(1956) Articles divers (1951-1956) « Unité et diversité de l’Europe (juin 1953) » p. 

Unité et diversité de l’Europe (juin 1953)7

Beaucoup pensent aujourd’hui que l’Europe est trop diverse pour qu’on puisse l’unir. Elle eut, disent-ils, son unité spirituelle au Moyen Âge et elle avait atteint au début de ce siècle une espèce d’unité matérielle : le voyageur pouvait la traverser de Madrid à Berlin ou d’Athènes à Stockholm sans souci de « devises » ni de passeport : la carte de visite suffisait. Mais aujourd’hui ! Barrières douanières, quotas, visas, protectionnisme, méfiance universelle, nationalismes exacerbés par les souvenirs de deux guerres : où trouver dans tout cela un dénominateur commun, et que venez-vous parler d’union, quand l’unité foncière a disparu ? Il serait fou, et il est impossible de fondre nos diversités de langues, de religions, de nationalités, de partis politiques et d’intérêts, dans une espèce d’espéranto totalitaire…

Cette vision pessimiste de notre sort repose sur deux graves confusions. En effet, l’absence actuelle d’union ne signifie pas que l’unité millénaire de l’Europe n’existe plus. Ensuite, il faudrait distinguer entre nos divisions présentes et nos diversités traditionnelles. Les premières causent notre misère, et doivent être à tout prix surmontées ; les secondes ont produit nos vraies richesses, et la meilleure raison de nous fédérer, c’est que seule l’union fédérale peut les sauver et les garantir dans notre siècle.

Mais d’où proviennent ces confusions courantes ? Ce qui fausse notre optique moderne, c’est le phénomène national. L’esprit jacobin, devenu plus tard l’esprit nationaliste, pour aboutir de nos jours à l’esprit totalitaire, nous a fait croire que l’unité et la diversité étaient des réalités contradictoires ; que nos divisions nationales étaient sacrées ; et qu’en conséquence l’union fédérale de nos pays, sauvegardant leurs diversités, était une rêverie condamnable doublée d’une erreur de logique.

Il est aisé de répondre à ces sophismes par un exemple bien connu, et par un rappel à l’histoire.

Logique ou non, la Suisse existe, réfutation vivante de toutes les théories nationalo-totalitaires.

Et l’histoire nous enseigne que le nationalisme, au sens précis et néfaste du terme, n’a sévi que pendant un siècle et demi sur les deux-mille ans de notre ère. Le phénomène de la nation fermée, imposant la limite d’une langue à des réalités toutes différentes, comme l’économie, les échanges, la défense, la géographie, se réduit à une tranche très mince de l’immense aventure humaine.

Ce manque d’épaisseur historique du nationalisme suffirait à nous rendre méfiants, lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur l’avenir, comme dans le cas de l’union de l’Europe. Mais il y a plus. Il est parfaitement clair que la nation, au sens dix-neuviémiste du mot, est une forme d’association périmée à bien des égards. Il n’est pas une nation de l’Europe d’aujourd’hui qui puisse se dire indépendante, soit pour sa production, soit du point de vue de sa défense. Qu’en est-il du point de vue de la culture, qui fut l’élément décisif pour la formation de nos nations ?

Les faits historiques les mieux établis et les plus faciles à vérifier dénoncent le peu d’importance réelle de nos différences nationales. Pour peu que l’on compare l’ensemble des pays de l’Europe à d’autres continents, comme l’Asie, l’Afrique ou l’URSS, les caractères communs à tous nos peuples apparaissent aussitôt mille fois plus importants que nos différenciations récentes.

Nous voyons tout d’abord une religion commune, avec toutes ses subdivisions qui portent un air de famille. (Les textes des liturgies de communion romaine, anglicane, luthérienne et même calviniste ont tous la même structure, à très peu de phrases près. Nous l’ignorons, mais c’est un fait.) Les réactions parfois violentes au christianisme (athéisme, anticléricalisme) ou bien imitent à rebours ce qu’elles combattent, ou bien prétendent faire mieux mais dans le même sens éthique : dans l’un et l’autre cas, le langage est le même, il dérive de la théologie, fût-ce à travers Hegel et Marx. De Kierkegaard à Heidegger, puis Sartre, les mêmes concepts, proprement impensables hors du champ de l’influence chrétienne, se groupent, s’opposent et se regroupent. Nos formes d’expression sont identiques, qu’il s’agisse du sonnet, dans toutes les langues d’Europe, du roman (dérivé de Tristan), du tableau de chevalet ou de l’opéra, du concerto, de la symphonie ou de la façade d’un palais. Nos modèles d’organisation de la vie sociale ou politique dérivent tous de Rome et de l’Église : au commencement furent la paroisse et la commune, totalement inconnues de l’Orient ; les synodes et le sénat, d’où viennent nos parlements. Rien ne se ressemble plus que nos folklores, prétendus « nationaux » par la science démodée de Herder et des romantiques mais dont la science actuelle tire au contraire ses meilleurs arguments pour démontrer l’unité foncière de nos peuples. Ni la musique ni la peinture, créations typiques de l’Europe, n’ont jamais été nationales : elles furent des œuvres collectives, passant de foyers en écoles, du sud au nord, à l’ouest puis à l’est, au cours des âges sans frontières. Et enfin, et surtout, ce que nous avons de commun, c’est une certaine passion de différer, une certaine manière de dire « moi », et de nous distinguer ainsi de la tribu ou du corps magique collectif. Découverte par la Grèce avec l’individu, socialisée par Rome avec le citoyen, consacrée par l’Église romaine et la Réforme avec leur notion de la personne, cette manière de se croire et de se sentir unique, caractérise l’homo europæus, quelle que soit d’ailleurs sa naissance, et le rend différent de l’Hindou qui est d’une caste, de l’Africain qui est d’une tribu, non moins que du Soviétique conditionné par les décrets du « déterminisme historique ». L’Asiatique a toujours recherché la perte du moi dans le Tout. Le Soviétique n’a plus le droit de dire « je » que lorsqu’il s’avoue criminel. L’Européen seul a placé la personne au-dessus de la collectivité.

Comparées à la communauté fondamentale et millénaire de nos structures de pensées, de nos formes d’expression et de nos types d’organisation sociale et politique, nos divisions présentes perdent leur profondeur et se révèlent éphémères. Au contraire, nos diversités redeviennent alors un trait fondamental du mode de vivre européen : chez nous seulement elles ont été admises (« Il y a plusieurs demeures… »), protégées et aimées en tant que vocations. Et c’est à leur dialogue, parfois à leurs conflits, que l’Occident doit ses plus belles créations.

Certes, l’école par ses manuels d’histoire, le journal par son exploitation des préjugés reçus de l’école, certaine littérature aussi pour laquelle tout ce qui est national est sacré, entretiennent un esprit nationaliste qui n’est plus gagé sur les faits, sur les diversités vivantes, et qui freine l’union nécessaire. Qu’un tel nationalisme survive à ses raisons, en perdant ses racines dans la réalité, cela ne signifie pas qu’il ait cessé de nuire. Les écrivains — poètes et philosophes — qui ont tant fait pour le fomenter au début du xixe siècle, pourraient beaucoup, de nos jours, pour nous en délivrer. Entre l’agoraphobie du nationalisme et la claustrophobie du cosmopolitisme, il y a place pour un réalisme.