(1932) Le Paysan du Danube et autres textes « Suite neuchâteloise — IV » pp. 143-147

IV

…Une lignée. Une famille parmi d’autres, et qui n’a guère cherché d’illustration en dehors des limites de la communauté qu’elle a servie pendant cinq siècles.

Dans l’ascendance directe de mon père, je trouve d’abord, dès la Réforme, deux « ministres du saint Évangile » et deux juges. À partir du xviie siècle, les généalogies que j’ai pu consulter ne mentionnent plus que des charges publiques : lieutenant des Assises, membres du Petit Conseil, conseiller d’État, enfin Procureur général de la Principauté. Puis survient la révolution dont nous allons célébrer le centenaire, et le dessaisissement du patriciat ; de là cette notice symbolique : Denis-François-Henry, rentier. (Un rentier n’est qu’un chômeur riche.) Suivent mon grand-père, professeur de théologie, et mon père, pasteur. Cela fait, au début et à la fin, pas mal de robes et de rabats, soit de justice, soit d’église ; et entre-temps plus de deux siècles de participation continuelle au gouvernement du pays.

Au xixe siècle, Neuchâtel ayant cessé d’être ce qu’il conviendrait de nommer une aristocratie républicaine au Prince lointain, cette dynastie de conseillers d’État se tourne vers la vie intellectuelle. D’où septante-six ouvrages publiés par des Rougemont en Suisse, en France et en Allemagne, entre 1830 et 1900. Et cela va d’un essai sur Socrate et Jésus-Christ jusqu’à des Observations sur l’organe détonant du Brachinus crepitans, en passant par un Précis de géographie comparée et Quelques mots sur les nombres rythmiques de la prophétie

« L’ennui que j’aime à trouver au fond de l’histoire n’est pas du goût de chacun », notait Chateaubriand dans ses Mémoires. Mais c’est par le détail qu’on connaît une famille, par une famille l’histoire d’un pays, et surtout d’un petit pays.

Ainsi l’on répète volontiers que la Suisse est le « carrefour de l’Europe ». Pour vérifier ce lieu commun, examinons deux prises microscopiques prélevées dans les archives de ma famille.

Sur les trente-deux ancêtres de mon père à la cinquième génération, je compte quatorze Neuchâtelois, un Hollandais, deux Allemands, et quinze Français. (Du côté de ma mère, du sang prussien, et de nouveau du sang français.)

Mon arrière-grand-père épouse une Française, puis une Anglaise ; son frère, une Française, puis une Allemande. Et des trois autres branches de leur famille, au milieu du xviiie siècle, deux sont en train de devenir françaises et une anglaise.

Voilà peut-être un résumé assez fidèle des influences sociales, culturelles et religieuses, qui s’exercèrent sur notre Suisse romande aux derniers siècles.

Je note pourtant que l’un des traits qu’ont en commun presque toutes les anciennes familles de ce pays manque à la mienne : très peu de militaires parmi les ascendants directs du nom de mon père. Par les femmes, on en trouve davantage, mais là encore les traditions intellectuelles et politiques restent les plus marquées.

François-Antoine III, mon quadrisaïeul, épouse Henriette de Montmollin : elle était la petite-fille du « Grand Ostervald », traducteur de la Bible admiré par Fénelon, auteur de vingt traités sur la morale, la liturgie et la théologie qui furent traduits dans toute l’Europe, et qui le firent appeler par Newton « le plus chrétien de tous les hommes », vir omnium christianissimus. Mon trisaïeul, le Procureur général, épouse Charlotte d’Ostervald, arrière-petite-fille de l’illustre pasteur. Le fils du Procureur épouse Marie-Philippine du Buat-Nançay, dans l’ascendance de laquelle je trouve deux mathématiciens et ingénieurs, un diplomate et historien, une alliance avec la fille de Corneille, et plus haut, dès le xiie siècle, de fréquents donateurs à l’Abbaye de la Trappe.

« N’oublie jamais », me disait un de mes oncles, « que plus l’ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances de tenir de lui ».

Et que valent en effet ces noms, ces souvenirs, ces ascendances ? Rien, dit l’époque, non sans irritation.

Une science assez récente, mais déjà démodée, pensa réduire l’orgueil humain en plaçant aux racines des arbres les plus nobles, au lieu d’un demi-dieu, d’un héros ou d’un saint, un singe au naturel, en guise d’armes parlantes du beau mythe de l’Égalité… Et pourtant si le « grand Ostervald », si Corneille, si la Trappe sont bien loin — et ils le sont — que dire du Singe ? Je me répète la phrase de mon oncle.

En revanche, comment ne pas croire à l’influence des professions héréditaires, du rôle social tenu pendant des siècles ?

Si mon père incarnait à mes yeux, jusque dans ses fonctions ecclésiastiques, l’idée du serviteur de la cité, c’est qu’en lui durait toute une race consacrée à la chose publique, préférant la charge à l’honneur, l’autorité réelle au bénéfice, et le respect des principes aux intérêts. Si jamais la noblesse a valu quelque chose, c’est quand elle a dédaigné toutes les « preuves » qui n’étaient pas celle de l’obligation. Je crois que toute autre considération sur ce sujet semblait aux yeux de mon père indigne d’une pensée. Et certes, il n’en parlait jamais. Le peu que j’en dis l’eût gêné.

Mais ce sens naturel du service, il lui fut donné de l’exercer dans d’autres dimensions humaines que celles du petit État de ses aïeux, aussi riche en coutumes fort sages qu’en préjugés invétérés. Il trouvait dans son héritage des vertus de prudence, d’ordre et d’autorité, un goût marqué pour l’argumentation et la dialectique légaliste, qui l’eussent conduit, en d’autres temps, vers une carrière d’homme politique ou d’homme de loi, dans un style dignified à l’anglaise. Le ministère pastoral le conduisit vers de plus humbles tâches, en Dieu plus grandes, et vers la liberté de l’esprit.

Sa première allégeance était l’Église, et par là même l’universel, c’est-à-dire le prochain quel qu’il soit, être souvent bizarre et mystérieux qu’il faut comprendre avant de l’aider, qu’il faut aimer si l’on veut le comprendre. Sa tradition, cependant, était d’autorité, de justes proportions et de raison gardée. Contradiction secrète de sa vie et source de sa vraie richesse.

De là sa modestie frappante, sa tolérance acquise non sans luttes, mais sa fermeté dans le conseil ; son accueil aux idées nouvelles, mais ses convictions militantes ; son libéralisme foncier, mais ses brusques indignations. Il avait le goût classique de la claire ordonnance, mais non moins de la justice sociale, et quand il le fallait, de la protestation sobre, efficace et désintéressée. Toujours saisi d’un mouvement de retrait devant une charge honorifique, jamais devant les risques et les déboires d’un témoignage vigilant ; père, citoyen, pasteur de ses troupeaux, et vibrant défenseur de l’honneur protestant, il était au plein sens du mot l’homme engagé, celui qui ne revendique rien pour soi, tout pour « la Cause », comme il aimait à dire.

Quand il m’arrive de louer dans mes ouvrages le civisme des protestants, c’est à l’exemple de mon père que j’ai pensé ; et ce mot d’engagement, dont on abuse, d’où l’aurais-je pris si ce n’est de sa vie — l’une des très rares vies d’homme que j’ai connues de près, qui commandât mon absolu respect.

Au-delà de l’exemple vivant du destin vécu de mon père, qu’irais-je encore chercher dans le passé ? Si j’y suis remonté, c’était pour mieux saisir l’enseignement d’une vie où s’est fondée ma vie. Sur le fond d’une tradition qui la reliait à notre histoire et à l’ancienne communauté, j’ai mieux distingué, par contraste, son humanité singulière. Et maintenant, la fidélité même à cet exemple m’inciterait à ne point m’attarder. (J’entends encore comme il disait jour après jour : « Aller de l’avant ! ») L’honneur à rendre au père, selon le Décalogue, n’est pas un culte des ancêtres.

Et pourtant, quelle est cette promesse mystérieusement liée au Cinquième Commandement : « …afin que tes jours soient prolongés dans le pays que Dieu te donne » ? Il me semble aujourd’hui que pour la première fois, ces mots s’animent en moi vers un sens émouvant.

Jours prolongés, non pas multipliés. (Ce n’est pas une recette pour mourir centenaire !) Prolongés vers cet au-delà de la mémoire individuelle, le passé qui se passe en nous, et sans lequel il n’y aurait jamais de plénitude du présent. Jours prolongés comme un accord qui réveille au loin l’harmonique et qui fait vibrer tous les temps, créant notre avenir aussi, parce qu’il ouvre l’attente ardente de sa résolution — de son pardon.

Jours de nos vies, comptés de toute éternité, mais prolongés par l’acte de piété à la durée des siècles écoulés et futurs de ce « pays que Dieu nous donne ».