(1973) Articles divers (1970-1973) « L’Europe est d’abord une unité de culture (1971) » pp. 220-225

L’Europe est d’abord une unité de culture (1971)4

Je pars de ce qui me paraît une évidence majeure : il nous faut faire l’Europe afin de rester nous-mêmes, disons, pour aller vite : ni moujiks ni yankees. Une Europe divisée en vingt-cinq nations, chacune trop petite pour se défendre seule, et chacune acharnée à rester seule, au nom d’une souveraineté de plus en plus mythique — cette Europe divisée n’a pas la moindre chance de résister d’une part à la colonisation idéologique, militaire et policière par les Russes — je songe aux pays de l’Est européen —, d’autre part à la colonisation de notre économie et de nos coutumes sociales par les Américains.

Mais l’Europe ne pourra jamais se faire que selon la formule fédéraliste, respectueuse des diversités et des autonomies politico-sociales. Une Europe unifiée et uniformisée, deux hommes ont essayé de la faire : Napoléon et Hitler. Dans les deux cas, l’expérience séculaire ou millénaire qu’ils prétendaient inaugurer n’a duré que dix à douze ans. (La Suisse, en regard, approche du viie siècle de sa continuité historique, continuité que l’on peut très bien faire remonter au pacte secret de 1273, que le Pacte du 1er août 1291 ne fera guère que copier.) Or il se trouve que cette formule fédéraliste, seule pratiquement possible pour l’Europe, est en même temps la seule formule européenne pratiquement acceptable pour la Suisse.

Tout serait parfait, n’était l’obstacle majeur que l’on dresse sans relâche et toujours à nouveau contre toute union fédérale, je veux parler de l’État national de type xixe siècle, jacobin et napoléonien, copié par plus de cent pays dans le monde entier, l’État-nation à souveraineté théoriquement illimitée, sacro-sainte mais en fait toujours plus illusoire — sauf qu’elle bloque tout.


C’est ici que nous rejoignons la culture. Car c’est bien la culture — l’école, la presse, les livres — qui nous fait croire depuis plusieurs générations de bons élèves et de maîtres eux-mêmes trop crédules, que l’État national centralisé et absolument souverain, c’est l’aboutissement nécessaire, inévitable et naturel de toute l’évolution humaine. L’école, surtout secondaire — mais l’université n’était pas en reste vers 1914 —, l’école apprend depuis un siècle aux jeunes Français, Allemands, Italiens ou Anglais, — contre toute évidence historique — que la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Grande-Bretagne sont immortelles, ce qui suggère qu’elles auraient existé de toute éternité, alors qu’en vérité, pour la plupart, en tant qu’État, et en moyenne, elles n’ont même pas un siècle d’âge. Seules la France, l’Angleterre et l’Espagne comptent, comme État, cinq ou six siècles. Encore peut-on disputer là-dessus : le général de Gaulle, l’un des plus grands champions de l’immortalité des nations, a beaucoup varié lui-même quant à la date qu’il attribue à la naissance de l’histoire de France : tantôt il la fait remonter à Brennus, chef gaulois probablement mythique, qui est du ive siècle avant notre ère, tantôt à Clovis, qui est du ve siècle de notre ère, ou enfin à Hugues Capet, qui est du xe siècle, soit une hésitation d’un millénaire et demi, qui ne manque pas d’une certaine « grandeur ».

Mais si l’on peut admettre que l’État français existe réellement depuis Philippe Le Bel, il est absolument certain que l’Italie comme État n’a que 110 ans, l’Allemagne 100 tout juste, la Norvège 66, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Pologne 52 ans, l’Irlande 50, la jeune Islande 27, et Malte 10.

L’école vous a raconté que chacun de nos États-nations correspond à une langue, à une ethnie, à un ensemble à la fois économique, historique et géographique, défini par des frontières naturelles. Et vous l’avez cru !

Vous croyez donc que chacun de nos États-nations a sa langue et que ses frontières coïncident avec son extension. Vous croyez que les Européens sont trop différents les uns des autres pour s’unir et qu’on ne pourra jamais les fédérer, parce que nos vingt-cinq États-nations ne sauraient céder sans trahir un pouce de leur sacro-sainte souveraineté, et qu’ils sont immortels. Or, tout est faux dans cet enseignement, et dans les croyances qui en résultent. Je voudrais vous le montrer rapidement, et vous montrer aussi les conclusions politiques qui ne manqueront pas de résulter de ces mises au point.


Et tout d’abord : il n’y a pas de cultures nationales. La culture européenne n’est pas la somme de vingt-cinq cultures nationales, puisqu’elle existait bien avant la formation, récente, nous venons de la voir, de nos États.

Le mot nation, natio en latin, désignait au Moyen Âge, dans une ville universitaire, les colonies d’étudiants venus d’une même région d’Europe et parlant entre eux la même langue : nation anglaise, nation flamande, nation italienne, c’était un peu comme nos pavillons nationaux dans une cité universitaire, rien de plus. Mais à l’université même, on ne parlait qu’en latin, et l’on ignorait tout des appartenances « nationales » au sens moderne du mot. C’est ainsi qu’à la Sorbonne, vers 1267 — comme me le faisait observer un jour Étienne Gilson —, pas un seul des grands professeurs n’était français : ils étaient napolitain comme Thomas d’Aquin, pisan comme Bonaventure, souabe comme Albert le Grand, écossais comme Duns Scot, brabançon comme Siger, ou anglais comme Roger Bacon. Tout cela formait une grande culture commune, bien antérieure à l’idée même d’État-nation.

Mais, me direz-vous, le mot « nation » désignait, dès ce temps, ceux qui parlent une même langue ? Oui, mais il n’était pas question de les enfermer pour si peu dans les frontières d’un même État. D’ailleurs, il n’est pas vrai que nos stato-nations modernes correspondent à l’aire de diffusion d’une langue. Prenez la France : on parle huit langues à l’intérieur de ses frontières actuelles : breton, flamand au nord, allemand à l’est, basque, occitan, catalan et italien au sud, et naturellement le français, imposé comme seule langue officielle par l’édit de Villers-Cotterêts donné par François 1er en 1539. Si la France entendait revendiquer la Wallonie, la Suisse romande et le Val d’Aoste au nom de l’unité linguistique, elle devrait s’amputer, pour le même motif, de près de la moitié de ses territoires actuels.

Prenez la langue allemande : si elle devait coïncider avec un État-nation, il faudrait annexer à la République fédérale outre l’Allemagne de l’Est, l’Autriche, la Suisse alémanique et les Sudètes, les minorités germanophones de la Belgique, de l’Alsace, de la Transylvanie, de la Slovénie, des pays baltes et de la région de la Volga.

On m’objecte souvent que nos langues sont trop différentes pour que nous puissions nous entendre entre Stockholm et Athènes, Édimbourg et Sofia, Varsovie et Madrid. C’est oublier que toutes nos langues (sauf le basque et le finno-ougrien) sont étroitement parentes, alors qu’en Chine on parle quatorze langues radicalement étrangères les unes aux autres, et qu’en Inde, le Pandit Nehru ne pouvait se faire comprendre qu’en anglais de l’immense majorité de ses concitoyens quand il les appelait précisément à se libérer du joug anglais.

Alors que les Chinois de langues différentes ne peuvent communiquer entre eux qu’au moyen d’idéogrammes dessinés dans la paume de leur main, les Européens retrouvent sans peine dans toutes leurs langues non seulement toutes les formes et tous les mots dérivés de leur commune origine indo-européenne, mais encore tout ce que leur histoire y ajouta au cours des âges, notions philosophiques grecques, notions juridiques et militaires romaines, notions théologiques diffusées dans tous nos pays par l’église du Moyen Âge, notions scientifiques et techniques aujourd’hui, à quoi viendront se superposer les influences dominantes de l’italien à la fin du Moyen Âge, du français au xviiie siècle, de l’allemand des philosophes et des savants au xixe , et de l’anglo-américain de nos jours. Le mot « évêque », par exemple, véhiculé par l’usage ecclésiastique, se retrouve aisément dans toutes nos langues : évêque, vescovo, obispo, bispe, biskop, bishop, Bischof… Il en va de même des termes militaires comme « canon », et de tous les termes techniques d’aujourd’hui. Vues de loin, de l’Asie ou de l’Afrique, toutes nos langues se ressemblent comme des sœurs. Vue de loin, l’unité culturelle de l’Europe est un fait que personne ne conteste — à part nos bons nationalistes.


Enfin, il y a l’affaire des frontières naturelles, chères à nos maîtres. Cette notion a son origine sous Louis XIV, dans les guerres contre l’Espagne et les Allemagnes au-delà du Rhin ; elle a été mise en forme par la Révolution française, et elle a triomphé dans l’enseignement de la géographie au xixe , là encore contre toute évidence, mais au service dévot de l’État-nation. C’est ainsi qu’on nous a inculqué que le Rhin sépare les peuples de ses deux rives, mais que le Rhône les unit ; allez savoir pourquoi ! (Mais non, surtout ne le demandez pas, vous passeriez pour un mauvais Français !) De même, les Pyrénées séparent l’Espagne de la France, voilà qui est clair — à condition qu’un esprit fort (ou un naïf) ne remarque pas que l’on trouve à l’est de cette chaîne les mêmes Catalans sur les deux versants, et à l’ouest les mêmes Basques.

Quant aux Alpes, chacun peut vérifier qu’on y parle italien des deux côtés au sud, français des deux côtés à la hauteur des vallées vaudoises et du Val d’Aoste, plus loin l’allemand, puis le ladin, puis l’allemand de nouveau des deux côtés. Et la Suisse est née du Gothard, au cœur des Alpes.

Non, les frontières de nos États n’ont jamais été « naturelles ». Elles sont accidentelles et arbitraires comme les conflits armés dont elles figurent sur nos atlas les cicatrices. Elles sont encore, disait un historien français, le résultat des « viols répétés de la géographie par l’histoire », comme on le voit si bien autour de Genève, en suivant cette frontière qui ne rime à rien, qui ne sert à rien, ne protège contre rien, n’arrête rien de ce qu’il faudrait arrêter — la tempête, les épidémies, la pollution de l’air et de l’eau — mais gêne tous les mouvements et vexe tout le monde : beau symbole de la souveraineté stato-nationale, qui ne peut plus avoir d’effets que négatifs !

En nous présentant l’Europe comme un puzzle de nations en teintes pâles, et la culture de l’Europe comme une addition de prétendues « cultures nationales » bien distinctes et rivales, les manuels de notre enfance non seulement se trouvaient justifier les pires chauvinismes, fauteurs de deux guerres mondiales où l’Europe a failli périr, mais encore ils faussaient notre vision de l’histoire et le sens même de la vie de l’esprit.


La vérité qu’on nous cachait, c’est que la culture de tous nos peuples est une, qu’elle s’est formée à partir des mêmes influences indo-européennes, gréco-latines, celtes et germaniques qui nous ont tous affectés, à doses variables, et qui ont éduqué notre vision du réel, que nous le sachions ou non, que nous soyons cultivés ou non.

Toutes les grandes écoles d’art, d’architecture, de musique, de philosophie et de doctrine politique ont été paneuropéennes, et non pas nationales : l’art roman et le gothique, le classique, le baroque, le romantisme, le positivisme, le symbolisme, le surréalisme et l’art abstrait, mais aussi la scolastique, la philosophie des lumières, ou l’existentialisme, le libéralisme et le marxisme, bref tout ce qui compte dans la vie de la culture et qui a marqué les élites intellectuelles de tous nos pays, puis, à travers elles, formé nos sensibilités.

Prenez l’exemple de la musique : rien de national dans son évolution. Elle naît avec le chant grégorien — premier langage musical européen — au vie siècle en Italie ; s’enrichit aux couvents de Jumiège, puis de Saint-Gall avec les séquences et les tropes de Notker ; se constitue d’une manière autonome avec les troubadours du Languedoc, dès le xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame de Paris, puis plus tard en Champagne et dans le Nord et à Florence simultanément — laudi et madrigaux —, enfin à la cour de Bourgogne et dans les Flandres. Entre les cités flamandes et les cités italiennes, le long du grand axe commercial de la Renaissance, celui qui relie Venise à Bruges, les échanges de compositeurs et de styles se multiplient au xve siècle.

Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit de ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière.

Plus tard, les Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des partitions de Vivaldi. Au xixe siècle, le centre de gravité de la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution de la peinture suit à peu de choses près les mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine de nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers de création, des maîtres, et non pas des nations au sens moderne.

Les grands courants européens, les grandes écoles d’art et de pensée : c’est l’unité de notre culture commune. Mais qu’en est-il de ses diversités tant vantées, et à juste titre ? Est-il vrai, comme le disent trop souvent d’éloquents ministres à Bruxelles ou à Strasbourg, que ces « précieuses diversités » sont celles de nos nations ?

Je vous propose là-dessus deux observations faciles à vérifier.

Chacun de nos pays a un nord et un midi, dans chacun vous trouverez des croyants et des incroyants, des hommes de gauche et des hommes de droite, des romantiques-surréalistes et des classiques plus ou moins conformistes, des progressistes et des conservateurs. Or, je mets en fait que dans la plupart des cas, les hommes de gauche de pays différents se ressembleront davantage et s’entendront mieux entre eux qu’ils ne s’entendent avec les hommes de droite de leur propre nation ; que les surréalistes d’un pays s’accorderont mieux avec les surréalistes de l’étranger qu’avec les conformistes de leur propre nation ; et ainsi de suite. Ce ne sont pas nos appartenances nationales qui nous diversifient vraiment, c’est la pluralité des écoles de pensée et des styles de vie dans chaque nation. Supprimez les frontières nationales, vous n’appauvrirez en rien l’Europe une et diverse, et vous ne risquerez pas un instant de créer ce fameux volapük que dénonçait de Gaulle, non sans démagogie un peu facile.

Seconde observation : la création culturelle en Europe est d’autant plus riche et intense qu’elle est moins centralisée et que ses foyers sont plus nombreux. Au Moyen Âge, ces foyers de création sont les universités, à la renaissance les petites cités du Nord de l’Italie, des Flandres, de la Bourgogne et de la Rhénanie. On sait le rôle merveilleusement fécondant de petites villes comme Tubingue, Iéna, Weimar ou Dresde dans l’Allemagne romantique des Hegel, des Schelling, des Hölderlin et des Humboldt, au moment même où Napoléon faisait de la France un désert culturel en mobilisant à Paris tous les esprits distingués qu’il n’avait pas bannis.

Le grand secret de la vitalité inégalée de notre culture européenne, il est dans cette interaction perpétuelle des grands courants continentaux, qui établissent une unité vivante et dynamique, et des foyers locaux de création, qui sans cesse remettent en question et renouvellent les données communes.

Or dans ce jeu entre les grands courants et les foyers locaux, entre l’unité et la diversité, vous remarquerez que l’échelon national ne joue aucun rôle, est simplement omis, inexistant.


Et voilà qui nous rappelle quelque chose, à nous Suisses. Car la Suisse n’a jamais connu l’illusion d’une « culture nationale » — ne fût-ce qu’en raison de son appartenance à trois domaines linguistiques majoritaires dans les pays voisins. La situation de la culture en Suisse reflète exactement en microcosme la situation de la culture à l’échelle du continent.

Ce qui s’est fait en Suisse au point de vue de la culture — et qui est supérieur, proportionnellement, à tout ce qui s’est fait dans n’importe quelle tranche de six millions d’hommes découpée dans n’importe lequel des pays qui nous entourent —, tout s’est fait dans nos petites métropoles cantonales, dans ces foyers qui l’un après l’autre se sont allumés puis éteints, le Saint-Gall de Notker et des débuts de la musique, l’Einsiedeln de la culture bénédictine, le Bâle d’Érasme, Holbein, Paracelse, puis la Genève de Calvin. Ensuite l’École suisse de Zurich, qui règne au xviie siècle sur les lettres allemandes, puis Bâle de nouveau avec Euler et les Bernouilli, puis le Coppet de Mme de Staël, puis Bâle encore avec Jakob Burckhardt, Nietzsche, Bachofen, et Genève dès le début du xxe siècle : Ferdinand de Saussure, le père de nos « sciences humaines », l’institut Rousseau, Jean Piaget, les Rencontres internationales, la Croix-Rouge, les institutions internationales…

Foyers locaux ou régionaux, et ouverture à tous les grands courants européens — en sautant le stade national : voilà l’Europe de la culture, voilà, identiquement, la Suisse.

Si maintenant je transpose en termes politiques mon équation culturelle :

Europe de la culture = courants continentaux et foyers locaux

cela va donner :

Europe politique = fédération continentale et régions.

La fédération au-dessus des nations, trop petites pour assurer les tâches mondiales ; et les régions au-dessous des nations, à l’intérieur de leurs frontières ou à cheval sur les frontières.

C’est dire que là encore, le stade stato-national paraît condamné à s’effacer progressivement devant les réalités du monde nouveau, et à disparaître pratiquement, un peu comme il est arrivé de nos frontières cantonales, et je ne crois pas que nous y ayons perdu quoi que ce soit de vraiment précieux.

Ces vérités sont assez dures à entendre pour les citoyens des grands pays qui nous entourent ; mais ils y viennent — par leur jeunesse surtout. Pour nous autres Suisses, il devrait s’agir d’évidences et presque de banalités. Toutefois, nous devons prendre garde, dans le débat qui bat son plein à propos de notre entrée dans le Marché commun, de nous laisser entraîner sur un terrain qui n’est pas le nôtre, dans des termes qui sont étrangers à notre tradition fédéraliste et à notre habitus, et qui dérivent des théories et des pratiques stato-nationalistes. L’Europe que nous voulons, nous aussi, ne sera jamais un laborieux et problématique échafaudage d’accords tarifaires et de conventions intergouvernementales qui, sous prétexte de faciliter un peu le passage des frontières, en maintiennent et renforcent le principe. Nous ne croyons pas à une Europe des États-nations souverains. Je l’ai souvent dit : ce serait une amicale des misanthropes — chose qu’on peut écrire, non faire, car ou bien on a une vraie amicale, mais alors il n’y a pas de misanthropes, ou bien on a de vrais misanthropes, mais alors il n’y a pas d’amicale.

L’Europe que nous voulons sera fédérale — ou alors elle ne se fera pas sérieusement. Voilà, je pense, la perspective qui s’ouvre à nous. Elle n’a rien pour nous effrayer, puisque nous sommes le seul pays européen qui n’ait pas pris la forme d’un État-nation au siècle dernier. Le seul constitué par la libre adhésion, non par la conquête des communautés qui le constituent. Donc le seul qui n’ait rien à redouter de la disparition des frontières. Mais je vois là aussi plus qu’une incitation : un appel, un devoir d’agir.

Il y a vingt-cinq ans, aux premières Rencontres internationales, le philosophe allemand Karl Jaspers n’hésita pas à déclarer que l’Europe n’avait plus le choix qu’entre deux solutions : la balkanisation et l’helvétisation.

Ce diagnostic est, si possible, encore plus vrai aujourd’hui et il nous dicte une ligne de conduite et d’action. Je sais bien que les Suisses sont timides et qu’ils en font même une vertu, sous le nom de modestie. Qu’ils fassent donc un effort, un courageux effort contre leur modestie ! Helvétiser l’Europe, cela ne se fera pas tout seul. C’est maintenant ou jamais que la Suisse doit prendre l’initiative de proposer sa propre solution fédéraliste, de l’exposer en temps et hors de temps, et d’exiger enfin qu’on la prenne au sérieux. Ce sera « dans les intérêts de l’Europe entière », pour reprendre une formule célèbre, qui désignait notre neutralité, notre abstention, et qui pourra demain, plus justement encore, qualifier notre intervention.