(1977) L’Avenir est notre affaire « Repartir de l’homme — Stratégie » pp. 325-365

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Stratégie

Des régions à la fédération européenne

Point de régions sans fédération. Mais si les vraies régions sont des grappes de communes, il faudra qu’une vraie fédération de l’Europe soit une grappe de régions et non d’États : c’est ce qu’on oublie généralement dans le monde stato-national et dans son système de valeurs. Une vraie fédération ne se fonde pas sur des États coalisés, mais sur des groupes antérieurs en quête d’une garantie de leurs libertés.

L’exemple de la Suisse peut égarer, bien plus encore que celui de l’Amérique.

Une « Confédération » s’est constituée en neuf mois, très exactement, du 17 février au 16 novembre 1848, sur la base de vingt-cinq cantons, petits États dits « souverains ». Telles sont les apparences historiques. Il se passa en réalité bien autre chose durant l’année 1848 : l’achèvement d’une vraie fédération. Ce qui ne saurait se faire en neuf mois.

En neuf mois, on peut certes conclure une alliance opportune entre États. Mais pour fonder une vraie fédération, il faut partir des hommes non des États, et pratiquement des communes de base en lesquelles l’homme assume sa vocation, j’entends : devient lui-même avec les autres.

Que la Suisse soit une vraie fédération, fondée sur les petites communautés de base, voilà qui est démontré de nos jours encore par la manière dont on devient citoyen suisse. Tout candidat à la nationalité helvétique est tenu de résider pendant huit à douze ans, selon les cantons, dans une commune de son choix. (Il y en avait trois-mille-soixante-douze en 1975.) Après quoi, seulement, il peut être reçu dans la communauté confédérale, à travers le canton de sa commune. Chaque nouveau Suisse se voit ainsi tenu de refaire le parcours historique de la fédération dont il veut devenir membre, et de récupérer le passé du pays où il a choisi de se « naturaliser » — mot remarquable. Il devient suisse par les racines.

C’est tout le contraire qui se passe aux USA, où le candidat, même s’il habite depuis longtemps New York, Boston ou un village du Kentucky, est prié de quitter tout d’abord le pays, pour y rentrer, fût-ce une demi-heure plus tard, en qualité déclarée d’immigrant. Dès lors admis, membre du club, il pourra s’y promener librement sans que personne s’enquière de ses attaches locales ; il sera de partout et de nulle part, devenu symboliquement américain par le franchissement d’une frontière, par le pourtour.

Ces procédures contrastées dénotent deux types de fédération, l’une fondée sur le passé et les petites communautés de base, l’autre sur l’avenir et les individus.

L’histoire rend compte de l’antithèse. La vraie fédération des Suisses n’a pas pris neuf mois pour se faire, mais cinq siècles. La Suisse est le produit d’un passé, auquel se réfèrent sans défaut actes et pactes fondateurs. L’Amérique est l’exemple mémorable, unique au monde, d’une nation qui s’est constituée en rupture de passé et pour l’avenir180. Goethe l’en félicitait dans un poème fameux :

Amérique, à toi le meilleur
Sur notre continent, l’ancien.
Tu n’as pas de châteaux en ruine
Pas de basalte.
Et tu n’es pas, au plus intime
Des heures vitales
Troublée par de vains souvenirs,
Par tant de vieux conflits en vain…
Saisis les chances du Présent !

Si les Suisses se sont fédérés pas à pas, dans une astucieuse lenteur, à travers la dense forêt des coutumes et des allégeances féodales, c’était à seule fin de rester libres « comme les pères le furent181 ». Mais les Américains en rupture de passé n’ont pu faire autrement que d’improviser sur table rase. Les deux constructions fédéralistes les plus réussies jusqu’ici portent les traces universelles de leur genèse.

Sur lequel de ces deux modèles l’Europe demain peut-elle se fédérer ? (Car il n’est pas question pour elle d’aucune autre forme d’union : « l’unification » du continent— comme disent étourdiment ministres et chroniqueurs éblouis par l’exemple français — étant exclue par l’extrême diversité des peuples et sinon de leurs traditions, plus homogènes qu’on ne le croit, du moins de leurs conditions et ambitions présentes. Ce qui aura d’ailleurs pour effet de sauvegarder les autonomies locales, régionales ou nationales au sens premier de l’expression182.)

À cette question très cartésienne, je ne puis faire qu’une réponse normande et réaliste. Nous devons fédérer l’Europe lentement, « à la suisse », et très vite, « à l’américaine ». Nous devons nous hâter lentement — mais sans délai. Voici pourquoi.

L’Europe est à bien des égards l’homologue centuplé du modèle suisse : deux douzaines de petits pays très serrés, très peuplés d’hommes très divers et hantés de fantômes historiques auxquels ils tiennent souvent plus qu’à leur propre avenir. Mais en même temps, l’Europe se voit jetée comme les treize États fondateurs des USA, en situation d’urgence des périls et de rejet de la colonisation, soit qu’elle regimbe devant la menace d’emprise des Américains sur son économie, et contre l’imposition à près d’un quart déjà de sa population — les pays de l’Est — des volontés politiques de la Russie ; soit qu’elle se révolte contre l’emprise de ses envahisseurs de l’intérieur et prépare une Déclaration d’indépendance de ses ethnies brimées par les États-nations. Il faut donc aller lentement pour ne pas « s’américaniser » ; en même temps, il faut aller vite si l’on veut demeurer Européens, et ne pas tomber d’ici peu en dépendance américaine. Mais aller lentement, est-ce possible ? Aller vite, est-ce « européen » ?

Il faut aller comme on le pourra et sans délai, vers les objectifs communs aux deux principales expériences historiques du fédéralisme.

Le but est la liberté des personnes, non la puissance collective de la nation confisquée par l’État, monarque abstrait.

La liberté des personnes suppose et appelle la formation de Groupes autonomes de taille réduite — communes, régions — où l’individu puisse agir en tant que personne responsable. (Interaction mutuellement créatrice de la personne et de la communauté municipale et régionale183.)

En cette phase, la fédération seule peut garantir l’autonomie des groupes qui la composent (alors que l’État-nation était né de leur mise au pas, bientôt suivie de leur dissolution). Inversement, seuls des groupes luttant pour leur autonomie sauront vouloir et constituer la fédération européenne, contre l’affirmation désespérée et de plus en plus brutale des impossibles « souverainetés » stato-nationales. (Interaction mutuellement créatrice de la fédération et des communautés de personnes.)

La répartition des pouvoirs de décision politique (gouvernement) et des compétences administratives (État) s’opère dorénavant selon cette formule simple : — déterminer de cas en cas la correspondance entre les dimensions de la tâche considérée et celles de la communauté — municipale, régionale ou fédérale — la plus apte à se charger de cette tâche ; et fixer à ce niveau les pouvoirs de décision184.

Prenons l’exemple de l’information : c’est le facteur principal, désormais, de tout pouvoir de décision. Il est clair, en effet, que les possibilités de participation active aux destinées de la cité varient avec le degré d’information pratiquement accessible au citoyen, au député, et au ministre.

L’information sur les problèmes locaux et régionaux étant (ou pouvant être) la plus dense et détaillée, la participation aux décisions locales et régionales est la plus efficace et universelle. À mesure qu’on s’élève sur l’échelle des niveaux de décision — correspondant à l’envergure de tâches plus vastes et aux dimensions des communautés plus larges capables de les assurer — l’information devient moins directement accessible à l’individu, moins spontanément assimilable, moins vérifiable in vivo, et la participation civique d’autant plus rare, indirecte ou déléguée. Au niveau des tâches que l’on dira continentales en vertu de leurs dimensions physiques et financières ou de l’ampleur de leurs conséquences dans tous les ordres — et ce sont aujourd’hui les recherches spatiales, la climatologie active, les grands axes de transport, l’écologie des mers, lacs, et fleuves, la défense militaire, la politique monétaire, l’aide au tiers-monde, et la concertation des recherches scientifiques — des agences fédérales paraissent indispensables pour rassembler les informations provenant des relais régionaux, les traiter, en faire des synthèses, puis transmettre aux régions les résultats concrets et opérationnels du processus.

Ce modèle de circulation informatique est des plus simples ; ce qui l’est moins, c’est d’en rendre les résultats lisibles au citoyen moyen. Et l’on s’aperçoit une fois de plus qu’il n’y a pas d’information utile sans réception intelligente, et que la capacité de relier des faits et des décisions politiques suppose un long effort d’éducation des citoyens et de leurs porte-paroles. « La République est au collège », disait Calvin. Et c’est encore plus vrai de l’Europe de demain.

Le sort de l’an 2000 se joue dans nos écoles

Les trois urgences

Lorsque se réunit le congrès de La Haye, sous la présidence de Churchill, en mai 1948, il paraissait urgent de faire l’Europe pour empêcher le retour des folies d’hier : deux guerres mondiales déclenchées par le choc de nos nationalismes étatisés.

À cette urgence définie en termes de contre-passé, et qui allait aboutir à la formation du Conseil de l’Europe, succéda bientôt l’urgence du présent : restaurer l’économie du continent. Et ce fut la période des organisations intergouvernementales : plan Marshall, OECE, Communautés de Luxembourg et de Bruxelles.

La lenteur, évoquant celle de certains cauchemars, et la systématique insuffisance de ces « réalisations » expliquent la montée soudaine, à laquelle nous assistons, d’une urgence tout à fait différente, définie cette fois-ci en termes d’avenir : savoir si l’an 2000 de l’Europe ouvrira une apocalypse du genre humain ou sera capable de présenter au monde le modèle d’une civilisation post-industrielle équilibrée. Voilà qui sera déterminé, en bonne partie, d’une manière largement irréversible, par les mesures que nous prendrons dès aujourd’hui et dans les dix ou quinze années qui viennent.

Il est clair, en effet, que les maisons que nous bâtissons, les plans d’urbanisme que nous décidons ou négligeons de décider, les centaines de milliers d’hectares que nous bétonnons (villes et autour des villes usines, supermarchés, parkings, autoroutes, aéroports) dessinent d’ores et déjà le paysage de l’an 2000. Non seulement parce que ces constructions vont rester là comme des crânes vides ou des pans de désert rongés pendant des siècles (il serait beaucoup trop cher de les raser, presque impossible d’effacer leurs traces) mais aussi parce qu’on sait que pour reconstituer l’humus détruit en quelques heures par les travaux ou recouvert par la marée montante du béton, il faudrait plusieurs décennies, plus d’un siècle souvent.

Ce que nous faisons aujourd’hui engage ou compromet irrévocablement — mais aussi peut favoriser, si c’est bien fait — des aspects décisifs de l’an 2000, et cela non seulement dans notre environnement physique, mais dans le monde moral, dont cet environnement matérialise les structures et les valeurs. Et voilà qui dépend de l’éducation.

L’Europe de l’an 2000 sera gérée soit par les Européens, ceux qui ont aujourd’hui de dix à vingt ans et qui sont les élèves de nos écoles, soit par une commission américaine, selon la prévision de Valéry185, soit par des commissaires soviétiques ; ou par quelque combinaison des deux derniers.

Si l’Europe est gérée par les Européens, c’est qu’elle aura réussi son union ; car autrement elle ne pourra rien opposer aux entreprises des deux impérialismes, l’économique et l’idéologique.

Mais pour qu’elle réussisse son union, qui ne peut être que fédérale, du fait de son extrême diversité, il faut que les jeunes Européens soient élevés dès maintenant dans un climat mental, psychologique et affectif qui prépare cette union, qui l’implique, et qui la rende possible et nécessaire ; alors que le climat de l’école, depuis cent ans, fait précisément tout le contraire.

Depuis cent ans…

L’école devenue obligatoire dans la plupart de nos pays, vers les années 1880, prépare des nationalistes. Elle présente l’État-nation de modèle napoléonien centralisé, uniformisé et territorialement borné, comme le dernier mot de l’histoire, la seule forme pensable de société humaine. Et, du même coup, elle tend à nous faire croire que cet État-nation a toujours existé, tel une idée platonicienne ou une essence métaphysique. Ainsi des huit « nations » au sens ancien (ou fragments de nations) qui forment la France actuelle : à en croire les manuels d’histoire français, les rois de France ne les ont pas conquises par la force ou la ruse, ils les ont simplement « réunies » de manière à remplir l’Hexagone, forme idéale créée par Dieu, par la Raison ou par la nature, selon les écoles successives d’idéologues, d’historiographes et de géographes qui dominent l’Enseignement.

Cette vision de l’histoire (et du même coup de la géographie, de l’économie, de la sociologie et du civisme) primo est fausse, contraire aux faits les plus patents, et secundo rend impossible toute union supranationale ou fédérale, à l’échelle du continent.

La condition sine qua non

Si donc l’on veut que l’Europe de l’an 2000 soit gérée par les Européens, donc fédérée, il faut que l’école cesse d’enseigner que les seules réalités sont les États-nations, car ceux-ci par principe s’opposent à toute espèce d’union sérieuse qui s’opère dans la réalité et non dans les discours ministériels. Il faut que l’école cesse d’enseigner la souveraineté nationale comme un absolu religieux, le seul que l’on vénère encore et que les pouvoirs tant de l’Ouest que de l’Est invoquent comme le suprême recours contre les mesures d’union que tout appelle. Il faut que l’horizon de l’enseignement ne soit plus la nation et ses mythes orgueilleux, mais la région et ses réalités tangibles, puis l’Europe et ses réalités culturelles, enfin l’Humanité, unité biologique et spirituelle.

Il n’y aura pas d’Europe unie en l’an 2000 si l’on ne commence pas aujourd’hui et si l’on n’achève pas, dans les années qui viennent, une véritable mutation de l’enseignement.

Car nos États-nations sont gouvernés par les manuels qui ont formé nos chefs d’État.

L’un de ces derniers aimait à répéter dans ses discours — répercutés par ses ministres et les députés de son parti — que « l’Europe va de Gibraltar à l’Oural ». Et sa politique étrangère se fondait en partie sur cette définition. Comment expliquer cette erreur d’une « grandeur » vraiment gaullienne ? (On sait que l’Oural, chaîne de collines et de montagnes peu élevées et petit fleuve affluent de la Volga, en tous points comparables à la Ruhr, est le cœur du bassin de l’industrie lourde de l’URSS.) J’ai mis deux de mes étudiants sur ce problème. Ils ont trouvé que la grande majorité des manuels d’histoire et de géographie des années 1900 à 1914 — pendant lesquelles notre chef d’État faisait ses classes — définissaient précisément l’Europe comme allant « de Gibraltar à l’Oural ».

Le sort de l’an 2000 se joue dès aujourd’hui dans les leçons de nos écoles secondaires.

Si l’école a été l’agent le plus efficace de la propagation du mal nationaliste, en alignant les esprits pour le compte de l’État, cependant que l’armée alignait les corps et que la presse alignait les curiosités, c’est de l’école que doit venir le remède.

Pour faire l’Europe, former dès aujourd’hui les Européens de demain

L’Europe qui a commencé par les bureaux, ne deviendra vivante que par les citoyens qui la vivront, conscients de leurs devoirs envers ce grand ensemble générateur de libertés que constitue leur civilisation.

Mais comment devenir citoyen d’un pays qui n’en est pas un, puisqu’il n’a pas encore de politique commune ni d’organes gouvernementaux ? Point d’Europe sans citoyens européens. Mais point de citoyens européens sans une Europe politiquement constituée…

Le moyen pratique pour sortir de ce cercle vicieux ne serait-il pas de s’appuyer sur quelque chose qui existe déjà bel et bien et qui joue un rôle important dans la formation de chaque Européen : l’école ?

Or, l’école fait des citoyens pour ce qu’on veut, et trop souvent, pour ce que l’État lui demande. Longtemps elle a fait des citoyens pour la nation seulement. Nous avons payé cela par les deux guerres mondiales. Pourquoi ne ferait-elle pas, dorénavant, des citoyens pour une Europe unie, équilibrée, et pour une nouvelle société, condition de la paix mondiale ? Commencer l’action en faveur d’un civisme européen par l’école, et avec l’aide des enseignants, non pas en ajoutant à des programmes déjà trop chargés des heures sur l’Europe, mais en introduisant dans les leçons d’histoire, de géographie, d’économie, de langues, d’art et d’instruction civique, un angle de vision européen : telle a été dès l’origine l’idée directrice de la Campagne d’éducation civique européenne que je lançais de Genève en 1963 et qui se poursuit depuis 1974 à partir de Bruxelles. Au cours des dernières années, tous mes contacts avec des enseignants et les élèves m’ont convaincu que le thème qui les motive le mieux est celui de la défense de l’environnement.

Comme il est lié naturellement à l’étude de la région il constitue la meilleure approche possible du problème européen, l’antidote le plus efficace à l’intoxication nationaliste.

On nous dit que les esprits ne sont pas mûrs pour l’union des Européens, mais quand le seront-ils jamais, tant que l’école aura pour rôle principal et déclaré de former des esprits dévoués à l’État et des petits nationalistes bien bornés par leurs frontières (où même les fleuves s’arrêtaient sur nos « croquis » scolaires) ? Il ne dépend souvent que de l’enseignant (surtout s’il a l’appui de la population) de décider de former des citoyens non pour l’État-nation mais pour l’Europe et le Monde, et donc d’abord pour la région, l’ai-je assez dit.

Commencer l’étude de la géographie, de l’histoire et de l’économie à partir de la région où l’on habite, et non plus à partir de l’État-nation auquel cette région s’est trouvée rattachée à la suite d’une conquête ou d’une négociation entre les Princes, presque jamais de par son choix délibéré, c’est d’abord rétablir la vérité longtemps truquée par les manuels officiels. Mais c’est aussi former l’esprit à vérifier, à contrôler, à questionner dans le réel, non dans le monde des slogans.

L’éducation me paraît chargée d’une responsabilité nouvelle dans la société du xxe siècle : celle d’apprendre à l’homme, dès qu’il devient adulte, à reconnaître ses besoins réels, et à critiquer ou rejeter les efforts aliénants et déséducateurs de la publicité, des mass médias, et de la « morale » du marketing.

Partir de ce que l’on voit, paysages et monuments, traces du passé, blessures récentes ; de ce que les Anciens savent raconter, et de ce que l’on entend dans l’accent de sa mère, c’est partir du réel, non des mythes fabriqués dans la capitale par les derniers en date de nos conquérants.

L’élève qui aborde la géographie par la région voit bien que les rivières et les fleuves ne s’arrêtent pas à la frontière voisine186, que les douaniers sont sans pouvoir sur les ondes, les avions et les vents, les formes les plus variées de la pollution et des nuisances industrielles. Et celui qui aborde l’histoire par sa région n’apprendra plus à se vanter des victoires de son maître actuel sur ses ancêtres. Peut-être même, de proche en proche, finira-t-il par comprendre que toutes les guerres conduites sur notre continent furent perdues par des Européens. (Non pas gagnées ! Jamais une guerre civile n’est « gagnée ».)

Quelle force au monde pourra mouvoir l’école d’État ? Le salut peut nous venir du danger, lorsqu’il menace à bout portant la vie globale. Les écocatastrophes imminentes vont forcer les plus sourds et les plus myopes à secouer leur torpeur fataliste et sceptique. Mais je crois davantage à la douce violence de la tendresse des jeunes pour l’ordre naturel.

À la « nature » désordonnée, aux propensions mauvaises de l’homme, n’opposons plus la seule police, qui aggrave le mal, mais l’éducation qui prévient. Et cette éducation nous sera donnée par l’observation passionnée des lois de la vie sous toutes ses formes, non par le ministère de l’Intérieur.

Le civisme commence au respect des forêts.

« Prendre le pouvoir »

Quinze ans, à supposer que l’on commence tout de suite, voilà qui peut se révéler beaucoup trop court pour nos capacités d’adaptation :

— à un système de valeurs référant tout à la personne, non à l’argent ni à la puissance collective ;

— à des modes de relations sociales et de vie politique prenant leurs modèles dans la biologie et les technologies douces187, non plus dans la mécanique et les techniques de brutalisation massive des esprits comme de l’environnement naturel et urbain.

Peut-être aussi faut-il aller beaucoup plus vite, si l’on veut arrêter le « progrès » juste avant qu’il atteigne le point de non-retour, le seuil de la guerre ABC.

Les jeunes gens d’une certaine extrême gauche métaphysique et religieuse (parfois chrétienne), d’une gauche humaniste, et d’une droite écœurée par le « réalisme » de ses chefs, vont me dire en ce point que la question sérieuse n’est pas d’avoir raison contre l’histoire, contre les faits, mais bien de prendre le pouvoir, c’est-à-dire de prévoir dès maintenant, comment cela va se faire et par qui ? Comme ils détiennent possiblement les dernières chances à la fois de l’Europe et de la paix du monde, je ne sais rien de plus urgent que de leur faire voir qu’ils restent tributaires, sur ce point décisif, du système des valeurs stato-nationalistes, bien plus, de sa religion et de ses superstitions rigoureusement communes d’ailleurs aux Soviétiques et aux capitalistes libéraux, en dépit de la « prise du pouvoir » par Lénine, qui reste le modèle du genre et qui, pour l’essentiel, n’a rien changé.

 

1. — Ni l’internationale ni la catholicité ne tiennent plus devant la seule religion vraiment universelle de notre temps : le culte de l’État-nation. Quand, en décembre 1970, le pape demande au dictateur de l’hypercatholique Espagne la grâce des autonomistes basques jugés à Burgos, et quand le PC français s’inquiète bien poliment de la double condamnation à mort qui se trouve conclure, le même jour, un procès politique à Leningrad, l’un et l’autre se voient accusés « d’ingérence dans les affaires qui relèvent de la seule souveraineté nationale ». Force est de constater alors que le culte de l’État-nation est la seule religion au xxe siècle, qui ait encore un bras séculier, et qui s’en serve. On ne brûle plus les hérétiques du christianisme, mais on fusille ou pend ceux que l’on accuse de « déviation » par rapport au credo stato-nationaliste. Quant à ceux qui objectent, au nom de leur conscience, ou de la paix menacée, ou de la justice, on ne se contente pas de les jeter en prison, on les excommunie littéralement en les privant de leurs droits civiques, donc de leur participation aux liturgies (« actes publics »). Généralement la gauche s’en soucie peu (il ne s’agit que « d’exceptions ») et la droite s’en réjouit (tant qu’elle est au pouvoir).

 

2. — Le seul problème politique vraiment sérieux de la société moderne n’est donc pas de choisir entre une gauche et une droite qui pratiquent la même religion, mais de défaire et dépasser l’État-nation. Défaire l’État-nation (et je ne dis pas du tout détruire l’État) c’est la seule « hérésie » créatrice du xxe siècle.

Car avec l’État-nation, qu’il soit relâché ou totalitaire, qu’il se dise « démocrate » ou « populaire », c’est-à-dire qu’il pratique une démocratie « purement formelle » selon les marxistes (celle qui accorde le droit de grève, le droit d’opposition, le droit d’association et le droit de circuler librement sur la planète) ou « enfin concrète » (celle qui refuse tous ces droits), ni l’union de l’Europe ni la participation civique, par suite aucune révolution réelle, ne sont imaginables.

Tant qu’on laissera nos États-nations affirmer, en dépit de tout, leur souveraineté absolue et s’en autoriser non seulement pour refuser toute mesure concrète d’union, mais pour justifier des conduites criminelles (vente d’armes, de centrales nucléaires déclarées « pacifiques », et de sous-marins déclarés « défensifs »188, procès politiques, prison pour les objecteurs politiques, etc.), l’Europe unie ne sera qu’une malingre chimère. On l’aura suffisamment empoisonnée pour démontrer à tous qu’elle n’est pas saine.

Et cependant, tout dépend de cette union.

 

3. — La véritable alternative du siècle.

En 1949, à la Conférence européenne de la culture, à Lausanne, j’entre à 2 heures du matin dans un salon d’hôtel pour écrire le message final du congrès, à lire le lendemain matin. Je trouve là Carlo Schmid et des amis. Je leur demande de me suggérer un incipit. Et Carlo Schmid sans hésiter prononce : « Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre ! »

Aujourd’hui, il faut faire une révolution si l’on veut « faire l’Europe » — et pas la guerre.

Il faut défaire et dépasser l’État-nation, fauteur de guerre, et seul obstacle à l’union de l’Europe comme à la participation des citoyens à toutes les affaires qui les regardent. Ce qui suppose nécessairement : une fédération continentale dont les régions seront les unités de base.

Je l’avais écrit dès 1940 et devais le réitérer au congrès fédéraliste de Montreux en 1947 :

« Il n’y a, dans le monde du xxe siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la tradition et le progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la justice et la liberté, qu’il est aussi impossible d’opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan —, il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance. Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie.

» Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées189. »

 

4. — Analyse de quelques clichés.

La jeunesse est l’âge des clichés, pour la grande masse, si elle est l’âge du génie pour quelques scientifiques, et de la grande poésie pour deux ou trois par siècle.

Certains me disent que la Jeunesse dit aujourd’hui (est-ce leur écho ?) : 

a) L’Europe, connais pas.

b) Seul compte le combat de la gauche.

c) Et que faites-vous de la lutte des classes ?

d) Vous tentez de dépolitiser le problème.

Je réponds dans cet ordre fortuit. (Tout en notant que « la Jeunesse » est une expression de journalistes. L’humanité ne se reproduit pas tous les vingt-cinq ans et par tranches. À tout instant de la société, il y a des hommes de tous les âges, inextricablement mêlés, et co-responsables de tout.)

a) « L’Europe, connais pas ! » Dommage pour vous, mais le remède est simple : un séjour en Afrique ou en Asie au titre de l’assistance technique ou, à défaut d’un visa pour la Chine, un an à Milwaukee, quelques semaines à Riazan : vous comprendrez ce que tous les autres au monde ont si nettement et rageusement compris tandis que vous vous complaisiez dans cette mauvaise conscience narquoise qui est la bonne conscience du gauchiste. Quand Sartre, à la suite de Fanon, se félicite de ce que les Angolais « massacrent à vue les Européens », vous l’applaudissez sans remarquer qu’il vient de crever votre alibi : eux savent très bien ce qu’est un Européen !

(N.B. — « Les jeunes pensent… disent… refusent… exigent… » Si l’on s’en tient aux nombres, les mouvements fédéralistes européens touchent beaucoup plus de jeunes que les sectes gauchistes. Et c’est cela qui comptera lors d’élections à l’échelle de l’Europe. Les sondages montrent, en effet, que 65 % des personnes interrogées dans les pays de la CEE se déclarent favorables à l’union de l’Europe, et que les jeunes de 18 à 35 ans constituent 75 % de cette majorité.)

b) « Seul compte le combat de la gauche. » La corrosion des champs, des villes, des eaux, de l’air, des corps et du sommeil par l’industrie et par l’auto est-elle un produit spécifique de notre société de consommation et du capitalisme de profit ? La destruction massive et populaire des oiseaux de la vallée du Yangtsé accusés de manger des graines, d’où prolifération d’insectes dans les récoltes, d’où famine pour les masses chinoises, est-ce un produit spécifique du communisme ? Ces phénomènes sont décisifs pour l’avenir de l’humanité, mais les énervés de Nanterre ne veulent pas en entendre parler : ils discutent avec une rage froide des moyens théoriques et pratiques — ou mieux : théoriquement pratiques — de détruire un « système » dont certains de leurs aînés leur ont parlé à partir de Mai 68, et qui pousse la perversité jusqu’à ne pas exister comme système, au sens précis du terme, rappelé plus haut.

Si l’on admet que la droite se définit par le souci de conservation et d’ordre, la gauche par une volonté d’innovation et de progrès bousculant les équilibres traditionnels et le confort prétendu bourgeois, voyons comment cela se traduit dans la réalité du siècle.

Soit le problème majeur de l’environnement. C’est décidément la droite patronale qui est responsable de la destruction du milieu naturel et du confort des citadins, c’est elle qui refuse encore, parce que trop coûteuses, les normes et régulations qu’il s’agit d’imposer de toute urgence au développement des industries (auto, avion en premier lieu) et de leurs innovations plus polluantes les unes que les autres. Cette droite « conserve » surtout le pouvoir de s’enrichir aux dépens de la nature qu’elle bouleverse et des populations urbaines qu’elle intoxique.

La gauche alors, dans cette affaire ? Elle proteste contre la pollution, à l’exemple et à la suite d’intellectuels bourgeois, mais refuse elle aussi les mesures nécessaires pour arrêter la pollution, parce qu’elle redoute leurs incidences sur le pouvoir d’achat des « masses » et sur l’emploi.

Finalement, gauche et droite politiciennes s’accordent en fait pour préférer le niveau de vie quantitatif au mode de vie qualitatif.

Il faudra bien que cela change, si l’on veut que la vie continue, mais ce ne sera qu’au prix d’une révolution dont la gauche comme la droite feront les frais.

c) « Mais où est la lutte des classes dans tout cela ? », me disent ces dévots scandalisés, comme d’autres intégristes s’écrieraient que j’ai oublié le péché originel, tout simplement !

La lutte des classes est une réalité très différente de celle dont je traite ici. Elle me paraît indépendante du problème de l’État-nation, et c’est même tout ce qu’elle peut nous apprendre à son sujet. En effet, qu’en est-il aujourd’hui de la lutte des classes ?

En URSS d’abord. Vous me dites que le problème là-bas ne se pose plus, puisque le Prolétariat est au pouvoir, s’étant approprié les moyens de production. Bien. Mais chacun peut voir que ce qui est aboli, c’est la lutte, ce ne sont pas les classes190. Chacun peut voir les différences qui subsistent entre ouvriers d’usine, paysans de kolkhozes, apparatchiks et membres de ce qu’on appelle chez nous les professions libérales. En France, la condition d’un ouvrier d’usine nationalisée ne diffère pas de celle d’un ouvrier d’usine privée, mais diffère largement de la condition d’un ouvrier des pays de l’Est dits « socialistes » : ce dernier étant non seulement moins bien payé (en valeur absolue et en pouvoir d’achat) mais privé du droit de s’en plaindre, du droit de grève, et de toute participation aux décisions de l’entreprise, fixées par le plan à Moscou.

Mais au fait, pourquoi tenez-vous tant à la lutte des classes ? Voulez-vous entretenir la haine qui pousse à la révolte contre les causes du mal ? Voulez-vous la destruction physique ou morale des bourgeois ? ou la dictature du prolétariat ? Ou bien ne faites-vous que répéter un mot d’ordre du siècle passé ?

Entretenir la haine qui pousse à la révolte (tendance gauchiste) ? Ce serait en fait maintenir la condition prolétarienne pour mieux nourrir sa lutte, et cette politique du pire s’opposerait donc nécessairement au progrès technique, dans la mesure où il peut être libérateur.

Détruire la bourgeoisie (slogan anarchiste) ? Que resterait-il, à part une poignée de meurtriers, eux-mêmes bourgeois ?

Mais non, vous êtes sérieux, disciplinés et réalistes : vous voulez ce que veut le Parti, et qu’il appelle dictature du Prolétariat. C’est vouloir quelque chose d’impossible, car ce slogan est le type même de l’énoncé dénué de sens, comme on le voit en remplaçant chacun de ses termes par sa définition. Si le Prolétariat est la classe non possédante, aliénée de ce fait, il cesse d’être Prolétariat dès l’instant qu’il accède au pouvoir et à la propriété des moyens de production. Prolétariat et dictature sont des termes contradictoires ou mutuellement exclusifs. Ce qui existe et que l’on veut cacher derrière l’écran de ce pseudo-concept, c’est la réalité de la dictature, indépendante de toute idéologie et qui ne peut être, par définition, exercée par le Prolétariat191.

Cela dit, je ne vais pas esquiver la réponse.

Je suis contre la lutte des classes, parce qu’il faut supprimer la condition prolétarienne et non pas assurer la « victoire » du prolétariat, qui est impossible par définition.

Dès 1933, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient dans L’Ordre nouveau  :

« Nous avons les moyens techniques d’abolir la condition prolétarienne, et ni les démocraties parlementaires, ni la dictature fasciste, ni l’étatisme soviétique, n’envisagent la suppression de cette forme moderne de l’esclavage192. »

Le point IV du programme de base de l’Ordre nouveau préconisait un service civil universel prenant « la relève du travail » :

« L’Ordre nouveau est fondé sur l’abolition de la condition prolétarienne, la dictature comme l’esclavage du prolétariat étant également des consolidations de l’oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps social, sans distinction de classe, l’ensemble du travail automatique et inhumain que le rationalisme bourgeois imposait aux seuls prolétaires. »

La condition prolétarienne créée par l’essor industriel anarchique et inhumain des débuts du xixe siècle doit être abolie par une technique enfin soumise aux possibilités libératrices de la machine.

La négation (Aufhebung) de la condition prolétarienne ne sera pas obtenue par l’étatisation (dite « nationalisation ») des instruments de production — laquelle ne change rien, je le répète, à l’existence concrète des ouvriers — mais bien par l’appropriation des machines à leurs fins humaines, à leurs fins non seulement de profit matériel et financier, mais de libération morale et énergétique.

Tout le reste est mauvaise littérature, c’est-à-dire pollution idéologique de jeunes cervelles excitées mais incultes.

d) « Vous voulez donc dépolitiser les problèmes ? » Oui, si la politique est le jeu des partis et des États-nations étiquetés de gauche ou de droite, capitalistes, socialistes ou fascistes. Mais ce n’est pas là notre définition de la politique.

Quand on parle d’« élargir la CEE pour englober la politique », que veut-on dire ? Que l’économie, qui est le domaine propre des Communautés, ne fait pas partie de la politique ? Que celle-ci serait donc « autre chose » ? Mais quelle chose ?

On parle de « politique » dans les journaux comme s’il allait de soi que c’est une activité distincte de l’économie, de la culture… Or, en dehors de la politique industrielle et commerciale, de la politique sociale, de la politique agricole, ou des transports, ou de l’éducation, ou de la recherche, et de la politique écologique — quelle politique en soi est-elle imaginable ? Toutes les réalités sérieuses une fois déduites, que reste-t-il ? Les jeux plus ou moins passionnants de la rivalité des partis à l’intérieur des États-nations et du prestige moral et militaire que les États-nations tentent d’afficher pour se rendre « crédibles ».

Il est donc clair qu’une Europe fédérée serait, selon le sens courant du terme « politique », radicalement dépolitisée.

(Je note ici que la politique au sens des relations entre États-nations n’est pas démocratique et ne peut sans doute pas l’être. Elle est encore de type dynastique, en tant que son but pratique reste la puissance collective, et pas du tout le libre développement des personnes. C’est que l’État-nation ne s’est pas constitué en vue de certaines tâches sociales définies, mais pour gérer l’héritage plus ou moins légitime des États royaux, sans nul rapport avec les tâches sociales d’aujourd’hui. L’agent souverain de cette politique-là n’est jamais le peuple mais l’État, substitut du roi qu’il fallait servir.)

En revanche, si l’on admet avec Aristote que la politique est l’aménagement des relations humaines dans la cité (polis), elle devient l’art de formuler, composer et hiérarchiser les finalités de la vie publique — et c’est là sa fonction stratégique — puis l’art de participer aux décisions qui, aux divers niveaux communautaires (de la municipalité aux agences continentales en passant par les régions) traduisent ces options générales — et c’est le civisme.

Politique équivaut à stratégie, et civisme à tactique — les deux énoncés impliquant le service des finalités que l’on assigne à la cité, et non pas le service de la cité comme le voulaient Platon, Maurras, Staline, Hitler et le Duce.

D’où l’on voit que la « politique d’abord » de Maurras ne veut rien dire, car il n’y a pas de politique à priori, ni de stratégie dans le vide ; il y faut une finalité (ou cause finale) et des contenus, plus ou moins résistants ou inertes, à organiser, orienter, dynamiser et animer.

Ou, s’il faut le redire autrement :

L’acte politique ne consiste nullement à décider en son âme et conscience et au plus près de ses intérêts, si l’on va faire le saut d’un centre gauche modéré à un centre droit résolument progressiste, ou d’un marxisme de « lecture » althussérienne à quelque néo-mao-praticisme purement théorique et telquellisant. Car ces décisions dramatiques qui absorbent le plus clair des énergies d’une jeunesse ivre de vocables, sont d’effet nul sur les actions et les réalités proprement politiques d’aujourd’hui. Prenons l’exemple désormais classique du premier et très bref mémo de J. W. Forrester qui devait aboutir au célèbre Rapport dit du club de Rome193.

Dès lors que les hypothèses calculées sur les trois prochaines décennies, à partir de cinq paramètres, concluent toutes, sauf une seule, à une catastrophe générale entre 2020 et 2060, il faut décider aujourd’hui les conditions de survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique qui est le choix des priorités194 en vertu d’une certaine échelle des valeurs ou finalités, consiste désormais, et pratiquement, à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires. Faut-il réduire la natalité ? la pollution ? le niveau de vie ? les investissements ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? En tous les cas, il faut réduire quelque chose. Mais il apparaît assez vite que réduire tel ou tel paramètre isolément ne peut au mieux que différer, au pire que rapprocher l’échéance fatale. Les calculs prévisionnels de Forrester concluent que le seul espoir est dans une réduction simultanée, de 20 à 75 % selon les cas, de la consommation, de la production, de la natalité et des investissements, et surtout de la pollution et du pillage des ressources terrestres.

Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours » dont les barricades sont les signes flamboyants — mais un blindé les repasserait en dix secondes et leur ôterait toute « signifiance », pour peu que la police refuse de jouer le jeu et de tenir son rôle convenu dans les rites des émeutes parisiennes.

L’acte politique par excellence va consister à prendre, au nom de l’humanité, un ensemble organique de décisions conservatoires de l’humain.

Seul un gouvernement européen, c’est-à-dire un Conseil fédéral formé des chefs des agences fédérales sera capable de prendre de telles décisions.

Or, il n’y aura de gouvernement européen que sur la base des régions, et nous voici ramenés au concept clé de toute révolution digne aujourd’hui de ce nom.

 

5. — J’appelle Révolution la position d’un nouvel ordre de la société, et donc la création d’un pouvoir neuf.

Dans son extrême simplicité, cette définition se trouve exclure deux conduites que les Européens (et tous les autres peuples à leur suite en ce siècle) tiennent depuis 1792 pour révolutionnaires, et même pour l’essentiel de la Révolution : « renverser le pouvoir » et « prendre le pouvoir ». Double erreur radicale qui a fait échouer les élans les plus ardemment libertaires dans la sinistre dictature des secrétaires d’un parti ou d’un groupe d’officiers.

Double erreur à tel point explicable, excusable, qu’on hésite à la dénoncer : qui ne l’a partagée, peu ou prou, parmi ceux qui aiment la liberté ?

Cette société matérialiste dont le seul critère absolu est le profit calculé en argent, les meilleurs des jeunes gens rêvent de la renverser, et ils se trompent d’une manière pathétique, parce qu’on ne peut renverser ce qui ne tient pas debout, ce qui n’a pas de principe, de cohésion interne. On peut renverser des voitures un soir d’émeute dans la rue, un roi débile dans son palais, ou un dictateur (aussitôt remplacé par un autre) mais non pas un régime, quand on partage l’ensemble des croyances fondamentales dont il a résulté et dont il représente le moment d’inertie. Je ne vois d’ailleurs plus grand-chose à détruire dans notre société atomisée, déstructurée, châtrée de tout principe de communion. Je vois presque tout à construire, à inventer, et d’abord des structures qui permettent aux personnes de se former, d’agir, et de se manifester dans une communauté vivante.

Tout cela se ramène sans doute à la sagesse simpliste qui nous conseille de surmonter le mal par le bien — plutôt que par un mal plus fort — et de construire ce que l’on approuve plutôt que d’épuiser ses énergies à détruire ce que l’on réprouve. Reste, me direz-vous, qu’il faudra bien, un jour, s’emparer du pouvoir là où il est pour l’utiliser à nos fins, si nous voulons faire l’Europe des régions plutôt que la guerre des nations. En êtes-vous sûrs ?

Les révolutionnaires, depuis deux-cents ans, ont visé à la prise du pouvoir, mais toutes les fois qu’ils ont cru y arriver, c’est le pouvoir qui les a pris.

Car on ne peut prendre un pouvoir détesté qu’en se coulant dans ses structures, mais dès lors ce sont elles qui gouvernent. Surtout si l’on se trouve être secrètement, inconsciemment peut-être, mais objectivement, leur complice. Comme le sont aujourd’hui la gauche autant que la droite et tous les partis en tant que tels, et tous les gouvernants de Moscou à New York et de Paris à Djakarta, Pékin peut-être.

L’État-nation totalitaire du xxe siècle accomplit les vœux du fascisme, chacun sait cela, mais aussi les vœux du Karl Marx d’après 1848, ce « révolutionnaire mort jeune », comme l’appelaient Aron et Dandieu — celui que Bakounine, en 1872, comparait à Bismarck, et qui pensait que l’État doit être fort pour servir fortement le Prolétariat, lequel ne manquera pas de s’en emparer un jour — après quoi, logiquement, l’État dépérira. Or, sous Lénine, c’est le contraire qui se produit : l’État conquis par le petit groupe des bolchéviques les phagocyte séance tenante. Lénine compris195.

L’État-nation — formule Napoléon, Bismarck, Lénine, Staline, Mussolini, Hitler, Mao — égale police plus idéologie. N’importe quelle idéologie d’ailleurs, raciste au fasciste, marxiste ou maoïste, socialiste ou phalangiste : le contenu allégué ne change rien aux formes institutionnelles, seules contraignantes. Leurs structures ne sont pas plus sensibles à vos doctrines politiques que le moteur de votre auto. (Ces machines ne savent réagir qu’à nos humeurs.) Depuis Napoléon, l’État-nation s’est toujours révélé beaucoup plus fort que les mouvements qui s’en sont emparés. Et quant à leurs doctrines collectivistes, de droite ou de gauche, il a vite fait de les réduire à leur dénominateur commun : la bureaucratie du Parti régnant.

Lénine se définit comme « un jacobin lié à l’organisation du prolétariat », relève (non sans indignation) Rosa Luxemburg, en 1904 déjà ! Mais le modèle jacobin n’était pas plus lié à l’organisation de la bourgeoisie que sa copie par Lénine à l’organisation du prolétariat. Il marquait l’achèvement — nous l’avons vu — du projet cinq fois séculaire des rois de France.

Quel pouvoir Lénine eût-il pu « prendre » en octobre 1917 ? Celui de Kerenski ? Il n’y avait rien à prendre. Celui des Soviets ? Lénine n’y croyait pas et fit tout pour l’éliminer, c’est-à-dire pour instaurer — en profitant de la guerre complice — un pouvoir stato-national supercentralisé par le Parti, écrasant sans pitié toutes les autonomies et les conseils locaux et régionaux.

Les idéologies ne comptent pas, au regard des structures de l’État. L’espagnole et la russe se veulent hostiles à mort, et par quelles différences cela s’est-il traduit dans les procès de Leningrad et de Burgos qu’on vient de citer ?

On ne décela de nuances un peu marquées que dans l’esprit des communistes français, qui dénoncèrent les « fascistes assassins », tout en murmurant « qu’ils ne pouvaient manquer de regretter » que ne fussent pas « mieux motivées » les condamnations de Leningrad (contre des Juifs qui n’avaient d’autre tort que de l’être).

D’ailleurs, la bonne ou mauvaise foi des gens de parti ne change rien à leur action concrète. Je ne renvoie pas dos à dos ces fascistes et ces communistes, je ne dis pas qu’ils sont tous les mêmes. Ils se haïssent non sans quelques raisons, mais cela ne compte pas « objectivement ». Les structures qui gouvernent ces deux nations relèvent d’une seule et même implacable logique : celle de l’État totalitaire, aboutissement normal de l’idée de souveraineté revendiquée par une entité politique — ou du moins son bureau exécutif — usurpant le rôle de voix du peuple, préalablement bâillonné.

Au reste, l’État totalitaire n’est que le stade ultime du stato-nationalisme « démocratique », « socialiste » ou « libéral » qui sévit sur tous nos pays.

Vous ne vous emparerez pas de l’État en occupant ses palais et en faisant fonctionner ses services — car ce sont eux qui vont dicter dorénavant vos faits et gestes — pas plus que vous ne ferez de l’armée un instrument de paix en confiant le haut commandement et les postes clés, comme l’arme nucléaire, à des pacifistes convaincus. Prendre le pouvoir est un leurre, soit qu’il n’existe plus assez et vous ne prenez rien, ou trop encore, et c’est vous qui êtes pris.

Il reste donc à le créer.

À l’image de la société où l’on veut vivre.

Le pouvoir que l’on prend sur soi-même

La vision d’une Europe des régions instaurée en dix à vingt ans par révolution non violente, peut paraître frustrante, et quasi répressive à beaucoup d’activistes de tout âge. Mais les révolutions violentes n’ont jamais abouti en Europe à autre chose qu’une tyrannie accrue — la Terreur jacobine à Napoléon, la Révolution d’octobre à Staline. Quant à ceux qui aiment à répéter qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, je leur réponds qu’il ne suffit pas de casser des œufs pour faire une bonne omelette.

La non-violence est le processus de la création organique, dans l’ordre humain tant social que psychique. La non-violence est l’ouverture au monde, à l’autre, tandis que toute violence, en dernière analyse, est une forme d’autochâtiment et s’exerce en fin de compte à nos dépens.

Certes la non-violence est exclusive de toute espèce de brutalité, mais non pas de certains événements spirituels dont la soudaineté « violente » notre nature — mais il faudrait passer ici dans un autre ordre de subtilités — ni non plus de ce que j’appellerai la douce violence dont la germination, observée de très près, m’offre l’image fascinante — douce violence créatrice qui peut faire éclater des rochers, et dont les voies et conséquences demeurent aussi imprévisibles que la Vie, à l’inverse des explosions nucléaires, qui sont sans doute les actions les plus puissantes, les plus exactement calculées et les plus stériles, voire dé-créantes, que l’homme ait jamais provoquées.

Allons plus loin. On ne cesse de revendiquer, dans la société d’aujourd’hui, de nouveaux « pouvoirs » : pouvoir féminin, pouvoir noir, pouvoir des fleurs, pouvoir jeune, pouvoir régional. Or, un seul nous importe au bout du compte : le pouvoir que l’on prend sur soi-même car il est synonyme de liberté mais aussi de responsabilité. Dans tous les autres cas, il ne s’agit au vrai que de libération d’une tutelle ou d’un joug, en vue de mieux disposer de soi-même, d’être soi-même sans provoquer de répression systématique. Ce ne sont donc là qu’étapes vers le grand but commun, qui reste le pouvoir sur soi et d’être soi parmi les autres à sa façon. Et ce n’est plus une libération, c’est une maîtrise, la seule qui ne fasse pas violence.

Tout le problème politique de l’Europe — social et culturel, économique, écologique, énergétique surtout — se ramène à ceci, en termes de pouvoir : Comment l’homme, dans la société technico-industrielle démesurée et sans cadres, pourrait-il de nouveau se sentir responsable et s’accepter en accédant enfin au pouvoir non sur autrui mais sur soi-même ?

En termes philosophiques et éthiques, cela signifie : voulons-nous à tout prix un certain niveau de vie quantifiable, que d’autres ont calculé pour nous (à quel profit, ce n’est pas clair), avec les disciplines uniformes, et donc mécaniquement injustes pour chacun que cela exige ? Ou bien voulons-nous accéder à notre mode de vie propre et particulier, avec ses exigences constamment renouvelées mais imprévues et parfois exaltantes, celles de construire chacun pour soi parmi les autres, jour après jour, sa personne comme une œuvre secrète et qui détient le sens de la vie ?

En termes d’organisation pratique et politique, cela signifie : créer des régions et les fédérer, avec tout ce que cela implique, nous l’avons vu, d’autogestion à différents degrés, de responsabilités envers autrui et d’aventure personnelle à courir dans une communauté restituée.

Voilà le but. L’atteindrons-nous ?

J’ai toujours estimé que nous ne sommes pas au monde pour essayer de deviner l’avenir. C’est à le faire que nous sommes appelés. Mais pour bien faire, il faut prévoir, si peu que ce soit…

Mes prévisions

L’émergence des régions au lendemain de l’occupation totale, et sans nul reste, de la Planète par près de deux cents États-nations196 est aussi prévisible que la continuation de la vie humaine sur la Terre, pas davantage. Rien là d’inévitable, puisque, en fin de compte, tout dépendra de la seule vitalité de notre espèce. L’hypothèse qui me paraît la plus sûre aujourd’hui, c’est que, si l’histoire continue, ce sera celle de l’ascension des régions fédérées en Europe puis dans le Monde, et de la décadence de l’État-nation.

Envisageons trois scénarios possibles en partant de l’émergence du problème régional :

1. L’État-nation déclare la guerre à la région et l’écrase.

2. Le durcissement de l’État-nation renforce le dynamisme régional et conduit à l’éclatement des quelques-uns des plus grands États-nations.

3. L’Europe des régions se constitue en dépit des États-nations, à travers leurs frontières, dans les réalités.

 

1. Un discours comme celui que Georges Pompidou fit à Poitiers en janvier 1974, sur le thème de la souveraineté et de l’unité nationales opposées aux régions, permet de mesurer la grande béance qui sépare la plupart des gouvernants d’aujourd’hui de la plupart des politologues et philosophes de notre société. Le chef de l’État français déclare d’entrée de jeu : « L’expression Europe des régions non seulement me hérisse mais me fait dire que ceux qui l’emploient font un étrange retour en arrière. Il y a déjà eu l’Europe des régions. C’était le Moyen Âge et la féodalité ! »

« Briser les nations pour leur substituer des régions ? Tendance absurde à bâtir l’avenir sur un système médiéval », renchérit M. Michel Debré. Quant au secrétaire général du parti gaulliste il traite « d’imbéciles ignorants de l’histoire », au surplus « agissant pour le compte de l’étranger » les autonomistes et « les tenants d’un certain mythe européen, celui de l’Europe des régions, qui est une absurdité ». Et de conclure : « Le bien le plus précieux, c’est l’unité nationale. »

Si, s’appuyant sur ces déclarations, la Sûreté nationale jette au cachot ceux qui pensent autrement, ou simplement, qui pensent ; si l’on en vient à la persécution de toute libre pensée politique, l’État deviendra de plus en plus totalitaire, obligeant ses voisins à se fermer à leur tour, ce qui fera l’affaire des Russes et rendra pratiquement impossible la fédération de nos peuples. D’où satellisation par les deux Grands et fin de l’Europe indépendante. (On dirait certains jours que nous n’en sommes pas loin.)

 

2. La répression renforce les mouvements autonomistes et durcit les tendances séparatistes, qui attirent à coup de bombes l’attention des élus, ces perpétuels distraits de l’histoire vivante. Des mouvements centrifuges se prononcent en Grande-Bretagne (devolution), en Espagne, en France même (c’est à quoi nous en sommes en 1977), peut-être en URSS. L’Écosse, la Catalogne, la Bretagne, l’Euskadi et le pays de Galles demandent à devenir « immédiats à l’Europe ». Contrecoups en Yougoslavie, en Ukraine, dans les pays baltes et au Caucase… Balkanisation de l’Europe, chaos en Ukraine…

 

3. Mais s’il est vrai qu’en dernière analyse, l’avenir sera ce que nous sommes, décider que le scénario 1 ou le 2 va se réaliser supposerait une connaissance complète de l’état de nos énergies, de nos élans, de notre tonus vital, et de nos vrais désirs actuels. Nous ne disposons pas de cette connaissance, mais le seul fait de la chercher, agit.

Gaston Berger a écrit : « Regarder un atome, c’est le changer. Regarder un homme, c’est le transformer. Regarder l’avenir c’est le bouleverser. »

Et que veut dire la phrase célèbre du « Manifeste communiste », selon laquelle les philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter le Monde, or il s’agit de le transformer ? Marx, auteur de cette phrase, n’a transformé le Monde qu’à la mesure de ses moyens de philosophe, c’est-à-dire en l’interprétant.

Conscient de la force que peut exercer une interprétation de notre présent et plus encore une image de l’avenir, je produirai maintenant mon plan d’action, la condition première de son succès étant qu’il soit posé devant nous pour tenter notre espoir et nous tirer à lui. Je ferai voir ce qui résulterait de son échec. J’évaluerai ses chances actuelles. Puis je dirai ce que je sens qui vient.

Rien n’empêchera…

Et d’abord, par souci de précision, je répondrai à ces questions que je voudrais que le lecteur me pose pour s’assurer qu’il m’a compris.

 

Qu’attendez-vous de l’avenir européen ?

— Cela se résume en trois vœux : des régions pour l’Europe fédérée, une Europe fédérée pour le Monde, le tout au bénéfice de la personne.

 

Comment pensez-vous y arriver ?

— En partant de ce qu’on voit se faire, des quelque quarante-cinq régions qui sont en train de prendre forme et relief, et de « se reconnaître » elles-mêmes dans l’Europe de l’Ouest, pour remonter vers la fédération qu’elles peuvent seules rendre possible, et qui pourra seule garantir les conditions de leur autonomie. On suivra la seule voie praticable aujourd’hui : celle des modes de coopération que les États-nations ne sauraient empêcher sans s’avouer franchement totalitaires, ce qu’aucun n’ose à l’Ouest, aujourd’hui.

 

Pouvez-vous illustrer ces principes méthodiques, et nommer quelques-unes des étapes du processus envisagé ?

— Le long des axes rhénan et rhodanien et le long de l’arc alpin de Nice à Gorizia, si l’on réussit quelques modèles de régions transfrontalières197, c’est-à-dire quelques dizaines d’organismes vivants et utiles, rien n’empêchera ces régions de nouer entre elles et leurs voisines de l’intérieur, puis les régions ou « nations » dites périphériques, de l’Écosse à la Catalogne et du cercle polaire aux Balkans, des liens de coopération pratique dans tous les ordres, socioéconomiques ou culturels. Ces liens à travers les frontières pourront prendre la forme d’Associations et s’étendre à tout le continent.

Rien n’empêchera, selon les lois en vigueur de nos États démocratiques, ces régions et associations de désigner des délégués qui se réuniront périodiquement en assemblées générales au plan européen, débattront de leurs problèmes communs, et arrêteront d’un commun accord les mesures correspondant à leurs circonstances propres, mais dans le cadre d’une concertation ou planification continentale.

Rien n’empêchera ces assemblées de faire appel à des compétences reconnues dans les domaines les plus divers, et de les charger d’élaborer des plans d’ensemble, d’animer et de coordonner les échanges interrégionaux. Et rien n’empêchera ces personnes de constituer dans leur domaine propre des agences européennes s’occupant des transports, de l’énergie, de l’économie, de l’écologie, de l’éducation et de la culture, des recherches scientifiques, des relations avec les autres continents…

Rien n’empêchera que ces agences, dispersées dans nos divers pays — c’est-à-dire dans des villes distantes en moyenne d’une heure un quart d’avion — ne tiennent des réunions hebdomadaires, afin de concerter les options politiques propres à sauvegarder les mouvants équilibres entre l’homme, la cité, et la nature, dans l’ensemble de nos pays.

Dans le cadre de cette politique générale, rien n’empêchera, bien au contraire, que les conclusions, expertises, recommandations et directives émises par chacune des agences ne soient reçues par les régions de la même manière que les ordonnances du médecin par celui qui l’a consulté — contrairement à ce qui se passe d’ordinaire avec les circulaires ministérielles, bien vite classées, parfois sans avoir été lues, puisqu’on ne les avait pas sollicitées et qu’elles servent peut-être les besoins de l’État, mais assurément pas les nôtres.

Rien n’empêchera, enfin, que ces assemblées générales ne fonctionnent en fait comme des chambres — et tout d’abord comme un Sénat des régions ; que ces agences ne jouent le rôle de ministères fédéraux, certes non officiels, d’autant plus efficaces ; et que leurs chefs responsables ne constituent ensemble, sous le nom de Conseil européen, un exécutif collégial au service des régions et selon leurs besoins.

Un beau jour, on s’apercevra que l’Europe est virtuellement faite198.

Le jour où les ordinateurs consultés répondront que l’ensemble des liens concrets, le tissu des relations nouées entre les régions est devenu plus solide que les liens juridiques traditionnels subsistant entre chaque région et sa capitale nationale — ce jour-là, la Révolution européenne sera virtuellement accomplie. Il n’y aura pas besoin de fortes secousses, ni de mouvements séparatistes, pour rompre ceux des liens stato-nationaux peu à peu tombés en désuétude ou considérés par les habitants des régions comme les subsistances gênantes d’un passé de chicanes, d’inefficacité et de guerres.

En revanche, si plusieurs régions choisissent de conserver ou de renouveler entre elles des liens particuliers, dans le cadre assoupli de l’État-nation qui les avait jadis « réunies » de gré ou de force — et je pense à la plupart des régions françaises, espagnoles ou britanniques — rien ne les empêchera de le faire, c’est l’évidence. Pourquoi détruire ce qui conserve sa raison d’être, dès lors que cela ne bloque plus l’évolution fédérative et peut même lui servir, cas échéant, de relais de concertation écologique ou énergétique, par exemple, ou d’instance d’arbitrage économique ?

Je ne parle ici que de relais d’administration fédérale, entre les régions autonomes et la fédération continentale. Quant à « la France », à « l’Allemagne », à « la Suisse », comment douter qu’elles resteront ces entités morales qu’elles sont devenues au cours des siècles, ces réserves profondes d’expérience historique et politique, ces complexes de culture irremplaçables, non moins différenciés et contrastés, non moins irremplaçables et rayonnants pour n’être plus délimités par des douaniers ?

Pour franchir la dernière étape vers la fédération continentale, il suffira sans doute alors d’élire un véritable Parlement européen et de se battre pour ses compétences : qu’elles soient très fortes quand il s’agira de régler des tâches de dimensions européennes — mais là seulement — les régions et leurs fédérations restant autonomes pour toutes les tâches de dimensions régionales.

Or, les régions sont des grappes de communes. C’est donc au niveau de la commune que se formeront leurs décisions. C’est donc là qu’il s’agit de lutter : pour les autonomies municipales, sans lesquelles pas de régions ni de fédération, et qui sont beaucoup plus faciles à obtenir que les grands abandons de souverainetés étatiques qui resteront peut-être sans lendemain, une fois obtenus de haute lutte !

Si nous voulons l’Europe — et nous pourrons l’avoir —, c’est à portée de nos mains, dans nos bourgs et villages et dans les communes de quartier qu’il nous faut instituer les moyens de la construire, et ils sont simples : le droit de la commune à se rattacher aux syndicats régionaux de son choix, qu’il s’agisse de l’environnement, de l’énergie, des transports ou de l’éducation, et le droit au budget autonome principalement alimenté par les ressources régionales.

 

Bien entendu, votre plan n’est qu’un rêve ?

— La différence entre un rêve de ce genre et la réalité de l’histoire est avant tout chronologique. La plupart des rêves de l’homme se sont réalisés au cours des âges — voler, aller sous l’eau, marcher sur la Lune, parler à grande distance, tuer de même et sans risques, voir ce qui n’est pas là, entendre Mozart ou Bach, ou la voix de ses parents morts en touchant simplement un bouton. Seule, l’immortalité physique résiste encore, pour des raisons bien évidentes : elle serait pour notre société une catastrophe sans précédent. Mais rien de pareil, bien au contraire, ne nous menacerait dans le cas qui me fascine…

Si le rêve des régions se réalise, lui aussi, dans dix ans, dans vingt ans, on dira que c’était si facile à prévoir : tout ce qui était raisonnable y conduisait…

Nous sommes tous colonisés

Mais rien n’est moins certain que le raisonnable. Si le rêve de l’Europe des régions ne tourne pas à réalité, le pire est sûr, aisément descriptible.

Car ne pas faire les régions signifierait persévérer dans le système, dans le mode d’évaluation des moyens et des fins de la vie humaine d’où a résulté l’État-nation qui, à son tour, l’entretient. Du système, j’ai décrit les enchaînements dans la première partie de cet ouvrage. On a vu qu’ils conduisent à la guerre, cause initiale et cause finale, ultima ratio de l’État. La préparation à la guerre polarise les économies dites « nationales » et les entraîne dans une dépendance toujours plus obsédante et angoissée de l’énergie venue de l’extérieur, et plus précisément d’en bas, « l’énergie matérielle199 », plutonienne, cause majeure d’une pollution dont les retombées mortelles, déjà, investissent dans l’espace les océans, qui couvrent presque toute la Terre, et dans le temps les cent-mille ans qui viennent.

Ne pas faire les régions signifierait trahir la cause de l’Europe fédérée, et par là même, forfaire à nos responsabilités mondiales.

La crise actuelle dans les relations entre l’Europe et le tiers-monde a été provoquée au xxe siècle par les séquelles du colonialisme, lui-même provoqué par les trois plus anciens États-nations qui furent aussi les principaux et premiers colonisateurs, pour la raison que l’État-nation en soi est une formule colonialiste : elle consiste à soumettre les peuples conquis par la force ou la ruse, non seulement à la loi des vainqueurs mais à leurs structures de pensée et à leurs modes de travail. C’est ce que les rois de l’Île-de-France, de Castille-Aragon et d’Angleterre imposèrent aux nations conquises, bretonne, basque, catalane et occitane, écossaise, irlandaise et galloise, pendant des siècles, avant d’appliquer les mêmes procédés aux peuples des trois Amériques, de l’Asie du Sud-Est, et de l’Afrique.

Les conflits qui opposent aujourd’hui l’Occident et le tiers-monde, les États-nations et les régions sont de structures homologues aux conflits qui opposaient naguère colonisateurs et colonisés. Les Européens qui étaient encore il y a cent ans aux quatre cinquièmes agriculteurs et villageois, ont été colonisés par la technique et l’urbanisme tout comme les Africains, les Indiens et les Tonkinois par l’industrie, les idéologies et la pharmacopée occidentales.

Nous sommes tous colonisés, Européens et peuples du tiers-monde, par un certain modèle mental qui a permis la civilisation industrielle, scientifico-technique, et qui suppose : rationalisation, centralisation et quantification, c’est-à-dire réduction de tout, hommes et choses, à du calculable et manipulable à partir du centre ; espace géométrisé à exploiter ; États-nations centralisés ; centrales nucléaires ; guerre atomique.

Une seule différence importante : le système inventé en Europe, a été essayé d’abord sur des peuples européens, et avec quel succès, pendant des siècles.

Quant au tiers-monde, à peine libéré de notre présence bouleversante mais si brève aux yeux de l’histoire200, il s’est mis à revendiquer le pire de notre héritage (à mes yeux) et le moins assimilable par ses traditions : le modèle de l’État-nation, le modèle des frontières tranchant dans le vif des communautés traditionnelles, coupant en deux des tribus ou d’anciens empires puis, à l’intérieur des frontières « nationales », tentant d’effacer les diversités tribales ou de subordonner toutes les « nations » à une seule d’entre elles, désormais dominante.

Un ministre africain me disait : — Nos frontières actuelles tracées à la règle sur une carte, dans un bureau de Londres ou de Paris, ne riment à rien, mais beaucoup de nos jeunes gens se feraient tuer pour elles ; elles sont devenues symboles de notre indépendance !

Se feraient-ils vraiment tuer pour ça, pour une dialectique masochiste ? Ou plutôt parce que ces frontières sont à leurs yeux le gage d’une assimilation à ceux qui furent leurs maîtres et dont ils veulent garder les signes de maîtrise ? Dans leur passion d’imiter, de mimer, non pas leurs anciens maîtres mais la maîtrise, ou tout au moins ses signes extérieurs, ils choisissent régulièrement ce qui leur est le moins congénital.

À qui fera-t-on croire que l’Occident pourrait nourrir l’Inde et le Bangladesh, l’Afrique noire des présidents à vie et l’Amérique latine des généraux, rien qu’en se serrant la ceinture ? Pourrions-nous au contraire pousser la production jusqu’à combler toutes les pénuries du tiers-monde ? Mais outre qu’il faudrait à cet effet multiplier — par sept selon les uns, vingt selon d’autres — l’exploitation des ressources existantes, il est démontré que la croissance augmente l’écart entre riches et pauvres201, écart plus douloureux, dirait-on, que la faim.

Ou bien proposera-t-on de distribuer aux dirigeants de ces États-nations tout neufs une partie des centaines de milliards dépensés chaque année pour nos armements ? Mais nous savons par expérience que la majeure partie de ces sommes refluerait sans tarder dans les comptes numérotés des banques suisses.

Tout ne fut pas toujours de notre faute. Ils souffraient de famine quand nous n’étions pas nés. Ils meurent encore de faim, mais en bien plus grand nombre — c’est un résultat du progrès — cependant que l’on meurt chez nous de manger trop. Cette fois-ci, notre faute est immense, mais ailleurs : elle est d’avoir offert, ou plutôt imposé, aux élites occidentalisées du tiers-monde un modèle totalement étranger à toutes leurs traditions, le modèle de l’État-nation napoléonien — et que ce soit en version capitaliste ou communiste ne fait aucune différence.

Ils se trompent d’Europe, quand ils veulent l’imiter, surtout pour mieux s’en libérer. Ils choisissent celle qui les a dominés, mais c’est choisir aussi celle qui les a perdus ! Je leur propose l’Europe des régions, comme offrant la formule la moins incompatible avec leurs différences libérées, leur identité retrouvée.

Le seul moyen de les inciter à éviter nos maux au lieu de les revendiquer, sera l’exemple vécu et réussi d’un dépassement de nos stato-nationalismes par la fédération continentale ; d’un dépassement de la croissance à tout prix par des formules d’équilibre humain qui prennent en compte le bonheur, ou simplement l’aisance à vivre, plutôt que le gonflement artificiel du PNB. et les stocks de bombes calculés en « équivalents TNT ».

Condamner l’Europe et ne rien faire pour sa fédération, c’est priver le tiers-monde des seuls moyens de s’en tirer sans catastrophes. Car s’il est vrai que l’Europe est responsable de la plupart des maux qui accablent le tiers-monde, et d’abord de son explosion démographique, d’où famine, mais d’où soif aussi de nos industries, il est non moins vrai que l’Europe seule peut produire les anticorps des toxines qu’elle a répandues, et peut élaborer un modèle politique qui soit tentant pour le tiers-monde.

Quant à savoir si le tiers-monde sera tenté, et tirera de sa libération les conclusions que nous aurions dû tirer, pour notre part, de l’échec du colonialisme, je suis sceptique. Il se peut que le tiers-monde ne désire imiter qu’un Occident dominateur et sans scrupules, non pas perdant et devenu sage. Mais ce qui est sûr, c’est qu’en refusant de faire les régions et de se « faire » du même mouvement, l’Europe perdrait ses dernières chances de paix, d’autonomie, et de survie de son identité, de son génie.

 

Comment alors, évaluez-vous les chances de votre projet ? Quelles forces peut-il mobiliser ? Qui est pour ? Qui sera contre ? Et qui va le prendre en charge ?

— Je ne serais pas tenu de répondre à ces questions, m’étant donné pour tâche de faire voir et sentir la nécessité des régions, en tant qu’elle me paraît lisiblement inscrite dans la problématique de notre temps. Et voilà bien pourquoi plusieurs hommes politiques, dont quatre ou cinq du premier rang, en Amérique du Nord comme en Europe de l’Ouest, se voient amenés aux mêmes conclusions et le confessent… dans une conversation ou un colloque privé. Pourtant, ils ne font rien de visible dans ce sens, tout occupés qu’ils sont à se maintenir au pouvoir. Ils voudraient bien agir dans le sens de mon plan, mais s’ils en montraient l’intention, ils perdraient aussitôt et à coup sûr le pouvoir de le faire peut-être un jour… Je n’en vois pas un seul qui ait risqué l’expérience, dont rien ne prouve qu’elle n’eût pas réussi.

Mais je ne vais pas me dérober à une question que je ne cesse de me poser. Vous demandez qui va réaliser mon plan. À vrai dire, il y a toutes raisons de redouter que personne ne s’en charge en tant que représentant d’une nation, d’un parti, de la gauche ou de la droite, ou même de la Jeunesse.

Les hommes d’État ne feront rien pour la raison que je viens de dire, et les politiciens moins encore, pour la raison que les régions n’existent pas, ou seulement à l’état de nécessités vitales et ça ne vote pas.

Qu’ont fait tous nos gouvernements, avertis par le club de Rome ? Et qu’ont fait les partis politiques ? Ils sont encore « nationaux » avant tout ; donc pas plus régionaux qu’européens. Leur but est d’accéder au pouvoir existant, d’occuper ses bureaux, de s’asseoir dans ses fauteuils, de manipuler ses commandes, et non pas de le modifier radicalement, encore moins de créer un tout autre pouvoir. Même jeu donc pour la droite et la gauche, selon qu’elles ont le pouvoir ou seulement l’ambitionnent : sa structure leur dicte ses lois.

Quant au « grand public » de la droite et aux « masses » de la gauche, catégories de naguère aujourd’hui confondues dans l’ensemble passif des téléspectateurs, on n’y voit pas mieux les régions qu’on n’y a su ou pu voir venir les guerres mondiales, la théorie de la relativité, le stalinisme, la décevante marche sur la Lune, ni même la crise de l’énergie.

Tout ou presque semble indiquer à l’observateur objectif que rien ne se fera, ni ne convaincra ni ne s’imposera au xxe siècle, en temps utile.

 

Mais la Jeunesse ?

— Pour autant qu’elle n’est pas un mythe journalistique, je la vois partagée dans sa majorité entre deux attitudes :

— Opportunisme à très court terme (trouver un job) et souci fortement anticipé de sécurité (s’assurer la retraite en même temps que le job). On ne s’occupe ni de l’Europe ni de régions, encore moins de révolution.

— Refus du « système », ce refus passant pour « révolutionnaire ». On ne s’occupe pas encore de l’Europe, ni de régions, ni de la création d’un pouvoir neuf, mais très souvent, presque toujours, de « pollution », notez cela !

 

Si je comprends bien, vous n’avez avec vous ni les gouvernements ni les partis, ni la grande industrie ni le prolétariat, ni les masses ni même les élites à la mode… Qu’avez-vous donc ?

— Le sens d’un péril imminent et la conscience de vivre un long cauchemar où tout est faux, impossible et réel ; le refus de croire que l’état des forces cataloguées, tel que vous venez de le caractériser très justement, soit inchangeable à bref délai ; et la vision d’un avenir vivant, qui peut faire se lever d’autres forces.

Rien de ce qui nous semble aujourd’hui définitivement installé dans une évidence granitique ne va durer, parce que rien de tout cela ne peut durer. Aucune des conditions de survie d’une civilisation quelconque ne se trouve remplie par la nôtre : ni le consensus des meilleurs, ni celui du grand nombre ; ni l’amour pieux ou gouailleur du peuple, ni le dévouement rituel d’une aristocratie qui sait ce qu’elle se doit. Plus grave encore, cette civilisation ne peut produire nulle garantie de sécurité égale ou supérieure aux risques par elle-même créés et entretenus.

Absurde, impossible et réelle, la société stato-nationaliste a pour seule vertu d’être là. Écoutons Baudelaire :

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?

Dans les partis, tout peut changer. Certains, disait Emmanuel Berl, « peuvent en avoir marre tout d’un coup202 ». Déjà s’opère en toutes classes sociales et toutes classes d’âge la mobilisation de plus en plus fréquente d’activistes nombreux et motivés luttant contre la pollution sous toutes ses formes : des emballages plastiques aux déchets plutoniens. À partir de là, tout s’enchaîne. L’analyse des causes de la pollution et du système de ces causes conduit, au-delà des déductions critiques, à l’escalade lente et sûre des innovations attendues et des rénovations sociales et politiques proposées au long de ces pages, et qui vont des petites communautés à la fédération du continent, première base d’un ordre mondial.

Déjà, lors d’élections locales ou nationales, les candidats bénéficiant de l’appui des mouvements « écologiques » ont battu les chevaux de retour des partis grâce aux quelques centaines de voix qui font toute la différence. Déjà, un régime scandinave vient de se voir renversé après trente ans de pouvoir, parce qu’il s’obstinait à confondre progrès social et centrales nucléaires203. La vertu des gouvernements, même s’ils sont au service des marchands d’armes, n’est pas telle qu’ils ne tirent de pareils résultats des conclusions d’un sain opportunisme.

 

Il y a donc des mouvements, des signes favorables ?

— Des milliers de mouvements sont à l’œuvre. Au premier rang, ceux des écologistes. On leur dispute ce nom, ils assurent la fonction. Et bien plus, par leurs luttes contre la pollution, et les centrales nucléaires, ils ont fourni à la révolution régionaliste le levier politique qui avait fait défaut aux mouvements personnalistes des années 1930, puis aux fédéralistes européens ou mondialistes de l’après-guerre.

Je vois des signes. L’évolution de la TV reproduit le phénomène dialectique des régions fédérées s’opposant aux États-nations par l’intérieur et par l’extérieur. Or, la formule des circuits fermés favorise les communautés locales tandis que les relais par satellites permettent une communication mondiale : dans les deux cas on échappe aux contrôles de l’État-nation, dont les monopoles classiques se trouvent débordés et vidés tant par en bas (quartiers) que par en haut (continents).

Je vois des sociologues et des économistes comme E. F. Schumacher, pour qui l’avenir est aux « petites unités intelligibles » ; des politologues comme C. N. Parkinson, pour qui l’Europe de demain ne sera viable que si elle se recompose sur la base de quelque cent-quarante régions autonomes, dont il dresse la carte. Je vois des architectes comme Doxiadis qui écrit : « L’expérience nous apprend que seules des unités de dimensions restreintes peuvent être appréhendées par leurs habitants et leur offrir un cadre de vie plaisant » et qui préconise au surplus de « petites cellules urbaines à l’échelle humaine », d’ampleur limitée à 50 000 habitants204 ; enfin des futurologues comme Hermann Kahn, cité plus haut, qui voit nos États-nations, ayant perdu leurs raisons d’être, bientôt remplacés par une « communauté plus effective », l’Europe des régions.

 

L’avenir serait donc à l’Europe des régions ?

— Sans aucun doute, si les vues justes nous conduisaient. Mais depuis dix mille ans qu’il y a des hommes à histoire et qui n’ont pas trouvé mieux que la guerre pour résoudre leurs différends, on ne voit pas ce qui pourrait justifier l’espoir fou qu’ils deviennent raisonnables dans les dix ou quinze ans prochains — et nous n’avons guère plus de temps pour décider de la survie de notre espèce.

Pédagogie des catastrophes

Seriez-vous radicalement pessimiste ?

— Pessimiste, optimiste, cela n’a pas de sens en soi. Je ne cesserai de me sentir optimiste tant que je verrai que je puis faire quelque chose, quel qu’en soit d’ailleurs le succès ! Attitude qui n’est pas différente de celle que j’annonçais dans ma jeunesse sous le titre de « politique du pessimisme actif 205 », prenant ma devise au Taciturne. Si l’on me suivait, bien sûr, tout irait mieux, on éviterait au moins le pire, mais je sais bien que vous ne me suivrez pas — ou pas assez tôt et pas en nombre suffisant. Il reste à la réalité de vous imposer ce que le bon sens jamais n’aura pu faire, et c’est la réalité elle-même qui va recourir à la pédagogie des catastrophes. Je ne vois rien de plus probable. Je ne prédirai rien d’autre comme certain.

Je sens venir une série de catastrophes organisées par nos soins diligents quoique inconscients. Si elles sont assez grandes pour réveiller le monde, pas assez pour tout écraser, je les dirai pédagogiques, seules capables de surmonter notre inertie et l’invincible propension des chroniqueurs à taxer de « psychose d’Apocalypse » toute espèce de dénonciation d’un facteur de danger bien avéré, mais qui rapporte.

Je disais cela dans mon jardin du pays de Gex devant la caméra de la TV française, dans l’après-midi lumineux du 24 août 1973, et donnais pour exemple la crise énergétique, industrielle et monétaire où cinq ou six émirs de droit divin, un roi madré et un dictateur fou pouvaient nous jeter d’un jour à l’autre, si cela leur chantait ou pour que nous chantions. Quelques semaines plus tard, la guerre du Kippour fournissait un prétexte à la « crise du pétrole », m’obligeant à jeter au panier, pour cause de confirmation prématurée, une centaine de pages destinées à ce livre, dont le ton prophétique eût paru plutôt ridicule après coup. Tout le monde aujourd’hui sait ou pourrait savoir ce que je découvrais et croyais révéler : les ressources limitées, les besoins infinis, les centrales nucléaires qui vont arranger cela et qu’on dit au surplus tellement propres… Mais comme tout le monde déjà oublie sa peur et la sagesse qu’il en tira pour quelques semaines, de nouvelles catastrophes s’organisent dans l’ombre : « excursions » nucléaires, déchaînements criminels, répressions policières correspondantes, pétroliers éventrés, extinction des baleines, des éléphants, des phoques, et de tous les fauves à fourrure, chantages à la bombe bricolée exigeant les bijoux de la couronne, la tête d’un chef d’État ou autrement c’est Manhattan, Moscou, Paris rasés dans l’heure…

Quelqu’un d’autre l’avait déjà dit, c’était Saint-Just, au cœur de la Révolution :

Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien.

Saint-Just ajoute :

Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsque l’on commence trop tôt.

Mais je ne vois pas ce qu’il serait possible, aujourd’hui, de « commencer trop tôt » : tout va trop vite. Il a fallu cinq siècles exactement (1300-1800) pour préparer l’État-nation, moins d’un siècle pour en imposer le modèle à toute l’Europe, et soixante ans pour le propager au monde entier. Mais depuis qu’il sévit, à cause de lui, tout s’accélère vers le pire. D’où non seulement l’urgence accrue d’un changement de cap, mais une plus grande lisibilité de l’évolution, qui peut faciliter ce changement.

Les catastrophes n’apprendront rien à ceux qui n’ont pas vu où il faut aller, et donc n’en cherchent pas les voies et ne les inventeront jamais. « Pas de vent favorable, pour qui ne sait où il va. » Mais pour celui qui sait, tout est possible tant qu’un vent souffle, même contraire. Tirer des bords contre le vent de l’histoire et de la guerre : formule de nos efforts actuels et prochains.

Et peu m’importe de prévoir si la gauche ou la droite vont l’emporter — de toute façon, ce sera tout autre chose — car je n’écris ceci que pour mieux disposer quelques esprits à désirer, à préparer, à vouloir d’autres fins. Cette dialectique qui ne prévoit ni A ni B, mais incite à trouver des chemins vers C, je la trouve déjà formulée par Héraclite au siècle d’or de Delphes, de la Pythie, et de la naissance des cités grecques :

Le maître de la Pythie ne veut ni prédire ni cacher, mais il indique sa volonté et la vraie Voie.