(1986) Cadmos, articles (1978–1986) « La chronique européenne de Denis de Rougemont (hiver 1978) » pp. 97-104

La chronique européenne de Denis de Rougemont (hiver 1978)h

I. Du temps que l’Europe « C’était fini ! »

L’Europe en formation ne semble pas du tout mal vue des Européens, en ce sens qu’ils la considèrent en principe avec sympathie. Mais il faut avouer qu’elle est peu vue. L’élimination des derniers droits de douane entre les neuf pays du Marché commun s’est effectuée le 1er juillet 1977, dans l’inattention générale. C’était pourtant le premier achèvement du grand dessein de Jean Monnet, inspirateur de l’Europe économique, son premier objectif pleinement atteint.

Faut-il en conclure que « L’Europe n’intéresse plus », comme le répètent depuis plusieurs années la plupart des journaux de nos pays, tout en lui consacrant de plus en plus de place dans leurs colonnes ? Ou plutôt que l’Europe qui intéresse au sens fort les Européens d’aujourd’hui n’est pas d’abord celle de l’économie et du libre-échange commercial, mais bien celle des chances de la vie, c’est-à-dire des chances de la paix et du maintien des libertés, donc du progrès des responsabilités civiques ?

« L’Europe c’est fini », dit la presse. Ou du moins le disait-elle jusqu’à l’annonce de l’élection du Parlement européen. Voici quelques échantillons de titres sur plusieurs colonnes parus dans les principaux journaux de France, de Suisse, de Belgique, d’Italie, d’Allemagne et de Grande-Bretagne, de 1974 à 1976 :

Sur l’Europe en général : — « L’Europe agonise » — « L’Europe à la dérive » — « L’Europe se meurt » — « L’Europe c’est fini ».

Sur les activités des Neuf : « L’Europe verte écartelée » — « Europa Agrarpolitik — wer kann das noch verstehen ? » — « Les Neuf divisés sur leur politique énergétique » — « Conseil européen : l’enlisement » — « Les Neuf ont étalé divergences et absence de volonté politique » — « Fallito del vertico europeo » — « L’anarchie de la CEE » — « Europa auf der Flucht » — « Europe passes a milestone in lagging drive for unity ».

La lecture de ces titres pose une question : de quelle Europe parlent-ils ? Quelle est l’Europe qui selon eux « agonise » ?

Si c’est « L’Europe des Neuf », qu’on l’appelle par son nom : la Communauté économique européenne, ou Marché commun. Et qu’on essaie alors de montrer sérieusement soit les raisons de son échec relatif, soit en quoi et pourquoi l’institution aurait fait faillite et comment « Bruxelles, c’est fini ! » équivaudrait à la mort de l’Europe tout entière, ce qui est très loin d’être évident.

S’il s’agit de l’Europe des États plus ou moins « unis » ou « confédérés », dont les ministres nous répètent depuis trente ans qu’elle est nécessaire et urgente, nous sommes en présence d’une fausse nouvelle : cette Europe-là ne peut pas « agoniser » puisqu’elle n’a jamais existé, et l’on peut douter qu’elle voie le jour aussi longtemps que les États refuseront de rien céder de leur souveraineté nationale.

S’agirait-il enfin de l’Europe réelle, celle des Européens vivants, de leurs cultures et de leurs espoirs ? Mais alors comment pourrait-on avec un tel sang-froid, sans la moindre émotion dans la voix et parfois même avec un je ne sais quoi de complaisant dans la résignation, voire de sournoisement jubilant, annoncer et accepter que tout cela soit perdu, — comme si tout cela n’était pas nous ?

Aux yeux des journalistes qui ont composé ces titres, on dirait que « L’Europe agonisante », c’est quelque chose qui ne les concerne en rien, personnellement. Ils en parlent comme on parle de malheurs étrangers, de la mort qui n’arrive qu’aux autres. Mais sont-ils bien conscients du fait inéluctable qu’ils subiront le sort concret de l’Europe, peu importe qu’ils soient pour ou contre, de gauche ou de droite, européistes ou nationalistes ? Leurs formules dramatiques reflètent bien moins la réalité vécue de notre continent qu’une confusion générale des esprits quant à la vraie nature de l’Europe dont ils parlent.

Cette « Europe » ne serait-elle qu’un marché ? Qu’une communauté économique ? Qu’une alliance d’États souverains ?

Ne doit-elle pas être au contraire, l’ensemble des Européens, de leurs pays, de leurs problèmes, de leurs souvenirs et de leurs espoirs, tels que douze siècles d’histoire commune et trois millénaires de cultures mêlées les ont formés, de l’Ibérie aux Pays-Baltes, de l’Écosse aux Balkans, et de la Grèce à la Scandinavie ?


Qu’il soit bien entendu que cette chronique parlera de l’Europe vécue, celle des Européens, non des États, celle des citoyens, non des fonctionnaires, celle des problèmes vitaux de tous les habitants de notre « cap de l’Asie », non pas seulement de ceux des neuf pays dont les gouvernements se sont associés à Bruxelles en vue d’harmoniser leurs politiques industrielles et commerciales.

II. « La grande question »

Les choses ont-elles vraiment changé depuis ces années presque nulles ? L’Europe a-t-elle cessé d’être « le mot le plus ennuyeux de la langue française » comme l’écrivait l’autre jour Jean Daniel ? Oui, tout change, a changé et va changer bien plus encore, avec l’ouverture de la campagne pour l’élection du Parlement des Neuf.

Oh ! pour parler d’Europe, on parlera de l’Europe. Et même on la mettra à toutes les sauces, annonce ">Le Figaro du 6 novembre. Mais au fond, la grande question que se posent les états-majors des partis est la suivante : l’élection à l’assemblée européenne verra-t-elle ou non la confirmation de la poussée socialiste, du recul du PC, de la percée de l’UDF, du piétinement du RPR ? Cela, c’est du concret, du solide, du familier, et on s’y sent à l’aise10.

Voyez plutôt. Il y a eu à Lille une « opération socialiste » consacrée à l’Europe et dont il ne faut surtout pas croire, nous assure-t-on, qu’elle ait eu pour objet de « mettre sur orbite » le député-maire P. Mauroy, ou de contrer Michel Rocard. Pas du tout :

À chaque instant de la géographie, de l’économie de l’histoire, on a buté sur des réalités précises, vivantes, concrètes, de l’Europe11.

Puis il y a eu à Paris un congrès du RPR (les gaullistes orthodoxes) qui pour défendre « la vraie Europe » a sifflé et conspué l’Europe fédérale, pourtant admise par O. Guichard, mais aussi l’Europe des régions vilipendée par M. Debré, cependant que J. Chirac départageait…

Oui, « pour parler d’Europe, on en a parlé ». Mais c’est à croire que s’il n’y avait pas de querelle entre Rocard et Mitterrand, entre ces deux-là et Marchais, entre Debré et Giscard, ou Lecanuet et Chirac, l’Europe ne serait même pas mentionnée par la presse.

Un fait demeure : en France du moins — car on dirait que l’Allemagne reste indifférente, et l’on n’entend rien venir d’outre-Manche — l’Europe ne cesse d’être « ennuyeuse » que si elle ranime les querelles de partis.

Voilà donc la passion, mais où est l’Europe ? On ne voit plus que les partis. Qui va traiter des vrais problèmes ?

S’avance alors M. Michel Debré.

III. Sur un « livre infâme »

Depuis trente ans, M. Debré a beaucoup parlé de l’Europe, il a même écrit un ouvrage proposant de la faire non step by step ou « pas à pas » comme le voulait Churchill, mais « avec des bottes de sept lieues ! »12 Il s’agissait alors, pour lui gaulliste, d’une Europe des États, c’est vrai, mais cependant dotée d’une « Assemblée des nations européennes, composée de députés élus à raison d’un député par un million d’habitants » (p. 35).

On propose aujourd’hui cette élection. Est-il comblé ? Il en tremble de rage au contraire, disons de sainte indignation. Je reviendrai sans doute — ailleurs — sur l’évolution remarquable qui a conduit l’auteur de cette phrase excessive : « Quittons maintenant notre province, je veux dire notre nation »13 jusqu’à l’espèce de délire obsidional que traduisent ses dernières déclarations publiques contre toute forme d’union de l’Europe qui ne soit pas l’Europe française.

Pour Michel Debré, les choses sont simples, insupportablement simples, comme elles le sont toujours aux yeux de l’homme en colère.

Le régionalisme, qui est très solidement installé en Italie comme en RFA, qui est inscrit dans la nouvelle Constitution de l’Espagne et plus encore dans le projet de Constitution de la Belgique, et qui, sous le nom de dévolution, pose un problème majeur à la Grande-Bretagne, le régionalisme donc, ne cesse d’être utopique, aux yeux de Michel Debré, que lorsqu’il révèle ou plutôt trahit sa vraie nature de « complot contre la France ».

M. Debré est fermement persuadé que les fédéralistes européens ne pensent qu’à ça : dépecer la France. « Les soi-disant régionalistes, déclame-t-il, ne sont en fait que des séparatistes ! »14 (Mot qu’il exècre au point d’aller se faire élire en l’île de la Réunion !)

Et il ajoute : « Un des grands auteurs supranationaux est Denis de Rougemont. Il est Suisse, donc Européen à bon compte. »

(Je me permets de signaler ces derniers mots à l’attention de M. Pierre Aubert, chef du Département politique fédéral, à Berne. L’incident diplomatique me paraît difficilement évitable, dans la mesure où seraient pris au sérieux les propos de l’ancien Premier ministre.)

M. Debré poursuit : « Son dernier livre est dédicacé (sic) à tous les peuples qu’écrase le colonialisme français : basques, provençaux, bretons, lorrains, alsaciens, corses ».

(Je n’ai jamais rien écrit de pareil, ni dans mon dernier livre, ici visé, ni ailleurs. Notre coléreux étourdi s’est visiblement trompé de titre.)

Conclusion : « Le livre infâme de Rougemont » éclaire bien la politique des fédéralistes, laquelle ne vise qu’à « démembrer la France » pour « faire l’Europe à la germanique ou à l’anglo-saxonne, en défaisant la France… En effet, si la France n’existait plus, comme tout serait simple ! »

On notera que M. Debré n’a pas cité le titre du livre qu’il se borne à désigner comme mon « dernier livre ». Pour qui s’en étonnerait, voici l’explication. Les Jeunes du RPR, donc de son parti, avaient adopté mon titre15 comme slogan pendant la dernière campagne électorale en France : des dizaines de milliers d’affiches bleu foncé assuraient que « L’Avenir, c’est notre affaire ! » Michel Debré ne pouvait tout de même pas leur révéler que ce titre était celui d’un livre « infâme ».

IV. Vertus et vices selon la religion nationaliste

L’adjectif m’a d’abord fait penser au mot de Talleyrand : « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». Mais il est clair qu’il y avait chez Debré tout autre chose que l’intention d’insulter un auteur mal pensant : c’est un blasphémateur qu’il dénonçait, et il s’y voyait contraint par sa religion.

Toute riposte est futile en pareil cas. Il devient en revanche hautement intéressant de rechercher par quelle logique interne un homme s’estime justifié d’en venir à de telles extrémités (fussent-elles seulement verbales pour le moment, mais il n’y a pas d’illusions à se faire sur leur traduction en décrets, le cas échéant : taxer un livre d’infamie est un procédé typiquement terroriste, au sens précis de la Terreur exercée par l’État jacobin, ses dignitaires et sa police).

Devant tout adversaire politique, idéologique, militaire, dont le langage ou la stratégie nous déconcertent par quelque excès, abus, ou délire apparent, cherchons le système de valeurs et de tabous, cherchons donc la religion qui peut les expliquer. Telle est l’approche que nous avons préconisée dès nos débuts au Centre européen de la culture16.

Et nous ne sommes heureusement plus les seuls. Ainsi Jean-Marie Benoist nous apprend « que depuis des années l’état-major égyptien s’employait à mieux connaître les racines de la civilisation hébraïque, et que des universitaires israéliens, conseillers du Prince, travaillaient à une connaissance exhaustive des traditions de l’islam »17.

(Cette connaissance mutuelle n’aboutit pas au triomphe de l’un des partis, mais à l’entente, peut-être, pour laquelle prient les croyants des trois religions abrahamiques.)

Quelle est la religion de Michel Debré ? C’est celle de la France déifiée, de la Puissance divine, donc sans limites, et de la mission universelle de la nation une et indivisible. Dans sa dernière Lettre mensuelle, il concède que l’avenir du Monde en l’an 2000, et même l’avenir de l’Europe puissent intéresser VGE. Mais c’est pour souligner aussitôt que seul l’avenir de la France de l’an 2000 importe véritablement : car celui du Monde en dépend18.

De cette religion simple, les vertus sont naïves : elles se réduisent en somme à l’unité et à l’indivisibilité de la République française, idéalement fermée et sans dépendance de quiconque. Si elle s’ouvre, c’est pour rayonner, manifester et imposer sa place naturelle dans le Monde, qui est la première, de Gaulle l’a dit.

En revanche, les péchés sont légion, comme prévu. Si le premier se nomme supranationalité (voir plus haut), le nom du deuxième ne peut même pas être prononcé : c’est l’ignoble perversion de « l’infranational », du régional, donc en fait du séparatisme. C’est le péché contre l’esprit des jacobins.

Et le reste est fédéralisme, solidarité hypocrite permettant en réalité aux Autres d’intervenir dans les affaires intérieures de la Nation, limitation des droits sacrés à l’insolence et au mensonge en service commandé par la Raison d’État et la Défense. Il n’y a plus de limite au vice, à l’anarchie, à l’infamie : « Dans le faux, tout est possible », dit la Logique de Vienne…

Ces vices et ces vertus, à l’échelle de l’Europe, ne permettent plus, pour l’honnête homme, que la vision d’un continent entièrement dominé par la nation gaulliste. Ils condamnent toute fédération comme attentat délibéré à l’intégrité de la France. Ils n’admettent guère qu’une confédération avec veto et possibilité de retrait à tout moment de chacun des membres, c’est-à-dire sans foi jurée, donc sans fœdus, autant dire, sans fédéralisme.

V. « Défaire la France » ?

En ce point, l’on se demande pourquoi la France seule deviendrait la victime d’une Europe fédérée, si l’on en croit Michel Debré.

La réponse est gênante. Pour lui. La France des jacobins et de Napoléon est en effet le seul pays d’Europe qui ait imposé tout à la fois et par la force, dès 1792, une unité de langue, de droit, d’enseignement, de fiscalité, d’aménagement du territoire et même de mémoire historique (via l’École) à toutes ses nationalités, au mépris déclaré de leurs identités.

Les héritiers de cette France jacobine ne conçoivent pas que l’Europe fédérée (ils ne savent pas ce que signifie ce terme) puisse faire à la nation française, dans son ensemble synthétique actuel, autre chose que ce qu’elle fit elle-même à ses provinces, dès 1789.

La culpabilité niée et refoulée des jacobins, des centralisateurs, des nationalistes à l’endroit des nations opprimées dans leur culture comme dans leurs droits et libertés traditionnelles : Bretagne, Pays basque, Roussillon catalan, Aquitaine, Albigeois, Toulousain, Provence, Corse, Alsace, Lorraine et Flandres — se retourne naturellement en haine contre l’Europe fédérée, dont on feint de redouter qu’elle prétende « uniformiser » les diversités nationales (entendez : stato-nationales), celles-là mêmes qui ont uniformisé dans leur sein les diversités régio-nationales…

La France ayant « défait » (en tant qu’États indépendants) la Bretagne, l’Occitanie, la Provence, etc., Debré et ses amis s’imaginent, c’est normal, que l’Europe va faire de même de leur nation.

C’est avouer qu’on n’a rien compris à la nature même du fédéralisme.

C’est oublier, de plus, deux faits qui changent tout :

1. Le traité d’Union de 1532 entre le Duché de Bretagne et la Couronne de France n’a nullement « défait » la Bretagne, — du moins tant que la France a respecté ses engagements sacrés. Or c’est à ce traité d’union que correspondrait aujourd’hui un Pacte fédéral européen.

2. Lors de la Nuit du 4 août 1789, les députés ayant confondu « privilèges » et « libertés » ont renoncé, sans nulle compétence pour ce faire, à tous les droits et à l’autonomie de leur province qu’ils avaient pour mandat d’affermir. Pareille trahison (portée aux nues par les manuels d’histoire français du xixe siècle) n’a pas la moindre chance de se reproduire à l’échelle européenne : l’idée même en paraît plus grotesque encore qu’impossible.

(à suivre)