(1965) Arts, articles (1952-1965) « L’Europe est un colosse qui s’ignore (encore) (27 juin 1962) » p. 2

L’Europe est un colosse qui s’ignore (encore) (27 juin 1962)j

Un certain défaitisme européen, de Spengler à Toynbee et de Sorel à Sartre, semble avoir persuadé nos élites comme nos masses que l’Europe est une pauvre chose écrasée entre deux colosses. Cette conviction, ou cette angoisse, m’apparaissent curieusement indépendantes des faits. Dès le xviiie siècle, elle hantait nos esprits. Voici ce qu’écrit à Catherine de Russie le baron Grimm, gazetier littéraire de Paris, à la veille de la révolution :

Deux empires se partageront (le monde) : la Russie du côté de l’Orient, et l’Amérique, devenue libre de nos jours, du côté de l’Occident ; et nous autres, peuple du noyau, nous serons trop dégradés, trop avilis pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition ce que nous avons été.

En 1847, Sainte-Beuve résume ainsi l’opinion de l’historien Adolphe Thiers :

Il n’y a plus que deux peuples. La Russie, c’est barbare encore, mais c’est grand… La vieille Europe aura à compter avec cette jeunesse. L’autre jeunesse, c’est l’Amérique… L’avenir du monde est là, entre ces deux grands mondes.

Et vingt autres, ainsi, y compris Tocqueville, durant tout le xixe siècle, donc bien avant l’ascension des deux grands, qui date exactement de la fin de la dernière guerre, et au plan mondial. L’Europe se sentait écrasée entre deux colosses à venir. Ils sont là. Mesurons leur taille réelle.

J’ai inventé un petit jeu graphique, très simple. Prenez une feuille de papier quadrillé. Dessinez trois rectangles verticaux posés côte à côte, ayant chacun pour base dix carrés. Celui de gauche a dix-huit carrés de hauteur, celui de droite vingt-deux carrés et celui du milieu quarante-cinq carrés. Il est donc à lui seul plus grand que les deux autres additionnés. Question : Que signifie ce rectangle du milieu ? Réponse : C’est l’Europe entre les « deux grands ». Chaque carré représente un million d’habitants. L’Europe à l’ouest du rideau de fer en compte 335 millions ; les sept États européens actuellement soumis à l’URSS, 95 millions ; total 430 millions. Tandis que les « deux grands » ensemble font à peine 400 millions.

Ajoutez à cette quantité démographique les qualités humaines de l’Européen, qui est encore le meilleur ouvrier, le meilleur philosophe et le meilleur artiste — vous avouerez qu’il est au moins curieux que l’Europe se sente écrasée entre deux colosses plus petits qu’elle, qui n’atteindraient même pas sa taille en montant l’un sur l’autre.

Mais vous me direz que la puissance réelle de l’Europe n’est pas en proportion de sa population. C’est exact en ce sens que, par tête d’habitant, la production américaine dépasse encore celle de l’Europe. Mais le rythme d’accroissement est beaucoup plus rapide en Europe qu’aux États-Unis. Et quant aux chiffres absolus, l’Europe occupe le premier rang pour la production de l’acier, de la fonte, de la houille, du ciment, du beurre et du lait — produits de base — les États-Unis tenant le deuxième rang et l’URSS le troisième. Voilà pour la quantité. Pour la qualité, l’évaluation précise est évidemment plus malaisée. Voici cependant un exemple chiffré, et qui ne me paraît pas dénué de toute signification : production de savants de premier ordre, calculée en prix Nobel pour les sciences de 1901 — date la création du prix — à 1961 : Russie et démocratie populaire : 10 lauréats. États-Unis : 61. Europe de l’Ouest : 142.

Mais vous me direz encore : « Ces chiffres sont abstraits ! Je persiste à me sentir écrasé. » C’est vrai. C’est que vous ne vous sentez pas encore le citoyen d’une nation de 335 millions, voire de 430 millions d’habitants (en comptant les satellites européens de l’URSS), mais seulement le citoyen d’un petit État de 10 ou de 50 millions qui n’est plus à l’échelle du monde nouveau. C’est que l’Europe unie n’est pas faite et qu’il nous faut donc absolument la faire, pour que notre capacité globale se réalise, non seulement dans les statistiques, mais dans notre conscience.

L’Europe a tout ce qu’il faut pour être encore la première puissance de la Terre, non par ses dimensions, mais par son potentiel démographique, économique et culturel.

Cependant, le sort d’une civilisation ne dépend pas seulement de cette espèce-là de chance. Il dépend tout autant de sa vocation native — j’entends de la prise de conscience de cette vocation assumée par ceux qui en sont les responsables — et d’autre part, de la puissance d’autres cultures ou civilisations qui prétendent à sa succession.

Je ne vous apprendrai rien en vous rappelant qu’une bonne partie de l’élite intellectuelle occidentale désespère bruyamment de nos valeurs et dénie toute espèce de vocation à l’Occident, tel que le représentent l’Europe en train de s’unir et les États-Unis. Il est courant d’entendre que l’Occident est en pleine décadence morale, et surtout qu’il n’a plus d’idéal à opposer aux valeurs neuves et conquérantes du communisme.

À cela, je vais répondre en renvoyant aux faits, une fois de plus : la prospérité économique de l’Occident et sa vitalité intellectuelle, que rien ne dépasse et n’atteint même de loin, ni en Orient, ni en Afrique, indiquent une renaissance et non une décadence. Mais il y a plus : on nous dit que les valeurs nouvelles capables d’entraîner le monde et de lui rendre un idéal sont celles que représente le communisme russe. Je demande à voir — et je ne vois rien de neuf. Qu’est-ce, au total, que le communisme soviétique ?

Un mélange de 50 % de tradition proprement russes et même tsaristes, comme le rôle de la police et des fonctionnaires, ou l’habitude de réécrire l’histoire tous les vingt-cinq ans pour justifier la politique du souverain ou du parti au pouvoir ; à quoi s’ajoutent 50 % de marxisme plus ou moins fidèlement appliqué. Or le marxisme n’est tout de même pas d’invention russe. Ce n’est pas Popov qui l’a créé, mais c’est Karl Marx. Et qui était Marx ? Un juif allemand, dont le père s’était fait protestant, et qui écrivait en Angleterre des articles pour le New York Herald Tribune. (Ces articles, réunis plus tard, ont fourni de nombreux chapitres de Das Kapital.) Marx est l’un des produits les plus typiques des débats philosophiques, théologiques et politiques qui définissent l’esprit européen au xixe siècle. Ce sont donc des valeurs qui nous sont propres que les Russes nous renvoient aujourd’hui, fort simplifiées et appauvries d’ailleurs, sous le nom de marxisme dialectique.

Qu’en serait-il alors d’un autre successeur, hypothétique, reprenant de nos mains débiles ce qu’on appelait jadis « le flambeau de la civilisation » ? Là encore, je ne le distingue pas. Je ne vois pas une seule culture, indépendante de la nôtre, foncièrement différente de la nôtre, qui serait mieux capable que nous d’exercer la fonction planétaire unifiante qui sera désormais, dans l’ère technique, l’obligation première d’une civilisation. Un regard sur le globe nous fait voir, au contraire, que les peuples nouveaux se tournent vers l’Europe, même quand ils l’injurient en la copiant.

Pour le dire en une phrase, voici ce que je constate. Le Sud-Est de l’Asie jalouse la Chine et voudrait secrètement l’imiter ; mais la Chine court après la Russie, en espérant la battre sur son propre terrain ; et la Russie proclame depuis trente ans qu’elle fera mieux que l’Amérique — laquelle est, après tout, une création de l’Europe ! Le cycle se referme, nous ramenant à l’Europe.

Où trouver, dans tout cela, nos successeurs ? Je ne vois que des imitateurs un peu en retard qui, bien souvent, caricaturent nos pires défauts. Non, nous n’échapperons pas à notre vocation en prétextant notre faiblesse, ou ces crimes d’un passé récent dont le tiers-monde nous tient pour responsables. Car cette faiblesse ne traduit rien qu’une division de nos forces — et nous sommes en bon train de les unir — mais non pas une absence de forces potentielle. Et ces crimes, qui furent ceux de nos nationalismes, du racisme, et, dans une certaine mesure, du colonialisme, exigent de nous bien autre chose qu’un mea culpa rageur et masochiste, tellement plus facile que l’action. Les vertus et les vices de l’Europe, son passé et son expérience, la rendent doublement responsable — au sens actif du mot, cette fois — d’assumer face au monde une vocation dont personne ne saurait la relever, dont nulle autre culture et nul autre régime ne me paraissent posséder les moyens de se charger, si l’Europe s’y dérobe.

Cette vocation, ou cette fonction mondiale, si l’on préfère, se résume à mes yeux dans ces trois verbes : animer, équilibrer, fédérer.

Animer les échanges mondiaux tout d’abord. Pour les échanges de biens matériels cela va de soi, puisque l’Europe les a créés, ces échanges, les a institués au lendemain des grandes découvertes, et que seules les techniques qu’elle a su inventer sont en mesure de les entretenir. L’Europe reste le cœur de tout système d’échanges mondiaux et cela, non seulement à cause de la place qu’elle occupe au centre de l’hémisphère privilégié, mais parce que son commerce international représente en valeur plus du double de celui des États-Unis, et près de dix fois celui de l’URSS. La vocation mondiale de l’Europe est inscrite dans des faits de ce genre :

Nos exportations représentent à peu près 40 % de notre commerce et nos importations atteignent le même taux, cependant que les États-Unis ne dépendent du reste du monde que pour 5 % au maximum de leur produit national. Le monde est vital pour l’Europe, il ne l’est guère pour les États-Unis, bien moins encore pour la Russie actuelle.

Et quant aux échanges culturels, voire spirituels, tout désigne l’Europe pour les mettre en mouvement et pour les orienter vers un dialogue fécond. Tout, et d’abord nos traditions, non seulement de curiosité mais de respect des valeurs spirituelles, même et parfois surtout différentes des nôtres : ce n’est point par hasard que l’Europe a créé l’ethnographie et l’archéologie, et la science des religions comparées, dont on ne trouve pas une trace avant elle sur Terre. L’Amérique, en tout cela, apporte une aide puissante, mais les initiatives sont venues de l’Europe, et c’est vers elle, naturellement, que je vois se tourner les élites du tiers-monde : c’est à travers l’Europe qu’elles conçoivent la nécessité et les moyens de dialoguer, non seulement avec nous, mais entre elles.

Équilibrer les créations humaines est le second aspect de la vocation de l’Europe. Équilibrer technique et tradition, par exemple.

C’est en Allemagne, en Angleterre, en France, en Suisse que les techniques industrielles ont pris le départ à l’orée du xixe siècle : c’est aussi là qu’elles ont trouvé des résistances traditionnelles et coutumières qui les ont obligées lentement à s’intégrer aux rythmes de la vie. Adaptation très lente dans l’ensemble, mais non moins dramatique dans ses péripéties, qui s’appelleront socialisme, marxisme, libéralisme, syndicalisme, planification, orientation et formation professionnelle. Adaptation pénible mais féconde, marquée tout au début, à Lyon et à Zurich, par les révoltes ouvrières contre les machines à tisser, puis contre les chaînes de production en Amérique et, récemment, contre l’automation à Coventry : tout cela représente une expérience humaine dont le tiers-monde devrait beaucoup apprendre, lui qui veut à tout prix nos belles machines, sans se douter qu’elles peuvent détruire de proche en proche ses traditions les plus valables et ses équilibres psychiques, par les champs de force invisibles qu’elles transportent, à la manière du cheval de Troie.

Et cela nous conduit naturellement au troisième verbe typique de notre vocation, qui est fédérer.

Défendre et illustrer le fédéralisme, c’est peut-être la plus grande tâche dont l’Occident soit responsable à l’égard du tiers-monde comme de lui-même.

Car c’est l’Europe qui a répandu dans le monde entier le virus du nationalisme, dont elle a bien failli périr elle-même à deux reprises.

Et ce mal enfièvre aujourd’hui la plupart des pays du tiers-monde, les pousse aux pires excès du chauvinisme et à des mesures économiques ou politiques visiblement indéfendables du point de vue de leurs propres intérêts, mais qu’ils s’imposent pour le prestige. Sous prétexte de se libérer des dernières traces de notre impérialisme, ils copient puérilement ses tares les plus visibles. L’Europe se doit donc de produire, d’attester et de diffuser les anticorps de ce virus mortel, hérité du xixe siècle.

Or, l’antidote du nationalisme, du chauvinisme, racial ou partisan, et finalement des dictatures totalitaires qui en sont l’aboutissement logique dans notre siècle, c’est l’attitude et la pratique fédéralistes : l’union dans la diversité, l’équilibre vivant des libertés locales et des obligations communautaires et la mise en commun des droits « souverains » qu’aucun de nos pays n’est plus en mesure d’exercer à lui seul, dans le monde actuel.

La vocation de l’Europe, aujourd’hui pour demain, c’est donc offrir au monde nouveau l’exemple réussi d’une grande fédération. Dans la coïncidence que j’ai relevée entre la fin de notre impérialisme colonial, les débuts de notre union fédérale, et l’essor de notre économie, il y a sans doute une grande leçon pour le tiers-monde, mais aussi et, peut-être d’abord, pour l’ensemble de l’Occident — Amérique et Russie comprises — pour l’ensemble d’un Occident, s’il veut enfin se réconcilier avec lui-même. Nous pourrons voir cela, dans cette génération, si l’Europe, d’où le mal est venu, réussit à s’unir librement, achevant ainsi son aventure : à faire le monde en se faisant. Le nouvel idéal que réclame la jeunesse, il est là, dans l’Europe fédérée, modèle mondial.

Le temps n’est plus de douter sans vergogne de nos valeurs occidentales. Au contraire, le temps est venu de les prendre nous-mêmes au sérieux. Nous n’avons pas simplement le droit de répondre à l’attente des jeunes nations et de la jeunesse soviétique, obscurément tournées vers l’Occident, par un tardif et impuissant mea culpa. Nous ne sommes pas seuls en cause dans cette affaire. Nous sommes pour les autres un espoir, qu’il s’agit de ne pas frustrer.

L’avenir de l’Europe est gagé sur de grands faits géoéconomiques d’une portée désormais mondiale. Il me paraît ensuite gagé sur une fonction universelle, qui l’enracine dans le passé de notre culture, dans les données constitutives de l’Occident, et que tout appelle dans le monde de cette seconde moitié du xxe siècle.

Les vraies chances de l’Europe ne dépendent pas d’une juste prévision de ce que d’autres feront. Elles dépendent de l’esprit agissant par nos mains. Le temps n’est plus pour nous de chercher anxieusement à deviner le cours prochain de notre histoire : c’est à la faire que nous sommes appelés.8