(1962) Articles divers (1957-1962) «  Une expérience de fédéralisme : la Suisse (1959) » pp. 465-476

 Une expérience de fédéralisme : la Suisse (1959)k

1. Du pacte des communes à l’alliance des États (xiiie au xixe siècle)

On se figure, et l’on écrit souvent, qu’il a fallu quelque six siècles à la Suisse pour devenir, par une évolution, l’État fédéral qu’elle est aujourd’hui. En réalité il a fallu neuf mois, au terme d’une crise de trente-trois ans, succédant à cinq siècles et demi d’alliances et de guerres entre petits États souverains, et d’inexistence d’un pouvoir central. Et cela s’est produit entre le 17 février et le 17 novembre 1848. Ce raccourci demande quelques explications, qui nous obligent à un rappel des origines.

Les manuels d’histoire suisse donnent la date du 1er août 1291 comme celle de la naissance de la Confédération. Il y a là un étrange anachronisme. Car ce qui se produisit ce jour-là, fut simplement la signature d’un pacte entre les trois « communes » rurales d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald, maîtresses des débouchés nord du Gothard.

Ce col était le seul à relier au travers d’une seule chaîne des Alpes les moitiés nord et sud du Saint-Empire. D’où son importance stratégique, commerciale et même culturelle. On n’insistera jamais assez sur le rôle décisif qu’il devait jouer dans la formation de la Suisse et dans la détermination de la mission singulière de ce pays. En effet, ce fut bien pour assurer la garde du col au nom de l’Empire, contre les entreprises des féodaux voisins, que les Hohenstaufen donnèrent aux petits peuples des Waldstätten, déjà organisés en coopératives forestières, l’immédiateté impériale ; et cela dès 1231, c’est-à-dire peu d’années après l’ouverture du col. Au nombre des seigneurs entreprenants qu’il fallait empêcher de dominer la route figuraient en bonne place les Habsbourg, possesseurs d’une série de châteaux au nord de la Suisse actuelle, et qui ne cessaient d’étendre leurs domaines vers le Gothard. Lorsque Rodolphe de Habsbourg devint empereur, les Waldstätten sentirent la menace grandir contre leurs libertés locales et contre leur mission de gardiens du Col. Et c’est pourquoi, au début du mois d’août 1291, — « considérant la malice des temps, et afin de se défendre et maintenir avec plus d’efficace », les trois coopératives forestières prirent l’engagement de « s’assister mutuellement de toutes leurs forces, secours et bons offices… envers quiconque tenterait de leur faire violence, de les inquiéter ou molester, en leurs personnes et en leurs biens ». Et ce pacte devait « s’il plaît à Dieu, durer à perpétuité ». De fait, il a duré jusqu’à nos jours. Mais ses auteurs étaient bien loin de se douter qu’ils fondaient un État nouveau, lequel serait un jour, la Suisse. Cette première alliance locale d’hommes libres des campagnes, directement inspirée des pactes en vigueur dans les communes lombardes, devait s’élargir et se compliquer au cours des siècles par l’adhésion ou la conquête de communautés voisines, villes ou vallées, petits États indépendants, abbayes, ligues locales, bailliages et pays sujets, toutes unités de langues et d’économies fort diverses. Ce long processus d’agrégations contractuelles ou forcées, à la faveur de guerres civiles ou étrangères incessantes, se poursuivit de la fin du xiiie siècle à la fin du xviiie siècle. Un enchevêtrement d’alliances particulières et un sens remarquable de la foi jurée devaient rester, pendant toute cette période, le seul gage d’unité (relative) de ceux qui se désignaient comme les « Confédérés » (Eidgenossen, compagnons du serment).

Le Directoire français, en 1798, tenta d’imposer une Constitution unitaire aux cantons. Cette expérience jacobine de « République une et indivisible » échoua contre la résistance presque unanime des peuples et des patriciats dépossédés. Dès 1802, Napoléon écrivait aux délégués helvétiques qu’il avait convoqués à Paris : « La Suisse ne ressemble à aucun autre État, soit par les événements qui s’y sont succédé depuis des siècles, soit par sa situation géographique et topographique, soit par les différentes langues, les différentes religions et cette extrême différence de mœurs qui existent entre ses diverses parties. La nature a fait votre État fédératif. Vouloir la vaincre, ne peut pas être d’un homme sage ». En conséquence, l’empereur se déclarait partisan d’une « organisation fédérative où chaque canton se trouve organisé suivant sa langue, sa religion, ses mœurs, son intérêt et son opinion ». L’année suivante, l’Acte de Médiation rétablissait l’indépendance des cantons. Au lendemain de la chute de l’empereur, en 1815, un nouveau Pacte fédéral consacra le retour à l’état de choses prérévolutionnaire. Il restaurait la pleine souveraineté des cantons, remplaçait le pouvoir central par une simple Diète composée de plénipotentiaires des États, et supprimait le terme de « citoyen suisse » qu’avait utilisé l’Acte de Médiation.

Le « Corps helvétique », ainsi que l’on nommait alors l’ensemble des petites républiques et des bailliages occupant l’espace délimité par les Alpes, le Jura, le lac de Constance et le Léman, n’était donc encore, après cinq siècles, guère plus qu’une simple Ligue d’États souverains, une alliance visant à assurer leur sécurité collective et à unifier quelque peu leur politique étrangère. La formule du Pacte de 1291, bien qu’élargie, subsistait essentiellement. Quant aux régimes intérieurs, ils variaient de la démocratie directe (cantons primitifs) à la monarchie (principauté de Neuchâtel) en passant par les systèmes les plus complexes d’oligarchies patriciennes pures ou mitigées. Un lien si lâche ne représentait en vérité qu’une faible garantie pour l’indépendance des cantons, en un siècle qui allait voir surgir deux nouvelles grandes puissances unifiées, aux portes mêmes de la Suisse : l’Italie et l’Allemagne. Le problème brûlant qui se posait aux Suisses, dans cette Europe où les campagnes de Napoléon venaient de susciter les passions nationales, était celui du renforcement de leur unité et de la création d’un État. Il est remarquable qu’ils n’aient pas cherché la solution de ce problème dans l’unification systématique, à la manière jacobine, mais au contraire dans l’union fédérale, conforme à leurs anciennes traditions comme au respect de leurs diversités linguistiques, religieuses, politiques et sociales. Ils ne se demandèrent pas : comment devenir une Nation ? mais bien : comment passer d’une alliance d’États (Staatenbund) à un État fédéral (Bundestaat). S’ils ne furent pas les seuls à poser ce problème, dans l’Europe du xixe siècle, ils furent les seuls à le résoudre d’une manière efficace et durable.

2. Crise du Pacte fédéral (1815-1848)

La crise ouverte par le Pacte de 1815 devait se prolonger, sans progrès appréciable, pendant trente-trois ans. Elle ne fut résolue, très subitement, en 1848, qu’au lendemain d’une guerre civile qui en fit éclater à tous les yeux la gravité littéralement mortelle.

Crise économique tout d’abord, — la plus frappante. « La Suisse — a écrit l’historien et journaliste William Martin — ressemblait sous le Pacte de 1815 à l’Europe d’aujourd’hui. Les cantons souverains étaient les maîtres incontestés de leur politique économique. On comptait alors en Suisse 11 mesures de pieds, 60 espèces d’armes, 87 mesures de grain, 81 pour les liquides et 50 poids différents. » Le régime monétaire n’était pas moins chaotique. « Incapables de s’entendre sur aucune mesure commune, les cantons multipliaient les mesures offensives les uns à l’égard des autres. Presque toutes les erreurs que nous avons vu commettre de nos jours en Europe ont eu leurs précédents sous la Restauration22. » Nous verrons également que cette époque a connu toutes les raisons que l’on invoque aujourd’hui au plan européen pour ne pas corriger des erreurs analogues. Les cantons se montraient incapables de pratiquer une politique commune à l’égard des grandes nations voisines, mais ils n’hésitaient pas à décréter des mesures de blocus contre tel d’entre eux. On ne comptait pas moins de 400 taxes et droits de péages sur les marchandises passant d’un canton à un autre ou d’une commune à une autre. « Il y en avait partout, sauf aux frontières extérieures » relève encore W. Martin, et il signale que le seul canton du Tessin « ne prélevait pas moins de treize taxes différentes sur la route du Gothard, avec obligation de décharger chaque fois la marchandise pour la peser ». Le trafic étranger évitait donc la Suisse. Bien plus, un industriel de Saint-Gall avait intérêt à faire passer ses produits destinés à l’Italie par le Brenner autrichien, plutôt que par le Gothard suisse ; ou encore, ses produits destinés à Genève par la Souabe et la France plutôt que par les routes suisses traversant une douzaine de frontières cantonales, par des routes et des ponts également frappés de droits. Si l’industrie suisse put survivre à de telles conditions, elle ne le dut qu’à l’initiative privée et à la haute qualité de sa main-d’œuvre, héritière d’un très vieil artisanat : les États faisaient tout pour l’étouffer, sous prétexte de défendre leurs privilèges douaniers et leur « sacro-sainte souveraineté » (comme l’écrivait dès 1829 le vieil historien zurichois Heinrich Zschokke).

Politiquement, la situation n’était pas meilleure. Nulle autorité centrale et incontestée ne pouvait parler au nom de la Suisse entière. La Diète représentant 25 États souverains, l’unanimité pratiquement requise pour les grandes décisions n’était jamais atteinte. (Les députés votaient sur instructions de leur État. La chancellerie fédérale n’était qu’un bureau chargé de préparer les affaires, et changeait de résidence tous les deux ans.) Les pressions étrangères, venant de la France, de Metternich, ou de la Grande-Bretagne, finissaient donc, dans la plupart des cas, par imposer la décision. « Je mènerai ces gens à la baguette, il suffit de les diviser ! », écrivait alors à son gouvernement l’ambassadeur de France. Il n’exagérait pas. Que pouvait entreprendre, en effet, une Confédération qui ne disposait que de contingents militaires levés et entretenus, chacun pour son compte, par les États souverains ? (Elle avait bien en propre une « caisse de guerre », et le droit de nommer le Général en chef, son état-major, et quelques fonctionnaires, mais elle n’en dépendait pas moins du bon plaisir des cantons, dans ce domaine.)

Cependant, la population augmentait rapidement. Un prolétariat industriel, misérable et inhumainement exploité s’était formé dans les cantons urbains ; et dans les cantons ruraux, les jeunes gens entreprenants s’expatriaient ou s’engageaient dans les régiments du « service étranger », commandés par des fils de familles nobles suisses. Les idées libérales, qu’on nommait alors « radicales », se répandaient dans la bourgeoisie, et provoquèrent de nombreuses révolutions cantonales, visant et aboutissant souvent à déposséder le patriciat de ses droits exclusifs à gouverner. Cette agitation et ces déséquilibres sociaux devaient nourrir le mouvement de « Régénération » qui se prononça dès 1830. Influencée par l’action de nom­breuses sociétés plus ou moins « culturelles » (de chanteurs, de savants, d’étudiants, de gymnastes, de médecins ou de tireurs au fusil !)23 qui seules entretenaient l’idéal d’une patrie commune et d’une véritable fédération, la Régénération conquit le pouvoir dans plusieurs cantons en vue de hâter l’avènement d’une Suisse unie. En 1832, la Diète admit, sous la pression des cantons « régénérés », le principe d’une révision du Pacte fédéral.

Une commission de 15 membres fut chargée de rédiger un projet de Constitution. Le rapport qu’elle présenta après quelques mois comportait un commentaire dû à la plume du délégué de Genève, Pellegrino Rossi24. Il vaut la peine d’en citer quelques passages, qui évoquent irrésistiblement des situations que l’Europe a bien connues depuis, aux temps de la Société des Nations, puis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Rossi remarquait d’abord que la faiblesse du lien fédéral institué en Suisse par le Pacte de 1815 créait « une illusion plus dangereuse que l’isolement » par la fausse sécurité qu’elle inspirait. Il en résultait que les puissances voisines pouvaient « embrasser dans leurs plans stratégiques la Suisse, comme si la grande forteresse des Alpes était un désert livré au premier occupant ». Il décrivait la paralysie qui frappe une Diète formée de délégués d’États souverains et non de députés des peuples : « Lequel de nous n’a dû souvent déplorer la forme actuelle des délibérations fédérales ? Ces instructions discutées séparément, souvent un peu au hasard, dans vingt-deux législatures, dont les unes ne connaissaient pas les motifs qui peuvent agir sur les autres… Ces députés obligés quelquefois de résister aux vérités les mieux démontrées… Les magistrats directeurs se trouvent dans une situation fausse. Ils doivent, pour ainsi dire, servir deux maîtres, être tour à tour les hommes de la Confédération et les hommes du canton… Il n’est, ce me semble, aucun motif de conserver un pareil état de choses… Rien ne milite en sa faveur, pas même la raison, d’ailleurs bien faible, de l’économie… » Et Rossi concluait en montrant les progrès « mémorables » réalisés par l’idée fédérale dans l’élite et les masses : « Oui, l’idée d’une commune patrie ne nous est point étrangère… Et quoi qu’en disent les détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires de ces temps, que cette idée ait acquis plus de netteté, ce sentiment plus d’énergie. Ce mémorable progrès, tout nous le révèle. Les paroles, les écrits, les fêtes nationales, les sociétés littéraires et savantes, les vœux, les projets d’un grand nombre de cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible de méconnaître, et cette espérance que dans un nouveau Pacte, dans une confédération plus solide, doit se trouver le remède aux maux qui affligent la patrie. »

Ce « nouveau Pacte » se résumait essentiellement dans l’idée de créer un équilibre vivant entre la souveraineté des cantons et leur union resserrée, les cantons conservant « tous les droits qui ne sont pas expressément cédés au pouvoir fédéral ». La Ligue des cantons, enfin dotée d’organes législatifs, exécutifs, judiciaires, administratifs et militaires, devait être transformée en un État moderne de forme fédérative.

L’éloquence de Rossi ne parvint pas à convaincre les partisans de l’esprit de clocher et de l’égoïsme cantonal. Les radicaux jugèrent le projet timide et trop respectueux des souverainetés, les conservateurs et les catholiques le jugèrent révolutionnaire. La Diète l’enterra en 1833, après l’avoir plusieurs fois renvoyé à des commissions. Trois cantons seulement avaient osé le proposer à la ratification populaire. Le verdict fut négatif dans deux cas. L’opposition avait joué sur la « réalité prépondérante » du sentiment cantonal, souvent qualifié de « national » à l’époque. C’est ainsi qu’un député (le grand savant A.-P. de Candolle) pouvait s’écrier en 1832 au Parlement de Genève : « Que veulent les partisans du nouveau Pacte ?… Une république fédérative au lieu d’une réunion d’États souverains ! Avec une position géographique, des mœurs, des antécédents, une langue, qui nous distingue des confédérés, nous ne pouvons vouloir un ordre de choses qui nous engagerait au sacrifice de notre nationalité. » Un autre député qualifiait de « chimère » l’idée d’une Union suisse s’opposant aux seules réalités solides : le sentiment national et la souveraineté des cantons.

Cependant la « chimère » restait à l’ordre du jour, même au sein de la Diète qui l’avait rejetée ; Les adversaires du Projet d’union l’avaient dénoncé comme introduisant « un brandon de discorde » parmi les cantons : il le devint en effet, de par l’acharnement qu’eux-mêmes montrè­rent à le combattre et à refuser les évidences du bien commun, au nom des préjugés de la souveraineté.

Les cantons catholiques, où le parti conservateur restait le maître, n’hésitèrent pas à conclure une alliance séparée, le Sonderbund, et à négocier l’intervention des puissances de la Sainte-Alliance, qui avaient imposé et garanti le Pacte de 1815. Le Sonderbund pouvait compter sur l’appui de Guizot (protestant pourtant, mais d’abord antilibéral), de Metternich, du tsar, du roi de Sardaigne et du roi de Prusse. La France lui fournit en secret des canons et des fusils. Lorsque les cantons libéraux décrétèrent le bannissement de l’ordre des jésuites, en 1847, la guerre civile éclata.

Les libéraux (ou « radicaux ») détenaient la majorité et disposaient de contingents militaires supérieurs en nombre et en armement. Mais ils savaient que les grandes puissances voisines se tenaient prêtes à intervenir pour empêcher toute modification de régime favorable au libéralisme. Seul, Palmerston appuyait les réformistes (considérés par les chancelleries comme de « dangereux tyrans » partisans de la Révolution) : il pressentait que l’instauration d’une Suisse unie et libérale donnerait le signal du renversement de l’ordre imposé à l’Europe par la Sainte-Alliance. La courte guerre civile du Sonderbund (équivalent presque littéral de la guerre de Sécession américaine) fut suivie avec passion par l’opinion européenne, et apporta par son issue un encouragement efficace aux libéraux. Mais il convient de souligner qu’en retour, l’imminence des révolutions de 1848 fut un facteur important du succès des radicaux suisses : elle retarda ou même paralysa l’action des Puissances. La campagne fut menée avec décision, rapidité et humanité. En 26 jours, les cantons catholiques, battus séparément, étaient amenés à la reddition. L’étranger n’avait pas eu le temps d’intervenir. Les vainqueurs se montrèrent généreux : par souscription publique dans les cantons protestants, ils contribuèrent à couvrir la dette de guerre des catholiques. Et dans l’atmosphère de réconciliation nationale ainsi créée, la Diète décida d’entreprendre sans plus de délai la rédaction d’une Constitution fédérale. Plus qu’une victoire des protestants sur les catholiques, la guerre du Sonderbund venait de marquer le triomphe des fédéralistes sur les nationalistes cantonaux.

3. De la Ligue d’États à l’État fédératif (17 février-17 novembre 1848)

Tandis que la révolution éclatait successivement dans les diverses capitales européennes, tout au long de l’année 1848, les Suisses profitèrent du répit que leur laissaient, malgré elles, les Puissances, pour accomplir en quelques mois la transformation de leur séculaire Ligue d’États en un État fédératif durable et fort.

La commission de révision, nommée par la Diète et comprenant un délégué par canton, se réunit pour la première fois le 17 février 1848. La majorité des commissaires étaient des chefs de gouvernements cantonaux ou des magistrats supérieurs, d’autres des commerçants, des médecins, d’anciens commandants de divisions de l’armée victorieuse ; tous hommes d’expérience politique, pas un seul publiciste ou pur intellectuel. Dès la première réunion, ils décidèrent que leurs débats se tiendraient à huis clos, ceci surtout pour accélérer les travaux, éviter les discours démagogiques et les comptes rendus de presse qui « à peu d’exceptions près — comme le déclarait un des membres — relatent ordinairement le contraire de ce qui s’est dit dans une commission ». En sept semaines, au cours de 31 séances plénières, ils élaborèrent un projet de 17 articles. Nombre de ces articles s’inspiraient du projet de 1832, mais les plus importants furent le fruit original des discussions du groupe.

Dès le 15 mai, le projet ayant été transmis préalablement aux cantons, la Diète en aborda l’examen. Une première lecture, un renvoi de quelques articles à une Commission, une seconde lecture et le vote final ne prirent en tout que six semaines. Le 27 juin, le projet était accepté par les deux tiers environ des représentants des cantons. La ratification populaire devait avoir lieu avant le 1er septembre.

Dans la plupart des cantons, le Parlement se prononça d’abord, puis le peuple. Les votes populaires eurent lieu pendant le mois d’août. Le 4 septembre, la Diète se réunit une dernière fois pour prendre connaissance des résultats : 15 cantons et demi contre 6 et demi et 170 000 électeurs contre 72 000 (environ) acceptaient la Constitution. Le 6 novembre, les nouvelles Chambres se réunirent à Berne (choisie comme « ville fédérale »). Le 16 novembre, elles procédèrent à l’élection du premier Conseil fédéral, inaugurant un régime qui ne devait plus être remis en question jusqu’à nos jours. L’essor économique, social et culturel de la nouvelle Suisse unie fut immédiat. Aucune des catastrophes prédites et calculées par les adversaires de la fédération ne se produisit.

Souple synthèse des autonomies locales ou cantonales d’une part, des nécessités pratiques de l’union d’autre part, la Constitution de 1848 ne mérite pas seulement l’épithète de fédérale : elle est précisément fédéraliste, dans ses visées comme par ses principales dispositions. Le législatif, par exemple, s’y compose de deux chambres dont l’une représente le peuple, l’autre les États. L’exécutif collégial, élu par ces chambres réunies, combine les attributs d’un chef d’État à sept têtes et d’un cabinet de ministres ; on ne peut choisir plus d’un de ses membres dans le même canton. Un Tribunal fédéral connaît des différends de droit civil entre l’État central et les cantons, corporations ou particuliers. Enfin et surtout, le problème théoriquement tenu pour « insoluble » de l’abolition des souverainetés nationales se trouve résolu par un compromis qui, plus qu’à la logique, satisfait au bon sens. Escamotage ou solution de sagesse, voici ce compromis qui tient en trois articles :

Article 1. Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance, … forment dans leur ensemble la Confédération suisse.

Article 3. Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la constitution fédérale, et, comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.

Article 5. La Confédération garantit aux cantons leur territoire, leur souveraineté dans les limites fixées à l’art. 3, leur constitution, la liberté et les droits du peuple (etc.).

Si l’on ajoute que la Constitution assure les libertés d’établissement, de culte, d’association, de pétition et d’expression, et qu’elle établit l’égalité devant la loi ; qu’elle crée une armée fédérale ; qu’elle supprime les péages intérieurs et reporte les douanes aux frontières de la Confédération, quitte à indemniser les cantons ; qu’elle uniformise les poids, mesures et monnaies, et nationalise les postes (les chemins de fer suivront plus tard) mais laisse tout le domaine culturel et éducatif à la discrétion des cantons ; qu’enfin elle prévoit une procédure de révision « en tout temps » par initiative populaire ou parlementaire — on aura rappelé l’essentiel de l’œuvre des constituants de 1848. Une quarantaine de révisions partielles, et la révision générale (de tendance un peu plus centralisatrice) opérée en 1874, n’en ont changé depuis plus d’un siècle ni l’esprit ni le caractère spécifiquement fédéralistes.

4. Une expérience-témoin

L’adoption de la Constitution de 1848 est saluée par la quasi-unanimité des historiens suisses comme l’événement capital de l’histoire des Confédérés. Elle tira les leçons de cinq siècles d’expériences souvent amères, confirma les droits et les devoirs lentement élaborés par les divers régimes des républiques locales, et créa d’un seul coup l’État qui se nomme désormais la Suisse. Cet acte central, axial et décisif de l’histoire suisse appelle quelques commentaires qui en dégageront l’originalité.

La rapidité qui présida à la rédaction du projet, à son examen par la Diète, à sa ratification par les cantons et les peuples, et à sa mise en vigueur effective, paraît d’autant plus remarquable que ce processus-éclair (9 mois en tout !) succédait à une longue période de crise et à des siècles de refus obstiné de tout pouvoir central.

L’absence de publicité des débats et le soin que l’on apporta à ne point passionner les esprits (au lendemain d’une guerre civile et religieuse)25 contribua sans nul doute à cette célérité d’exécution, mais aussi à la stabilité du futur État. Plus révolutionnaire en fait que les chartes revendiquées ailleurs par le mouvement de 1848, la Constitution fédérale fut présentée au peuple comme un compromis, non point comme le gage du triomphe des radicaux. À vrai dire, elle portait toutes les marques de cette modération, née du juste équilibre des contraires, qui dénote la présence d’un sentiment fédéraliste authentique…

Nulle mesure de transition ne fut prévue entre l’ordre (ou le désordre) traditionnel et le nouveau régime ; nul « système d’écluse » et nul délai d’application. Or la suppression, d’un trait de plume, des douanes intérieures et des entraves au libre établissement des citoyens d’un canton dans un autre, avait été présentée par les opposants comme devant fatalement semer le chaos et la ruine dans la vie économique du pays. On prédisait la faillite des industries « protégées », l’envahissement des cantons riches par la main-d’œuvre des cantons pauvres, enfin le nivellement au plus bas des diversités culturelles, des coutumes et traditions locales si chères aux Suisses. Ce furent ces craintes, précisément, qui se révélèrent, dans le fait, « rêveries, chimères et utopies ». L’ascension économique d’un riche canton industriel comme Zurich fut immédiate ; celle d’un pauvre canton rural comme Glarus (son voisin) plus lente, mais certaine ; et chacun conserva sa physionomie propre, nul mélange dégradant ne se produisit, en dépit de la suppression instantanée des frontières économiques.

Notons en passant qu’il n’est pas un des arguments des opposants à l’union suisse qui n’ait été repris, dans les débats actuels, par les opposants à l’union européenne. On ne manquera pas de dire que dans la grande Europe moderne, les problèmes ne sont pas homologues de ceux de la petite Suisse du siècle dernier. A-t-on pris garde qu’il fallait trois jours à un député des Grisons pour se rendre à Berne, tandis qu’il ne faut qu’une matinée à un délégué grec ou scandinave pour se rendre à Paris ou à Bruxelles ? L’Europe actuelle est pratiquement plus petite que la Suisse de 1848. Ses États souverains ne sont guère plus différents entre eux que ne l’étaient les paysans primitifs d’Appenzell des patriciens cosmopolites de Genève ; ils sont moins nombreux, et souvent, de moins ancienne tradition nationale…

Si, à bien des égards, la formation de la Suisse comme État représente une expérience de laboratoire annonçant des applications futures à grande échelle, il faut relever qu’à son époque elle se produisit comme à contre-courant de l’Histoire. Déjà, le pacte de 1291, dernier reflet du mouvement des communes italiennes, françaises et flamandes, était apparu comme une réaction tardive, une exception, dont les destinées devaient être exceptionnellement heureuses. « La Confédération suisse est le seul mouvement qui ait survécu au combat pour l’idée démocratique et communale au Moyen Âge ; elle représente le résultat d’une révolution générale qui a été vaincue partout ailleurs »26. De même, la guerre du Sonderbund a produit, en créant la Suisse, le seul résultat durable que l’on puisse attribuer précisément au mouvement général de 1848, partout ailleurs étouffé après la première explosion d’enthousiasme et de violence populaire.

Une dernière remarque s’impose. Elle concerne le sens du mot fédéralisme, qui est le mot-clé de l’histoire suisse. Les radicaux de 1848 voulaient une vraie fédération, mais ils passaient pour des centralistes unitaires. Leurs ennemis, catholiques et conservateurs, se disaient au contraire « fédéralistes », bien qu’ils fussent opposés à tout ce qui menaçait de diminuer les souverainetés locales et d’établir un lien fédéral efficace.

De nos jours encore, ceux qui s’intitulent « fédéralistes », en Suisse, sont les adversaires de toute extension du pouvoir central, tandis que ceux qui s’intitulent « fédéralistes » au plan européen, sont les partisans d’une union institutionnelle de nos pays. Cette contradiction apparente et purement verbale s’explique par la nature dialectique du fédéralisme, doctrine pratique de l’union dans la diversité. Le fédéralisme doit donc souligner le thème de l’union quand les diversités tendent à devenir des divisions, — ou le thème des autonomies locales, quand l’union tend à devenir unification forcée. Cette dialectique, en Suisse, n’est pas abstraite : elle exprime la vie même de la Confédération, et donne la formule générale de tous les débats qu’y soulèvent les questions politiques, économiques ou culturelles les plus concrètes.

Bibliographie

Les sources de l’histoire suisse sont cantonales et locales, jusqu’au xixe siècle.

Nous ne pouvons songer à en donner ici même un aperçu : la Suisse compte 25 cantons ! Les meilleurs ouvrages d’ensemble sur l’histoire suisse considérée dans son unité datent des débuts du xxe siècle :

H. Barth, Bibliographie der Schweizergeschichte, 3 vol., Bâle 1915 ; Karl Dändliker, Geschichte der Schweiz, Zurich 1900-1909 ; Johannes Dierauer, Geschichte der Schweizerischen Eidgenossenschaft, Gotha 1907-1913 ; Ernest Gagliardi, Geschichte der Schweiz von den Anfängen bis zur Gegenwart, Zurich 1920 ; Werner Oechsli, Quellenbuch zur Schweizergeschichte, Zurich 1918 ; Hans Nabholz, Geschichte der Schweiz, Zurich 1937.

Sur les origines : Karl Meyer, Ueber die Einwirkung des Gotthardpasses auf die Anfänge der Eidgenossenschaft, in « Geschichtsfreund », t. 74, 1924 ; id., Die Urschweizer, Zurich 1927 ; id., Der älteste Schweizerbund, dans « Revue d’Histoire suisse », n. 1 et 2, 1924.

Sur la Constitution de 1848 : F. Fleiner, Schweizer Bundesstaatsrecht, Tubingue, 1922 ; William E. Rappard, La Constitution fédérale de 1848, Neuchâtel, 1948 (ouvrage de base, contenant de larges extraits du Protocole de la Commission constituante et des journaux privés des membres de la Commission). Voir aussi : Fritz Fleiner, Entstehung und Wandlung moderner Staatstheorie in der Schweiz, Zurich, 1916 ; William Martin, Histoire de la Suisse, Paris 1930 ; Gonzague de Reynold, Conscience de la Suisse, Neuchâtel, 1938 ; Denis de Rougemont, La Confédération helvétique , Paris, 1953 ; André Siegfried, La Suisse, démocratie témoin, Neuchâtel, 1948 ; E. Hughes, The Federal Constitution of Switzerland, Oxford, 1954.