(1956) Articles divers (1951-1956) « Grandeur de la Petite Europe (5 décembre 1952) » pp. 1-2

Grandeur de la Petite Europe (5 décembre 1952)l

Je vais partout disant que l’Europe est faite.

On me demande : laquelle ?

— Eh bien, l’Europe des Six, l’Europe de Luxembourg, la Haute Autorité, que certains nomment la Schumanie, bien qu’elle soit présidée par Jean Monnet.

On lève les bras au ciel :

— Quoi ! me dit-on, mais l’Europe, cela va de Moscou à Gibraltar, et du Cap Nord aux Dardanelles ! De cette Europe, vous commencez par laisser une moitié derrière le rideau de fer. De la moitié restante, le Conseil de l’Europe ne groupe encore que quinze pays, sans le Portugal, sans l’Espagne, sans l’Autriche et sans la Suisse. Enfin, de cette « Europe-croupion », déjà privée de son Est, de son extrême-Ouest et de son Centre, vous trouvez le moyen d’exclure les Scandinaves, la Grande-Bretagne, l’Irlande, la Grèce et la Turquie. Et ce qui reste après toutes ces amputations, vous avez le front de dire que c’est l’Europe ?

— Oui, j’ai cette conviction et je m’explique.

Tout d’abord, vous faites une erreur en répétant que le rideau de fer coupe notre Europe par le milieu. Car vous avez à l’est du rideau, 88 millions d’habitants, contre 332 millions à l’ouest. Ce n’est donc qu’un peu plus d’un cinquième des Européens que nous perdons, provisoirement, du côté est. Et le meilleur moyen de les ramener parmi nous sera sans doute de créer un noyau dense et riche d’Europe unie, qui exercera sur eux une puissante attraction.

Ensuite, avez-vous bien compté que les six pays de la Haute Autorité font tous ensemble un peu plus de 155 millions d’habitants ? Si vous appelez ce groupe la « Petite Europe », disait l’autre jour Jean Monnet, parlez aussi des petits États-Unis qui ont tout juste autant d’habitants, ou de la petite URSS qui n’en a que 30 millions de plus.

Vous me répondrez que le nombre d’habitants ne fait pas tout. Et, en effet, Paul Valéry faisait remarquer que si l’on mettait dans un plateau de la balance l’Empire des Indes, dans l’autre le Royaume-Uni, le plateau chargé du plus petit nombre d’habitants pencherait. Il faut donc tenir compte des richesses naturelles et de la production matérielle. Or, on peut vérifier facilement que pour la production du charbon, de l’acier et de l’électricité, l’Europe des Six est la deuxième puissance du monde : elle vient tout de suite après les USA, bien avant l’URSS même augmentée de ses satellites.

Allons plus loin. Les chiffres et les statistiques n’épuisent pas la réalité. Les six pays que groupe la Haute Autorité forment une unité de civilisation et culture inégalée dans le monde moderne. Ils ont fait à eux seuls, au cours des siècles et grâce à leurs échanges continuels d’idées de procédés, de maîtres et de disciples, presque tout ce qui compte dans la peinture, dans la musique et dans l’architecture européennes. Et la majeure partie des sciences. Et les plus grandes philosophies. Le rayonnement de leurs écoles d’art et de pensée s’étend sur la planète entière. « Petite Europe ? » La Sibérie, certes, est plus vaste…

Il n’en résulte pas que la Grande-Bretagne, les Pays scandinaves, l’Espagne, l’Autriche, la Grèce et la Turquie, enfin la Suisse, n’aient rien ajouté à ces gloires, ni que les Six aient décidé de vivre désormais dans un vase clos.

La « Petite Europe » a cherché son salut dans l’union. Elle l’a trouvé malgré l’hostilité, la méfiance ou l’indifférence de ses voisins et frères en civilisation. Ceux-ci seraient donc bien mal venus à se plaindre aujourd’hui qu’on les exclut. Les Anglais, qui sont lents à se laisser convaincre, mais réalistes devant le fait accompli, ont envoyé dès le premier jour, une ambassade auprès de la Haute Autorité. Les Suédois et peut-être demain, les Danois et les Autrichiens, se préparent à faire de même. Les autres en sont encore à se frotter les yeux. Ils savent pourtant que les portes leur sont ouvertes à Luxembourg. La « Petite Europe » se trouve être assez grande pour leur laisser tout le temps de réfléchir et de recalculer leurs intérêts.

Quant à ceux qui s’en vont répétant qu’un noyau fédéral fait obstacle à une fédération plus étendue, ils ont contre eux les leçons de l’Histoire entière et tous les exemples vécus par trois-mille-cinq-cents ans de civilisation occidentale, États-Unis inclus. J’y reviendrai.