(1950) Articles divers (1948-1950) « Préface à Le Problème de l’union européenne d’Olivier Philip (1950) » pp. 9-11

Préface à Le Problème de l’union européenne d’Olivier Philip (1950)q

Il peut sembler étrange qu’on parle de « faire l’Europe », quand elle existe depuis tant de siècles. Mais l’expression se justifie sitôt que l’on songe à la brusque transformation que vient de subir la puissance apparente de nos pays dans le jeu des forces mondiales : l’Europe paraît avoir été défaite, et sa défection à l’Histoire devient une possibilité.

À peine libérée dans ses ruines, elle constate qu’elle est détrônée. Entre les deux empires vainqueurs, subitement élevés à l’Est et à l’Ouest, elle prend d’elle-même une conscience toute nouvelle, et malheureuse. « L’Europe est menacée, l’Europe est divisée, et la plus grave menace vient de ses divisions », déclarait le Manifeste du congrès de La Haye, trois ans après la fin de la guerre. Prise de conscience bien typique, on le voit, d’une situation pré-fédérale, pour peu qu’une volonté d’union se déclare, au sein de la crise assumée.

Ces circonstances donnent à l’ouvrage de M. Olivier Philip une importance particulière : non pas seulement celle d’une première vue générale des efforts déployés pour l’union de l’Europe, mais encore celle d’une contribution à cette prise de conscience active de notre sort, sans laquelle les traités resteront du papier.

Je voudrais formuler ici deux remarques, entre toutes celles que ne manquera pas de suggérer cette enquête efficace par sa lucidité. La première touche à l’économie, la seconde à la doctrine formatrice de l’union.

Les analyses économiques tiennent une place importante dans ce livre. Elles convergent avec rigueur vers une thèse simple : c’est que l’union économique du continent exige son union politique. Voilà, me semble-t-il, une manière implicite d’affirmer que l’Économie obéit beaucoup moins aux « lois » fatales admises par le xixe siècle qu’elle ne traduit dans ses grandes lignes certaines attitudes humaines ou décisions fondamentales. Déterminante en bien des cas, elle apparaît elle-même déterminée par une certaine orientation de nos énergies dont j’ai toujours pensé qu’elle relève, au départ, de quelque choix métaphysique. La thèse soutenue par notre auteur implique une décision inverse de celle dont les suites nécessaires nous ont conduits aux impasses présentes. Nous vivons, depuis 1920, sous le règne effectif des Experts. Je vois bien que ce règne est né d’une réaction contre la politique de l’éloquence (qu’on appelle, par erreur, doctrinaire). Mais il tend, si l’on n’y prend garde, à évacuer la politique, au sens légitime de ce terme. Il tend à substituer, en fait, les Pouvoirs à l’Autorité. Le plan Schuman, parce qu’il est né d’une décision proprement politique, pourra marquer, s’il aboutit, le point de renversement d’une attitude contraire au génie de l’Europe.

En second lieu, je note qu’au cours d’un historique adroitement condensé, l’auteur souligne, à plusieurs reprises, l’influence « déterminante » de l’aile fédéraliste du Mouvement européen, dès qu’il s’agit de la création d’une véritable Autorité européenne. On pourra discuter plus tard sur la paternité réelle de maints projets revendiqués par les fédéralistes, tels que la Cour européenne des droits de l’homme, le pool du charbon et de l’acier, la transformation du Comité des ministres en Sénat. Mais il paraît d’ores et déjà hors de question que ce sont les fédéralistes qui ont mené la lutte pour le Pacte et pour une Autorité politique supranationale. S’ils sont parfois considérés comme des empêcheurs de danser en rond, je me permettrai de répondre en leur nom que, justement, le but n’est pas de tourner en rond, mais d’avancer.

Qu’on m’entende bien : je ne défends pas ici (ce n’est pas le lieu, ni mon goût) une secte contre une autre, ou quelque association dont je fais partie, mais une idée et une méthode.

Je n’ai jamais rencontré une personne qui ose se dire contre la paix, ou contre la vertu en général, ou même contre l’union des peuples de l’Europe. Nous sommes tous de bonne volonté… Mais certains souhaitent l’union, bien sûr, et comment donc, tandis que d’autres veulent ses conditions. Certains préfèrent s’en tenir au possible — et presque rien ne leur paraît possible — tandis que d’autres veulent le nécessaire. Certains déplorent nos divisions, tandis que d’autres veulent abolir la cause du mal, qui est la souveraineté nationale. Ces autres qui savent ce qu’ils veulent, qui disent clairement leur fin et qui exigent ses moyens, je les appelle fédéralistes. Il n’est pas juste de les considérer comme extrémistes, car il est faux de considérer comme modérés ceux qui parlent d’union mais refusent sa condition. Nous avons d’autres noms pour ces deux attitudes.

M. Philip a des pages excellentes sur le « compromis » nécessaire, dans le domaine économique, entre les dirigistes et les libéraux. Mais cette opposition n’est pas la seule. L’Europe est née, elle a vécu d’antagonismes. Elle mourrait de leur suppression artificielle. Elle y perdrait le secret de sa créativité, qui est aussi le secret de sa puissance. Pas plus qu’on ne peut rêver l’Europe toute libérale ou toute socialiste, on ne peut l’imaginer toute catholique ou réformée, toute nordique ou latine, tout allemande ou française, toute monarchique ou républicaine, toute corporatiste ou parlementaire… Et dans plusieurs de ces domaines, il serait vain de chercher un compromis : chacune des tendances opposées exige d’aller au bout de sa vocation, car elle perdrait sa qualité constitutive, sa raison d’être, en y renonçant. Quelle est la solution ? J’avoue n’en pas voir d’autre que dans le régime fédéraliste. Lui seul conserve les avantages de la féconde diversité en y ajoutant ceux de l’union. Vue théorique ? L’exemple de la Suisse suffit à démontrer que cette solution n’est pas seulement praticable en principe, mais pratique.

On ne manquera pas de m’objecter que les Suisses sont les premiers à se montrer prudents, quand il s’agit de « faire l’Europe ». C’est qu’ils sont déjà fédérés. Aux unionistes, je tiendrai ce langage :

Vous dites, messieurs, qu’il faut être prudents quand on s’engage dans une action si vaste. C’est aller trop vite en besogne : car vous ne vous êtes, jusqu’ici, engagés dans rien que l’on sache. Quand vous y serez, il sera temps de voir si la prudence, ou au contraire un peu de hâte, conviennent à nos calamités.