(1988) Inédits (extraits de cours) « Culture » pp. 43-65

Culturec

1. Connaissance scientifique et société

9 décembre 1966

C’est en poussant à l’extrême du singulier que l’on a quelques chances, qui sont les chances de la création, de déboucher sur le général, sur l’universel. Ceci me rappelle une phrase de Spinoza, dans son Éthique, qui m’avait toujours beaucoup frappé dans ma jeunesse et que je me suis toujours rappelé ; un des théorèmes de l’Éthique de Spinoza dit : « d’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu », ce qui voulait dire pour Spinoza : d’autant plus nous connaissons le tout, la généralité de l’univers.

4 février 1972

Aux xvie , xviie et xviiie siècles vont se constituer des finalités nouvelles, ou en tout cas avouées ou déclarées : la raison et la science. Ces deux finalités typiquement occidentales vont désormais interférer avec les deux finalités liées dans les Églises établies : la finalité chrétienne proprement dite, et la finalité romaine impériale, qui aboutira, avec l’appui de la raison révolutionnaire, au culte de l’État-nation absolutisé à partir de la Révolution française.

La finalité de la raison autonome et suffisante s’institue avec Descartes et Spinoza, se nourrit de plus en plus de la finalité scientifique, et va se développer sous une forme subversive au xviiie siècle (les Lumières, l’Encyclopédie, le jacobinisme), puis culmine dans la première moitié du xixe siècle avec Hegel et Auguste Comte. Puis vient Marx.

Il y a chez Marx non seulement une reprise du rationalisme de Hegel, mais une réaction profonde et comme intuitive à cet intellectualisme. En somme, Marx est l’un des premiers à dénoncer les camouflages du réel par la raison, l’intellect, la dialectique de l’esprit pur. Il leur oppose les conditions économiques concrètes de l’homme, qui déterminent les rapports sociaux. Et certes, il exagère au-delà de toute raison l’importance des aspects matériels négligés par Hegel et les autres philosophes. Mais c’est son apport polémique : il doit crier fort pour se faire entendre. Il est l’un des premiers à dénoncer les tours de passe-passe de la raison pure.

Avant lui, Søren Kierkegaard (1813-1855) avait attaqué la dialectique hégélienne, non pas au seul nom de l’économie, mais au nom de l’existence concrète, physique, morale, spirituelle de l’homme. C’est chez Kierkegaard qu’on voit naître l’existentialisme, que tant de gens croient inventé par une école parisienne durant l’occupation allemande.

Tant Kierkegaard que Marx s’opposent à Hegel au nom d’une « réalité concrète ».

Alors commence l’ère du soupçon, de la méfiance à l’égard des idéaux officiels et de l’establishment philosophique.

Un troisième larron va surgir en fin de siècle : Freud. L’immense succès de Marx et de Freud au xxe siècle s’explique par un phénomène psychologique très simple : en ramenant toute l’explication de la société et des motifs humains, soit à l’argent, soit au sexe, Marx et Freud ont produit un effet d’illumination sur les bourgeois élevés au xixe siècle dans l’idée qu’il était malséant de parler d’argent ou de parler de sexe : ces deux sujets étaient tabous.

11 février 1972

Aujourd’hui, la prétention scientifique à la direction de la société n’est plus le fait d’usurpateurs et de doctrinaires délirants ; même pas des savants eux-mêmes. Mais d’une croyance généralisée dans tout l’Occident, dans toutes les couches de la population, et qui donne à « la Science » le rôle et l’autorité que le Moyen Âge donnait à la théologie.

2. De la spécialisation à la synthèse créatrice

9 décembre 1966

Dans l’univers du savoir humain, facultés et spécialités sont en train de s’éloigner les unes des autres, et font penser à ces galaxies que décrit l’astronomie moderne — elles s’éloignent les unes des autres avec une vitesse croissante et plus elles s’éloignent, plus la vitesse qui les fait s’éloigner augmente. C’est donc une espèce d’univers en expansion que nous avons dans le savoir et dans l’université. D’où résultent deux conséquences qui définissent exactement le phénomène de la tour de Babel, tel que Dante l’écrit : c’est la disparition rapide de tout langage commun, remplacé par une quantité de langages spéciaux, de moins en moins traduisibles l’un dans l’autre ; et d’autre part, l’évanouissement de la conscience du but commun, des fins dernières de l’entreprise humaine, qui se perdent dans les nuées de l’inconcevable. Cependant, si on dit que le langage commun se perd entre les différentes branches du savoir, cela veut dire aussi que la commune mesure de notre civilisation est en train de se perdre. J’entends par commune mesure, par exemple, une conception commune de l’homme, de ce qu’il devrait être dans la société, de l’homme universel, idéal capable d’inspirer à la fois la pensée et l’action, le sentiment et l’action, et cela non seulement pour les esprits créateurs, mais aussi pour les masses, pour la jeunesse, et aussi pour les hommes d’outre-mer qui viennent souvent en Europe, aux sources vives de la culture qui maintenant est devenue mondiale ; ils viennent apprendre ces secrets en Europe, et ne les y trouvent plus, parce que les Européens eux-mêmes les ont oubliés.

9 décembre 1966

Le monopole de l’État est devenu de plus en plus grand pendant tout le xixe siècle sur les universités. Finalement, seule est restée l’unité visible des universités : l’unité locale, l’unité par le cadre, soit de la nation, soit de la cité, soit du canton en Suisse. La réalité même de l’enseignement, tel qu’il était conçu au début, a disparu, c’est-à-dire que l’universitas n’existe plus — cette communauté non seulement des maîtres et des disciples, qui était la première définition de l’université, mais aussi de l’ensemble des disciplines. Si on veut résumer cette évolution, on pourrait dire qu’au départ, il y avait unité intime, interne, du savoir, et universalité en ce qui concernait les maîtres et l’autorité servie : le pape, le Saint-Siège ; tandis qu’au terme de cette évolution, de cette dégradation, on a une division complète du savoir, une désintégration remplacée, ou masquée, par une unité purement locale, presque une unité de locaux, de bâtiments : les différentes branches du savoir sont réunies en une série de bâtiments, qu’on appelle l’université. Ce sont une localité, une autorité locale ou nationale au mieux, puis une administration. Donc, au lieu d’unité interne, une sorte d’uniformité extérieure.

À partir de ce moment, il n’y a plus d’université à proprement parler, il n’y a plus que des écoles professionnelles juxtaposées dans un même lieu, qui n’ont presque plus rien à se dire entre elles et qui en viennent à parler des langages de plus en plus incompréhensibles pour leurs voisines. Or, quand on en est au point où il n’y a plus d’universalité, il n’y a pas non plus d’université, et on est exactement dans la situation de la tour de Babel.

9 décembre 1966

L’œuvre de synthèse qu’exige l’état présent, l’état babélique de notre culture et de nos universités, devrait être confiée à des groupes de chercheurs, qui représenteraient des disciplines diverses, et qui créeraient ainsi ces carrefours de vérités hétérogènes, desquels on a quelques chances de voir surgir l’éclair de synthèse créatrice. Il faudrait donc des hommes de synthèse, un type nouveau d’homme, de pensée, qui ait une sorte de conscience de la conjoncture intellectuelle, du savoir — comme on parle de conjoncture en économie —, qui ait au moins le souci de se faire un tableau conjoncturel de l’état du savoir et des corrélations virtuelles qui pourraient s’établir entre différentes disciplines. Ces hommes devraient être d’abord des spécialistes qui auraient démontré leur excellence dans un domaine ou dans deux ou trois domaines spécialisés, mais qui, en même temps, auraient poussé assez loin pour prendre conscience de l’insuffisance d’une spécialisation et de la nécessité d’aller au-delà.

9 décembre 1966

Il existe des chaires d’indianisme, d’arabisme, de civilisations précolombiennes dans toutes les grandes universités d’Occident, mais vous ne trouvez pas de chaire d’européologie dans les universités de l’Asie, par exemple, et même pas dans les universités d’Europe. Vous avez des chaires dites européennes dans beaucoup d’universités, depuis une dizaine d’années surtout, mais elles consistent à étudier les mécanismes du Marché commun ou de l’AELE, les mécanismes du droit communautaire ; c’est une sorte de description de l’histoire qui est en train de se faire, c’est très technique et ne touche pas du tout les fondements de la latitude européenne et de la culture européenne. Ce qui nous manque, c’est une étude ethnographique de l’homme européen.

3. Initiation et esprit d’initiative

18 novembre 1966

On voit se préciser un parallélisme complet entre la personne, au sens où je l’ai définie, et le fédéralisme. Il s’agira, dans une fédération, d’éduquer, de former un type d’homme qui soit une personne. C’est le problème de l’éducation d’une manière tout à fait générale ; dans tous les régimes, il s’agit de former un certain type d’homme, qui corresponde au régime en question ; cela vaut aussi pour les régimes totalitaires, qui, s’ils veulent durer, doivent former des petits totalitaires, de petits soldats politiques.

18 novembre 1966

Au lieu d’initiation, on veut conduire l’enfant à l’initiative.

Ces deux termes marquent le début et la fin, le but, d’une évolution millénaire, qui va du sacré au profane, du collectif religieux et social à l’individualisme, de l’autorité indiscutée à la liberté toujours aventureuse.

Le vrai sens de l’action d’éduquer, dans notre ère moderne, devient conforme au sens étymologique du mot tiré du latin. Dans beaucoup de nos langues, on retrouve e-ducere : conduire au-dehors — éducation, education, même Erziehung en allemand, qui a à peu près la même structure, educare. On sort l’enfant pour le conduire au-dehors. C’est aussi le contraire de l’initiation qui était conduire dedans, faire entrer dans une certaine structure. On veut conduire l’individu de l’ignorance au savoir, de l’instinct à la raison critique, du royaume du sacré indiscutable et protecteur vers l’aventure personnelle, l’autonomie et ses risques.

17 janvier 1969

Initiation et initiative sont en fait deux tendances contradictoires, puisque par la première on veut rendre l’élève absolument conforme au type social en vigueur, et par la seconde, on veut essayer de l’en libérer. Dans l’idéal de l’éducation européenne, ces deux tendances antinomiques doivent être combinées. On ne peut pas exclure l’une au profit de l’autre. Il y a un optimum à trouver entre ces deux maxima contradictoires. C’est ce que j’appelle la règle d’or de l’éducation européenne : conduire l’élève à l’autonomie personnelle après lui avoir fait acquérir tout ce que l’on peut par les moyens de l’initiation, le conduire à trouver sa vocation personnelle originale, et à l’exercer ensuite dans la communauté.

22 avril 1977

Pour certains peuples et certaines civilisations, éduquer, c’est faire entrer dans l’initiation. Pour l’Occident, d’abord l’Europe, c’est au contraire faire sortir le jeune homme des fatalités de son ascendance ou des rites, lui apprendre à se débrouiller tout seul, lui apprendre l’initiative. On peut donc opposer l’éducation pour l’initiation et l’éducation pour l’initiative, qui sont assez radicalement contraires d’intentions ; bien entendu, dans chaque éducation doivent être présentes initiation et initiative à doses différentes.

4. Alignement des esprits ou réalisation de la personne ?

11 novembre 1966

Si on pense que le but de la vie d’un homme est de participer à la puissance et à la grandeur de sa nation (et je ne fais pas une supposition dans le vide, car c’est une chose que l’on a inculquée à tous les Européens, pendant des générations), on est porté tout naturellement — je dirais même nécessairement — à vouloir un régime unitaire, centralisé, soumis à des lois simples et mécaniques, qui règlent de plus en plus le détail de l’existence. À la limite, nous avons l’idéal du régime totalitaire qui règle absolument tout : pensée et action.

Si on pense, au contraire, que le but de la société est d’offrir à chacun de courir sa chance, de s’exprimer, de « se réaliser » au maximum, alors on est porté à vouloir et à promouvoir un régime pluraliste, qui ménage les complexités du réel, qui ménage de l’imprévu dans l’existence ; un régime dont la limite idéale — de même que la limite du régime unitaire était le totalitarisme —, limite qui n’est jamais atteinte, serait l’an-archie, l’anarchie au sens étymologique : la privation d’autorité.

20 mai 1977

L’instruction publique a été le principal moyen d’aligner les esprits, et ensuite, il y a eu la presse pour aligner les curiosités. Ça, c’est le fin du fin ! La presse est, en effet, le seul moyen d’entrer jusque dans l’esprit des gens, par leur curiosité. Cette presse est nourrie par les agences de presse, qui sont toutes des agences d’État ; au xixe siècle, il y avait les grandes agences que tout le monde connaissait : Wolf pour l’Allemagne, Havas pour la France, Reuter pour l’Angleterre, toutes des agences d’État, c’étaient elles qui choisissaient les faits, qui décidaient parmi les milliards de choses qui se passent dans le monde, des faits dont elles allaient nourrir les journaux. C’est très important, on manipule et dirige les esprits comme on veut, quand on est maître de dire « voilà les faits importants d’hier » et qu’on ne choisit que ceux qui intéressent le gouvernement, qui vont dans son sens. Tous les autres, on n’en parle pas, ils n’existent pas, donc ils n’ont pas eu lieu.

3 décembre 1976

Il y a longtemps que je me bats contre cette idée qu’on pourrait faire une presse objective, annonçant les faits tels qu’ils sont, car les faits ne sont pas, ils sont fabriqués. Un fait, c’est un factum, c’est ce qui est fait. On oublie toujours ça : qu’il est fabriqué. Il n’y a pas de fait en soi.

24 janvier 1969

L’irréalité de ce siècle provient de ceci que la « réalité » à laquelle nous croyons chaque matin n’est faite que par la presse et la radio, et n’est souvent faite que pour elles. Les agences seraient donc nos vrais maîtres ?

C’est trop dire, car elles sont irresponsables.

Je ne soupçonne pas la presse occidentale de suivre une politique quelconque, loin de là ! Elle n’a d’autre souci que celui de son tirage. Mais elle décide elle-même, sans nulle enquête sérieuse, de ce qui sera vendable ou non. Elle ne se trompe qu’une fois sur deux. À ce taux, elle pourrait aussi bien s’offrir une politique, sans rien y perdre.

Réformer la presse d’information me paraît impossible ou dangereux. En revanche, développer la résistance critique des esprits exposés à la presse n’est pas seulement possible, mais indispensable. Je demande qu’on institue dans les écoles publiques des cours de lecture des journaux. Proposition toute naturelle d’ailleurs, si l’on veut bien se rappeler qu’apprendre à lire à tous ne sert qu’à préparer des lecteurs aux journaux, dans quatre-vingt-dix cas sur cent.

17 janvier 1969

Les deux instruments principaux de la vie politique nationale en France, sous la IIIe République, sont devenus le suffrage universel et l’opinion — la presse ; or tous les deux exigent une instruction publique au moins primaire. C’est à tel point que l’on a pu soutenir que le véritable but de l’école, sous la IIIe République, c’était de former des lecteurs pour les journaux, qui à leur tour formeraient des électeurs. Le but dernier étant donc de servir l’État et la nation, et pas du tout de servir les personnes.

17 janvier 1969

Pour Napoléon, l’école ne devait plus former des personnes, mais des soldats pour la nation. Hegel pensait à peu près de même : il pensait que l’État n’était pas là pour le citoyen, mais qu’au contraire, le citoyen était là pour l’État. L’école napoléonienne, pourrait-on dire d’après la même forme de pensée, n’est pas là pour les élèves, mais les élèves y sont pour la nation. Ainsi, le nationalisme devient la religion réelle, établie en force, et qui a des moyens de répression qui sont l’armée et la police — ce que n’ont plus les autres religions.

5. Langue, écriture et pouvoir

31 janvier 1969

Il faut relever préalablement que la langue est très liée à la nation, mais pas du tout à l’État. Je vous rappelle que le mot « nation » signifiait au Moyen Âge : un groupe de gens parlant la même langue, par exemple les groupes d’étudiants parlant une même langue, la langue de l’université étant le latin ; on appelait aussi « nations » les châteaux réservés aux chevaliers dans l’ordre de Rhodes qui parlaient la même langue. Cependant, à la Renaissance, il se produit un changement dans la conscience que les gens ont de la langue. La langue devient subitement le phénomène culturel le plus important, à la suite de l’invention de l’imprimerie et du recul du latin. On peut dire qu’avec l’invention de l’imprimerie, la civilisation européenne subit une véritable mutation ; elle passe du domaine de l’auditif-imaginatif (la culture née de l’Église : liturgie, sermons, vitraux — on a souvent dit que les vitraux et les peintures des églises étaient le catéchisme du Moyen Âge ; avec l’invention de l’imprimerie, le catéchisme devient un petit livre) au visuel-abstrait (les petits signes de l’imprimerie mis en lignes). La langue devient alors un phénomène en soi, dont on prend conscience.

Les États commencent alors à comprendre l’importance de la langue comme moyen d’unifier leurs sujets et comme moyen de les gouverner. « Parler à un homme, dit Paul Valéry, c’est prendre pouvoir sur lui. »

7 novembre 1969

L’invention de la lettre — qui peut se combiner avec d’autres pour former un mot — a joué un rôle décisif dans le développement de la diffusion des secrets. Cela a amené une sorte de prise de pouvoir de l’homme sur la nature.

6. L’idée d’empire, symbole d’universalité

25 octobre 1968

La principale condition d’agrégation d’un peuple à l’empire est celle-ci : ce peuple doit rendre hommage au dieu universel qui régit l’histoire et qui est le principe vital de l’empire. Il en allait ainsi en Akkad, nous le savons par beaucoup d’inscriptions, en Égypte, chez les Incas ; mais aussi, mutatis mutandis, dans l’Empire d’Alexandre et à Rome : Alexandre s’est déifié de son vivant, César est devenu Auguste. C’est parce que les premiers chrétiens avaient compris ce caractère religieux d’Auguste, qu’ils refusaient d’adorer César en tant qu’Auguste, qu’ils ont été persécutés.

25 octobre 1968

Pour les gens d’Akkad, pour les Égyptiens, pour Alexandre le Grand, l’empire, c’est la totalité du monde connu. C’est pourquoi l’insigne impérial par excellence est le globe. L’empereur participe du pouvoir mystique comme le chef rassembleur de tribus. Il est l’intermédiaire entre le dieu et l’homme qui vit dans l’empire. D’où l’adoration dont les empereurs ont toujours fait l’objet. On n’adorait pas l’empereur en tant qu’individu, mais son symbole, une sorte de prêtrise qu’il représentait, la figure visible, et terrestre, du dieu invisible et céleste. On a ainsi vénéré tous les pharaons, Alexandre, les empereurs romains. Ce caractère de vénération s’est étendu aussi à Charlemagne, et surtout aux empereurs du Saint-Empire romain germanique.

25 octobre 1968

Le caractère mystique, mondial et cosmique de l’empereur recule un peu, du fait qu’il y a plusieurs empires connus. Il est difficile de maintenir cette mythologie, quand on sait qu’en fait, il existe d’autres empires. La justification de la globalité de l’empire devient alors de plus en plus symbolique. C’est à ce moment que se situe le début de la crise de l’empire, les nations vont en profiter pour se développer contre lui et contre la papauté qui est l’autre symbole d’universalisme au Moyen Âge.

1er novembre 1968

Pendant des siècles, l’Église s’est vue exercer toutes sortes de fonctions : état civil (baptêmes, mariages), taxes et impôts, banque. L’administration est donc exercée par l’Église. L’empire n’a pas d’État à sa disposition. Les seules institutions impériales connues étaient la Diète d’Empire, qui ne se réunissait guère que pour élire un nouvel empereur. Il a fallu attendre le xve siècle pour que soit proposée la création d’un conseil d’empire, sans que l’on sache quelles auraient été ses attributions. Cette proposition n’a pas été suivie d’effets réels. L’empire ne disposait pas d’appareil étatique. L’empereur n’avait pas de trésor important. Il était souvent moins riche que ses vassaux. Il était donc dans une situation très particulière, moins chef d’État qu’arbitre. Il était un symbole vivant. Il garantissait dans sa personne l’idée d’unité, d’harmonie, de paix religieuse et universelle. Il maintenait l’idée de droit, de légitimité du pouvoir.

7. Les sources principales de la culture européenne

25 octobre 1968

Le principe religieux sacralise le territoire sur lequel la tribu se fixe. C’est donc la tribu qui donne le nom de son totem à son territoire, et non l’inverse. La souveraineté territoriale se substitue, au début de l’époque néolithique, à la souveraineté religieuse du totem. C’est ce que l’on a traduit par cette phrase : l’Angleterre était autrefois le pays qu’habitaient les Anglais ; aujourd’hui, les Anglais sont le peuple qui habite l’Angleterre.

14 novembre 1968

La civilisation est née dans la cité — civitas — et ce n’est pas par hasard que la philosophie et la science grecques, c’est-à-dire occidentales, sont nées dans les premières cités ioniennes, avec Thalès de Milet, Héraclite d’Éphèse, Pythagore de Samos, Hippocrate de Cos, etc.

13 décembre 1968

Ce qui m’intéresse, c’est d’évaluer ce que la Rome impériale a légué à l’existence et aux concepts politiques des Européens : retenons les termes d’État, de loi, d’institutions, et le mythe de l’empire ordonnateur et pacificateur, qui va jouer un rôle considérable dans la conscience, et peut-être plus encore dans l’inconscient, des Européens, pendant tout le Moyen Âge, et sans doute jusqu’à nos jours.

27 février 1970

Le dernier groupe de valeurs de base de la civilisation occidentale sont les valeurs celtes, qu’il convient donc d’ajouter aux valeurs grecques, romaines, chrétiennes et germaniques. (Il y aurait quelques ajouts beaucoup moins importants à faire, notamment du côté arabe et plus tard, du côté slave.) Si l’on veut résumer en un mot ce que l’on doit à ces différentes sources, la Grèce a donné la polis, le citoyen et la notion d’individu ; Rome, les institutions, l’État ; le monde germanique, les communautés ; le monde chrétien, la notion de personne et d’un autre type de communauté interpersonnelle ; enfin, le monde celtique, le mythe.

Le mythe a très profondément influencé toute la culture occidentale.

On peut dire que toutes les valeurs affectives de l’Europe sont déterminées par cette origine celtique, ainsi que les valeurs individuelles de la quête spirituelle. Le triomphe des Celtes, dans leur échec, a été de parvenir à intérioriser le sens de l’aventure, là où les Grecs et les Romains n’avaient jamais vu que des paraboles de succès politique et social.

8. Les antinomies constitutives de la culture européenne

16 janvier 1969

« L’union n’a pas supprimé la différence des natures, bien plutôt elle les a sauvegardées »… « Sans confusion ni séparation »… La forme de pensée qui s’exprime durant les conciles aura des conséquences incroyables ; notamment dans le domaine politique. Les mêmes termes, les mêmes formes de pensée se retrouveront quand il s’agira de formuler les relations entre États ou groupes autonomes réunis en fédération, sans fusion ni séparation, chacun gardant sa nature propre, que la fédération sauvegarde même.

16 janvier 1969

Quels que soient les termes que l’on retient, personne, hypostase, ousia, relation, ce qu’on cherche toujours à exprimer durant les grands conciles, c’est ce même paradoxe : comment exprimer la diversité des trois personnes dans l’unité du seul et même Dieu ? Comment exprimer l’unité substantielle dans la diversité réelle des personnes ? En somme, on essaie (ce qui est à peu près impossible logiquement) de penser ensemble des réalités qui sont, aux yeux de la raison, antinomiques, contradictoires, exclusives les unes des autres, mais données comme cela.

23 janvier 1969

C’est dans l’amour du prochain, vrai fondement de la communauté nouvelle — amour du prochain qui n’est pas un sentiment, mais une action de solidarité envers les autres — que saint Paul découvre la règle nouvelle de l’harmonie entre les hommes, cette harmonie des libertés humaines qui avait été la nostalgie des plus grands penseurs grecs et aussi des stoïciens et de Marc-Aurèle. Le génie de saint Paul est d’avoir pu résumer tout cela dans l’antithèse la plus frappante et la plus simple, l’opposition du règne de la foi au règne de la loi, c’est-à-dire croyance intime à règle sacrée, sociale.

24 avril 1970

Je pense qu’il est possible d’unir nos pays pour cette raison littéralement fondamentale qu’une unité de base existe, sur laquelle fonder cette union.

Il s’agit de l’unité d’une culture, de laquelle participent tous les Européens, qu’ils soient d’ailleurs « cultivés » ou non, conscients ou non de ce qu’ils doivent, en fait, à la culture. Unité non pas homogène et qui ne résulte pas d’un processus forcé d’uniformisation, de nivellement et d’exclusion de ce qui diffère, mais qui, au contraire, englobe, et compose largement, dans une communauté de plus en plus complexe au cours des siècles, des valeurs bien souvent antinomiques, provenant d’origines multiples, dont les contrastes et les combinaisons entretiennent des tensions renouvelées sans répit.

24 avril 1970

Avec les trois sources classiques de la culture européenne, Athènes, Rome et Jérusalem, viennent confluer dans le haut Moyen Âge la source germanique et la source celtique, la première apportant, notamment, le droit communautaire et personnel, et les valeurs d’honneur et de fidélité, la seconde apportant le sens du rêve et le grand thème de la quête aventureuse d’un Lancelot et d’un Perceval, symbole mystique. Faut-il enfin rappeler l’apport arabe, qui ne se limite pas au zéro précédant la suite des nombres, mais qui est l’une des sources principales de la poésie amoureuse, donc de l’amour tel qu’on le parle et qu’on croit le sentir en Occident ; l’apport slave au xixe siècle ; l’art africain et le jazz nègre américain au xxe siècle ?

Tout cela dure, agit et vit en nous de mille manières. Tout cela se combine en figures et en structures variées à l’infini, mais dont la plus fréquente, de très loin, est le couple d’antinomies inséparables : autorité et liberté, individualisme et collectivisme, tradition et innovation, droite et gauche, Nord et Midi, catholicisme et protestantisme, réformisme et révolution, mythe et science, hérésie créatrice et saine doctrine, besoin de sécurité et goût du risque, conformité qui maintient les valeurs, originalité qui les conteste et les rénove. Tout cela préforme, dès avant notre naissance, nos sensibilités et nos jugements moraux, nos réflexes sociaux et nos besoins économiques. Tout cela nous incite aussi à remettre en question ces déterminations, et nous en fournit les moyens. Enfin, tout cela dénote l’Europe comme patrie de la diversité.

12 décembre 1969

L’individualisme et le collectivisme s’aggravent pendant tout le xixe siècle. Tout y pousse : les effets de l’industrialisation, qui déracine les hommes des campagnes et les jette dans des villes chaotiques où, n’étant plus organisés en véritables communautés, ils n’offrent plus de résistance à l’alignement des esprits qui est le phénomène dominant du siècle — alignement par l’école, le recrutement, la presse et la technique. Tous ces courants collectivisants du xixe siècle triompheront au xxe siècle, grâce à l’appui de la technique nouvellement développée.

La seule protestation personnaliste du xixe siècle est celle de quelques grands hommes aberrants, comme Kierkegaard, Nietzsche, Proudhon, Baudelaire, Rimbaud, qui sentent monter autour d’eux cet énorme mouvement de mise en ordre géométrique de l’homme et qui essaient de protester, chacun à sa manière, par des cris d’autant plus perçants qu’ils ont l’impression de n’être pas entendus.

15 mai 1970

L’homme de la Renaissance, c’est l’individu au sens nouveau. Il ressemble à certains types grecs de l’individu, mais est plus franchement prométhéen, démesuré, qui veut toujours aller plus loin. C’est la nouvelle conception de la liberté : le dépassement de toutes les limites. Pour l’homme de la Renaissance, l’ici-bas n’est plus, comme pour l’homme du Moyen Âge, un lieu d’attente. C’est ici et maintenant que tout se passe. Toutes les valeurs sont centrées sur l’individu.

Ainsi, l’homme renaissant s’oppose à l’humilité qui était la grande vertu médiévale. Il y oppose la virtu, qui signifie énergie, gloire, supériorité, autorité. La virtu a été exaltée par Nietzsche ; l’individu porteur de toutes les valeurs, l’individu « évaluateur ». C’est une sorte d’impérialisme individuel, qui est créateur chez un artiste ou chez un homme de science, qui deviendra très dangereux quand ce sera l’impérialisme individuel d’un prince, d’un général ou d’un homme d’État.

12 décembre 1969

La Révolution française, dans un sens très cartésien, définit l’homme par ses droits politiques, et non plus par sa nature globale et ses fins. C’est donc à partir de la Révolution française que le rationalisme de Descartes va pouvoir développer tous ses effets sociaux, politiques et scientifiques. À partir de ce moment-là va se développer, dans la société européenne, une dissociation toujours plus grande des valeurs individualistes d’un côté, collectivistes de l’autre, avec un écart toujours plus grand entre les deux branches de cette dialectique. D’un côté, l’État s’empare de tout ce qui avant était activité responsable de la personne : la souveraineté de la personne est déléguée à l’État. Si bien que l’homme ainsi créé devient de plus en plus un individu détaché, qui offre de moins en moins de résistance aux mesures géométriques et générales décrétées par l’État.

12 décembre 1969

Descartes aurait voulu que tout soit complètement géométrique — sinon, c’était le hasard, les accidents, et alors la ville était livrée au règne de la force et non au règne de la raison. En faisant cette coupure, cette dichotomie de l’homme, on peut dire que Descartes a introduit une espèce de schizophrénie dans la conception de l’homme, qui a été fort utile à la technique. Cette dichotomie a permis de se livrer à la technique d’une manière qui n’aurait pas été possible auparavant. Avant lui, on faisait toujours attention à un total de l’homme, et aux réactions d’une chose sur l’autre. Descartes a donné champ libre à des expérimentateurs techniciens sur le corps et sur la matière, ce qui a beaucoup fait avancer les sciences techniques et mécaniques, d’une part. D’autre part, il a livré la cité et les relations humaines à un étatisme organisateur, géométrique, aux idéologies des jacobins ou des totalitaires du xxe siècle.

9 novembre 1970

La culture européenne ne peut être expliquée et comprise, comme l’histoire, que sur deux bases : celle des grands courants qui ont traversé tout le continent et dans tous les sens, qui sont communs à presque tous les peuples du continent ; et les foyers locaux de création, d’enseignement, d’invention. J’exclus totalement la troisième base, qui est celle qu’on a enseignée jusqu’ici : la base nationale. Aucune entité qui forme notre culture, ni la musique, ni la peinture, ni la littérature, n’a jamais coïncidé avec les frontières d’une nation. Cela a été ou bien des grands courants comme l’art gothique ou le surréalisme, ou bien des petits foyers de création, comme Padoue, Mantoue, Bruges, Gand, etc.

9. Unité, diversité, fédéralisme

26 novembre 1976

Les sources de la culture européenne sont très différenciées et nombreuses, la source grecque en formant une partie, confluant avec la source romaine, la source juive ou hébraïque, la source chrétienne, les sources celtiques et germaniques, des influences arabes et plus tard slaves… Cela fait un joli paquet de contradictions et d’éléments qui ne sont pas près de s’harmoniser, mais qui font la richesse et les tensions intérieures de l’Europe.

Mais derrière tout cela, beaucoup d’éléments d’unité ; les mêmes mythologies, par exemple. Quand on parle de la mythologie grecque, tout le monde, à peu près, sait de quoi il s’agit en Europe, et cela peut même définir l’esprit européen, en partie. Il y a les traditions judéo-chrétiennes naturellement, qui sont communes à tous nos peuples. Donc, à la fois grande diversité et parenté fondamentale.

8 mai 1970

Les grandes découvertes ont posé, de manière concrète, le problème fondamental de toutes les sciences : la comparaison. Grâce aux découvertes géographiques, l’Europe a été amenée à admettre, peu à peu, le fait d’une très grande diversité des hommes, selon les continents, et à remettre en question ce qui, auparavant, allait de soi. C’est l’origine de la contestation, c’est l’acte originel qui crée les sciences : étonnement et comparaison. Grâce aux voyages, l’homme de la Renaissance découvre la pluralité des peuples, des ethnies et des races, et ainsi se trouvent posés les principes de ce qui sera l’ethnographie, l’anthropologie. Cela posera aussi les problèmes de la philologie, de la sociologie comparée.

19 novembre 1976

Le fondement culturel, dirons-nous, au sens très large que ce mot implique aujourd’hui, me paraît tout à fait essentiel pour définir, par exemple, la possibilité d’une fédération européenne. On ne peut penser à une fédération, à une union des Européens que parce qu’il y a une unité de base, qui est une unité culturelle, sur laquelle on peut bâtir une union, librement constituée. L’unité, c’est quelque chose qui est donné, ou qui n’est pas donné. L’union, c’est quelque chose que l’on fait, qui résulte d’une action délibérée.

24 avril 1970

Si l’on me demande comment on peut traduire, en termes de structures politiques, cette unité de culture non unitaire et si hautement diversifiée qu’est la culture européenne, je répondrais que la solution se trouve dans les termes mêmes du problème ainsi formulé : car l’unité différenciée se traduit tout naturellement par l’union dans la diversité, et cette forme d’union porte un nom bien connu dans l’histoire des régimes politiques, c’est, de toute évidence : fédéralisme.

Je ne vois pas d’autre forme d’union qui réponde à la double exigence du respect des diversités et de l’instauration d’une force suffisante pour garantir leur concurrence féconde, dans la paix. Je ne vois pas d’autre réponse imaginable au défi que l’histoire nous pose dans les termes les plus précis et sans échappatoire possible désormais : s’unir, au-delà de nos fausses souverainetés, pour préserver nos vraies diversités — créer un pouvoir fédéral pour la sauvegarde de nos autonomies. Car ces autonomies seront perdues une à une, si nous refusons l’union qui ferait leur force ; mais en retour, cette union ne saurait être acquise au prix des libertés qu’elle est censée servir.

Rien de plus limpide que la déduction qui fait toute ma thèse : étant donné que la base de notre unité est une culture pluraliste, on ne peut fonder sur elle qu’une union fédérale.