvoir se prononcer sur les problèmes qui les concernent.

Et puis, finissons-en avec ces questions de taille. Il nous faut des régions de toutes grandeurs, selon les dimensions de leurs problèmes, la qualité de leur mode de vie, les goûts et volontés de leurs habitants. A-t-on jamais exigé une « taille européenne » de nos États-nations ? Du Luxembourg ou de la France, lequel des deux États a-t-il la taille ? Je vais vous le dire : c’est le plus petit. En tant qu’État souverain, un et indivisible, la France est trop grande, et il n’en va pas autrement de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, de la République fédérale et de l’Italie. Devant l’impossibilité d’administrer et d’animer ces « grands ensembles » politiques, l’Allemagne se divise en Länder, l’Italie en régions à parlements élus, la Grande-Bretagne procède à une « dévolution » des pouvoirs de la capitale aux conseils locaux, et la France même admet le principe, au moins, d’une décentralisation (encore que le pouvoir central entende l’imposer à sa manière). Ce ne sont là que signes avant-coureurs d’un phénomène beaucoup plus ample et plus profond.

Théoriciens et praticiens de la politique, de la sociologie, de l’économie et de la prospective en viennent aux mêmes conclusions : tout appelle aujourd’hui les petites unités.

Et cela n’est pas contradictoire avec la tendance qui nous porte à la fédération du Continent. Car seules les petites unités accepteront de se fédérer. Pour défendre leurs libertés contre l’État.

 

4. — Détruire de grandes réalités historiques ? Je connais bien cet « honnête homme » et d’esprit non prévenu qui frémit à m’entendre répéter qu’il faut défaire et dépasser l’État-nation. — « Hé quoi ! Il n’y aurait plus de France ni d’Espagne, d’Autriche ni de Royaume-Uni ? Désastre pur, et proprement inconcevable ! Perte d’immenses trésors de souvenirs et d’espoirs, ruine de ces monuments édifiés par les siècles, témoins des gloires et des drames d’un peuple… Mais vous rêvez, monsieur. Rien de tout cela n’arrivera. Ce serait rayer d’un trait de plume toute notre histoire. On n’a jamais rien vu de pareil, et il n’y a pas la moindre chance qu’on le voie jamais. »

Désastre pur ? Mais demandez-vous ceci : qu’est-ce que les habitants de l’Hexagone ou de la Peau de Vache ibérique auraient à perdre si la France et l’Espagne se voyaient divisées chacune en une dizaine de régions linguistiques autonomes175 ? Qu’est-ce que les habitants de la Botte ont perdu à se voir divisés en une vingtaine de régions dont trois dotées d’un exécutif autonome ? Et les Allemands de l’Ouest à vivre dans onze Länder ? Qu’est-ce que les Suisses ont de moins que les Belges à jouir de la paix dans vingt-six cantons souverains (dont trois bilingues et un quadrilingue) plutôt que de mener la guerre des langues dans un État unitaire ? Je vais vous le dire : ce qu’ils ont de moins, c’est justement la guerre. Et cette réponse vaut curieusement, pour toutes les questions précédentes.

Votre angoisse à la seule idée que le sujet de votre histoire puisse disparaître, il serait relativement aisé de la dissiper, car ce sujet que vous teniez pour éternel a deux-cents ans au plus, et souvent beaucoup moins. Mais derrière cette angoisse avouée s’en cache une autre moins avouable. Ces gloires, ces drames, ces grands souvenirs, que sont-ils d’autre en vous que des images de guerre, de batailles, de révolutions, idéalisées par l’école et les commentateurs de la TV ?

L’idée qu’il n’y aurait plus de guerres possibles si les sujets de la guerre s’évanouissaient, crée dans l’esprit de beaucoup d’hommes et de femmes une espèce de vertige insupportable. Leur image du monde se brouille. Inutile de faire ici, après tant d’autres, l’analyse de ce processus. Allant tout de suite à son terme, je leur dis : si vous ne voulez pas les régions, c’est qu’elles se forment aux dépens de l’État-nation ; or, il est le vrai sujet des guerres qui se préparent et bien sûr, vous êtes contre la guerre, mais si je vous montre les moyens de rendre toute guerre impossible, vous allez bientôt me haïr. Je sais trop bien que l’un ou l’autre, hors de soi, finira par crier que je suis un lâche et, pire peut-être, un « dangereux utopiste ».

 

5. — Où sera la souveraineté ? « Votre système tend à la suppression des pouvoirs publics qui, de tout temps ont été jugés nécessaires pour réprimer les désordres sociaux, les violations de la légalité, le banditisme, et l’avidité conquérante des peuples voisins. Votre idéal est sans doute généreux, mais nous mènerait à l’anarchie et au chaos. La critique systématique de l’autorité, de l’establishment, la contestation de la souveraineté nationale, croyez-vous qu’elles soient sans relation avec la criminalité et la délinquance juvéniles en progression dans nos démocraties ? »

— Erreur totale. Erreur tragique ! N’auriez-vous donc pas remarqué que plus les pouvoirs publics sont étendus, plus ils accroissent les dimensions du désordre social, c’est-à-dire, par alternances, du banditisme et de l’avidité conquérante des nations. Loin de réprimer, voire de prévenir la délinquance, vos pouvoirs d’ordre la « nationalisent » ! Qu’est-ce que la guerre, sinon la criminalité étatisée ? Certes, la dictature, la tyrannie sont le comble du pouvoir tel que vous l’entendez, mais comme l’a dit un grand penseur du siècle dernier : « la tyrannie est le souverain désordre176 ». Les plus grands pouvoirs politiques, sociaux, économiques et idéologiques jamais concentrés entre les mains d’un seul tyran ont conduit aux plus grands massacres de l’histoire ! Hitler et Staline ont multiplié par plusieurs millions les victimes de la criminalité « normale » de leur époque. C’est cela, l’Ordre ?

En fait, c’est la répression de l’Anarchie, non l’Anarchie, qui a « justifié » les plus grands crimes de l’histoire. Augmentez le pouvoir, vous étendrez la guerre, qui est à la fois le pire désordre et le crime le plus cher du monde — celui par excellence qui ne paie pas.

Au surplus, cette souveraineté dont vous dites craindre que les régions la mettent en péril en s’accordant pardessus les frontières177 m’a tout l’air de ne plus exister que d’une manière négative. On peut encore refuser en son nom toute solidarité avec d’autres pays, comme l’illustrent les conférences sur le droit de la mer, par exemple ; mais on ne peut plus rien entreprendre. Jean Bodin l’avait définie comme « le droit de commencer une guerre et de la terminer quand on le veut ». Ce lien congénital avec la guerre nous permet de mesurer la décadence et le caractère toujours plus illusoire de la souveraineté nationale. Ni la France ni la Grande-Bretagne ne seraient plus souveraines aux yeux de Bodin, puisqu’elles ont dû stopper leur guerre de Suez sur un froncement de sourcils d’Eisenhower et un bref grognement de Khrouchtchev. Quant à commencer une guerre, au point d’exténuation où se trouve aujourd’hui l’intendance militaire de nos pays, personne n’ose y songer sérieusement. « Rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle », écrivait Valéry, dans les années 1930, et il constatait déjà que « l’agrandissement et l’accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques », rendait « impuissant et même inutilisable le génie des grands gouvernements du passé ».

Dans la mesure où elle est utile et même vitale, la souveraineté ne peut plus consister que dans le pouvoir du peuple d’une communauté de gérer ses propres affaires. Or, ce pouvoir ne peut être effectif, en mode direct, qu’à l’échelle des régions, grappes de communes ; et pour les tâches de dimensions plus vastes, à l’échelle de la fédération, par les délégations du peuple européen.

 

6. — Dépasser ce qui est… vers quoi ? On pourrait se demander s’il n’est pas très dangereux de vouloir dépasser un régime quand le suivant n’existe pas encore dans un consensus général, ou du fait d’une logique évidente au plus grand nombre. Vous risquez, me dit-on, de créer un vide, et de nous pousser vers le chaos, en déconsidérant ce qui existe vaille que vaille, et qui a le mérite d’être là, sans avoir assuré les bases d’un régime neuf.

Oui, les dangers que vous redoutez existent : ce sont ceux de la marche à pied. À chaque pas, vous cessez d’être bien assuré sur votre base, et d’avoir « les deux pieds sur la terre ». Marcher résulte d’un déséquilibre en avant. Il vous faut accepter ce risque. Autrement, allez vous coucher.

 

7. — « La région serait-elle une panacée ? »

Oui sans doute, dans l’exacte mesure où le système dont l’État-nation figure le cœur (une pompe aspirante et foulante) fomente la malgérance universelle que j’ai décrite.

Je l’avais entrevu dès ma jeunesse, durant les années 1930. Je n’ai cessé de mettre au point ma vision, de la corriger à l’aide des « troubles » qui m’indiquaient de tourner la molette tantôt à gauche tantôt à droite, afin de mieux centrer le regard. (D’autres tournant toujours à gauche, ou toujours à droite, ne tardaient pas à ne plus rien voir et se fiaient d’autant plus à leur doctrine que nulle observation ne venait plus la corriger. Pour les uns, pas de camps nazis ; pour les autres, en Russie soviétique, un système « positif » de rééducation obligatoire mais gratuit, tout comme l’école primaire de mon enfance. Et je ne dis rien de l’intelligentsia de Paris, de Berlin ou de Rome, hypnotisée bien moins par les clichés marxistes que par la peur de n’être pas marxiste — pas sortable intellectuellement, impubliable, et pratiquement inexistante.)

Une panacée ? On dira oui, je crois, quand on aura pris le soin de vérifier ce qui suit :

— que la région, dans tous les éléments du système de la crise que j’ai décrits, permet d’inverser les évolutions, y oblige même ;

— qu’elle permet de réguler l’emploi — problème non résolu dans le cadre national178 ;

— qu’elle retient les jeunes gens à la terre, crée des foyers locaux de rayonnement ;

— qu’elle permet ainsi à la communauté générale de se reformer, et au civisme de trouver où s’exercer ;

— qu’elle assure la défense de l’environnement sur les lieux mêmes où il est menacé ;

— qu’elle favorise la défense militaire par la tactique du hérisson, créant ainsi (voir le Vietnam) un obstacle majeur insaisissable radicalement déconcertant pour toute agression atomique ;

— qu’elle met un terme à l’inflation des pouvoirs stato-nationaux ;

— qu’elle permet, implique et promeut une fédération de l’Europe, sur la base des communautés de toute nature, complémentaires plus que compétitives ;

— et qu’enfin ces sept points résument assez bien ce qui peut assurer la survie de l’Occident, et ses conséquences pour le Monde.

— « Vous croyez donc qu’une simple modification de la structure administrative de notre société occidentale va résoudre la crise (universelle) que vous avez d’abord décrite ? »

— Je ne crois pas qu’une structure par elle-même soit capable de rien sauver. Mais le changement d’attitude civique qu’implique ce changement de structure, et qu’il encouragera bien avant d’être en place, par le seul fait que des hommes luttent pour l’établir — voilà le remède agissant sur les causes les plus profondes de la dis-sociation dont nous souffrons, en même temps que sur ses effets.

 

8. — « Utopie ! »

On sait que le mot forgé par Thomas More, qui en fit le titre de son plan d’une société bonne et heureuse, signifie « le pays de nulle part » ou « le non-pays ». C’est tout le contraire de la région, pays unique par définition, puisqu’il n’existe et ne prend nom qu’en tant qu’il diffère des voisins, pays concret par excellence, puisque sa forme est celle que dessinent sur la Terre des fonctions et besoins assumés tels qu’ils sont, ici et maintenant, tandis que l’Utopie est fuite devant le réel hors de l’espace mais aussi hors du temps.

En revanche, l’Utopie selon Thomas More, le nowhere, le nulle part ou le n’importe où, désigne exactement la nation et l’État des jacobins ; une idéologie qui flotte dans les airs prête à s’abattre sur nos terres comme nuée de sauterelles robotisées. L’État-nation, modèle copié partout, sans tenir compte de rien qui vive, c’est l’utopie par excellence : le poncif à plaquer n’importe où, donc nulle part.

Ceux qui crient : Utopie ! dès que je parle de régions sont tout simplement contre ; c’est leur droit, mais ils ne savent pas très bien la langue qu’ils parlent.

Du gouvernement des régions

Cependant, les dangers fictifs ne doivent pas nous cacher les obstacles réels ; ni tant de craintes sans fondement, certaines difficultés constitutives, qui, elles, tiennent à la formule même des régions, du moins telle que je la conçois. La présence de ces difficultés authentifie pour moi la spécificité du phénomène, et plus encore sa nouveauté.

Le danger que les ethnies réclamant leur État ne dupliquent en petit ce qu’elles reprochent en grand à leurs oppresseurs d’aujourd’hui n’est pas niable, et je ne l’ai pas dissimulé, tout en plaidant le moindre mal : un petit État vaut toujours mieux qu’un grand, sauf pour la guerre. Mais cette difficulté relève plutôt d’une persistance du syndrome stato-national, que de la problématique du nouveau régime. Il n’en va pas de même de la difficulté que je voudrais ici bien mettre en évidence, et qui, elle, s’attache normalement à ma doctrine des régions à géométrie variable, et par suite, non exactement superposables.

Je rappelle qu’une région définie par les problèmes d’environnement et d’urbanisme n’a pas nécessairement le même territoire qu’une région définie par l’ethnie, ou encore par les problèmes de production et de distribution de l’énergie. La première peut être englobée dans les autres qui la débordent, ou seulement en intersection avec l’une, ou avec l’autre, ou avec les deux. Voici comment le problème me semble se poser.

Si l’on admet 1° que chaque fonction détermine sa propre région ; 2° que les différentes régions ainsi formées ne correspondent pas nécessairement à un même espace et n’ont pas les mêmes temps de variation ; cependant que 3° l’activité proprement politique, ou « pilotage », consiste à composer toutes les fonctions, à les équilibrer dans leur mouvement (notamment par les attributions budgétaires et par l’information) de telle manière que leur résultante générale pointe sans cesse vers les finalités qu’une société reconnaît pour siennes — comment va s’exercer au niveau régional ce pouvoir proprement politique ? Qui aura charge de répartir le produit des impôts levés dans la région ? Finalement, où sera la région donnant un nom et quelque cohérence visible à cet ensemble d’activités fonctionnelles d’aires diverses ?

Pour dissiper de proche en proche l’obscurité qui paraît émaner de telles questions, repartons de nos bases, du fondement des régions : nous verrons bien si cela conduit à souhaiter ou non un pouvoir régional.

La région se définit comme un ensemble de syndicats (ou coopératives) de communes, chacun répondant à une fonction déterminée : écoles, environnement et urbanisme, transports, commerce, industries, production et distribution d’énergie, hygiène publique, etc.

Certaines communes jugent de leur intérêt de se rattacher à tous les syndicats, d’autres à quelques-uns seulement, certaines enfin préfèrent participer à un autre ensemble voisin pour telle fonction particulière, l’objectif restant le même, qui n’est pas l’unité et la puissance de l’ensemble, mais le service des groupes qui le composent librement.

Notons que la liberté de se rattacher à des ensembles différents, que j’ai nommée pluralité des allégeances et que je tiens pour essentielle et décisive179 n’est nullement exclusive d’un pouvoir politique aux compétences bien définies. Elle ne s’oppose en fait, mais là, radicalement, qu’à la seule prétention totalitaire. Une foi, une loi, un roi comme le disait la Ligue des catholiques français au xvie siècle. Ein Volk, ein Reich, ein Führer comme le répétèrent les nazis et comme le pensent encore parmi nous les fanatiques de l’État-nation, tant communistes que nationalistes.

Supposons maintenant que telle commune, ou tel syndicat de communes estime qu’une proportion plus grande des ressources financières de la région devrait lui être allouée. Qui va trancher ? Le problème est vraiment politique (au sens que l’on vient de rappeler) comme le sont en réalité toutes les décisions relatives aux proportions des dépenses budgétaires : ces chiffres-là et eux seuls ne mentent pas. Et c’est ici qu’on voit paraître la nécessité de quelque conseil régional dans lequel chaque fonction, chaque syndicat de communes ait ses représentants élus.

Ce pouvoir régional, émanation du peuple et proche de lui, à tous égards, rendra compte de sa gestion devant le peuple souverain et devant lui seul, dont il sera le serviteur et non le prince.

Mais pour l’exercice même de leur autogestion, les régions ont besoin de plus grand qu’elles — plus grand par la vision globale des problèmes et de leurs connexions, par l’ampleur des moyens ou plutôt du crédit dont il dispose, et par la quantité, la qualité, la candeur de l’information qu’il est en mesure de dispenser.

Ce plus grand qui était l’État-nation, s’est disqualifié pour le rôle : en bornant sa vision à ses seuls intérêts et tant pis pour l’Europe et le Monde, et tant pis pour ses propres régions ; en bloquant le plus clair de ses moyens sur une « défense nucléaire » incompatible avec les raisons d’être de ce qu’il prétend défendre ; enfin en mettant l’embargo sur toutes informations devenues vitales pour la survie du genre humain, guerre ABC, centrales nucléaires et pollution des océans.

Ici l’on voit paraître la nécessité d’un organisme qui assumerait au plan continental la concertation politique, l’arbitrage entre les régions, et leur information sans retard ni réserve, condition de leur autonomie.