(1965) Arts, articles (1952-1965) « L’ère des loisirs commence (10 avril 1957) » pp. 1-5

L’ère des loisirs commence (10 avril 1957)b

Nous sommes au seuil des temps où la culture va devenir le sérieux de la vie. (Elle l’a toujours été, mais cela se verra.) Jusqu’ici, c’était le travail qui occupait l’essentiel de nos jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si la technique, demain — comme elle le peut — permet à la société d’assurer à très bas prix ces conditions élémentaires, le « temps vide » du loisir1 deviendra le vrai temps de nos existences quotidiennes. La question « Que faire de ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse, plusieurs fois millénaire : « La gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.

D’ici vingt ou trente ans, selon certains experts, il suffira qu’un tiers de la population (fortement accrue) de la planète donne 4 heures de travail par semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois bien l’aspect théorique de ces calculs ; qu’ils ne s’appliquent vraiment qu’au type occidental de vie ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en abondance à très bas prix ; que la mise en valeur de l’Afrique, de l’Asie, des régions polaires offrira de nouvelles « occasions de travail »2 ; et qu’enfin la guerre atomique peut tout compromettre dans l’œuf. Mais l’œuf est là, portant son germe et notre avenir : cet avenir qu’il nous faut accepter de dévisager hardiment.

On dit : Que feront les masses si vraiment la technique les libère subitement à ce degré-là ? Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs de 1830, ce qu’allait produire la technique ? Il s’agit cette fois-ci de mieux voir les problèmes, au lieu de les refouler parce qu’ils donnent le vertige.

Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais oubliés ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas l’invention de la roue qui compte en soi, mais bien l’usage qu’un peuple a décidé d’en faire : chars et wagons en Occident, jouets et ornements chez les Aztèques.) Ce qui est certain, c’est que le progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront d’une manière transparente et seront suivis d’effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces orientations que l’on peut essayer d’induire de notre état d’esprit actuel.

L’exemple des pays nordiques

Libéré du labeur matériel, l’Occident se tourne immédiatement vers les voyages, le sport, les jeux, et l’érotisme. L’expérience des vacances payées nous l’a fait voir à une échelle réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue la suite. Une expérience un peu plus longue nous est donnée par les populations du cercle arctique (Suède et Norvège), condamnées au loisir pendant six mois d’hiver : elles se tournent vers la culture.

Or, il se trouve précisément que l’Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle les instruments et moyens de culture. On y publie plus de livres que jamais et à vil prix : les bibliothèques et les foyers de culture locaux se généralisent ; toute la peinture mondiale peut venir sur nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute la musique nous vient à domicile par la radio et par le disque ; les conférences, causeries et discussions publiques se tiennent par dizaines de milliers dans nos pays démocratiques ; et l’instruction publique est heureusement doublée par des centaines d’ouvrages de vulgarisation qui permettent aux Occidentaux, pour la première fois dans l’Histoire, de prendre une vue d’ensemble de leur propre aventure : sentiment de l’histoire, découverte du monde, sciences et techniques, politiques, religions3… C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue de lendemains qui auront le temps de chanter — les occasions de mieux comprendre nos vies comme aussi de mécomprendre les chefs-d’œuvre. Quant à la qualité, ou créativité, ou nocivité relative de cette invasion de la culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement que tout y mène pour le meilleur et pour le pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère religieuse.

La technique nous ramène à la religion

Car la culture n’est, en fin de compte, qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à la poterie, et de la métaphysique à la sculpture des meubles. C’est ainsi que la technique, pratiquement, comme la science, nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas de drogue assez puissante pour en détourner le genre humain4.

Je sais bien que la vie religieuse la plus intense a signifié longtemps ascèse et renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être — accession à la vérité, et peu importent les moyens.) On voit donc mal, à première vue, comment une ère technique conduirait aux religions. L’ascèse était en fait une résistance à la technique sous ses formes primitives, comme la mystique était un mouvement de dépassement ou de retrait en deçà du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient sur l’objet de leur renoncement et en dépendaient étroitement. L’ascèse de demain pourra difficilement prendre la forme d’un retour à la nature — au métier à tisser de Gandhi, par exemple — puisque c’est la technique précisément qui nous permet ce retour en créant du loisir. Et quant à la mystique, elle suppose avant tout la connaissance précise du dogme. Le « mystique à l’état sauvage » — selon l’expression que Claudel appliquait au cas de Rimbaud — vit simplement sur les reliefs épars du dogme et de la liturgie dans la culture dont il est imprégné. Voilà pourquoi la connaissance des dogmes et des opinions premières de nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître : elles ne feraient autrement que répéter de l’ancien qui n’a pas disparu sans raison, ou ressusciter des doctrines dont le style créateur a fait son temps5. Et je ne dis pas qu’elles s’en priveront. Mais je vois aussi que la culture répand déjà dans un public naguère totalement ignorant de ce genre de réalités certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là. La télévision, la radio, apportant le monde à domicile, et les spectacles solennels organisés par l’art ou par le sport préparent les masses et les individus à des liturgies imprévues. Les religions de « divertissement » — au sens pascalien de ce terme, qui englobe ici les grandes parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et l’on sait, d’autre part, que la passion pour l’occulte ne cesse de grandir dans nos villes, occupant rapidement le vide de l’âme créé par le matérialisme6.

Beaucoup d’esprits légers s’imaginent l’homme comme une sorte de ballon qui ne demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. La preuve qu’il n’en est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans les pires conditions matérielles. La technique ne peut rien faire pour l’Esprit, ni le défaut de « confort » n’a rien pu contre lui. Je dis seulement qu’elle va nous jeter dans une époque où les questions religieuses deviendront plus sérieuses que ne le sont aujourd’hui les questions matérielles, les « lois » économiques, les remous de la politique, le cinéma, ou l’Art lui-même.

Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous oblige à reconsidérer le sens et la nature finale du Progrès.