(1985) Articles divers (1982-1985) « « Des manifestations pacifistes encore plus grandes ! » (2 juillet 1982) » p. 27

« Des manifestations pacifistes encore plus grandes ! » (2 juillet 1982)h

Comment considérez-vous les manifestations pacifistes de ces derniers mois ?

À en croire certains journaux occidentaux, il s’agit simplement d’une réussite de la propagande et de la manipulation soviétiques. Le plus grand danger pour la paix du monde — le seul danger, disent les uns — serait constitué par les pacifistes, parce qu’ils érodent la volonté de défense de l’Occident. À tout cela, j’ai envie de répondre que cette campagne contre les pacifistes est elle-même manipulée… Il y a beaucoup plus sérieux : si l’on se dispute à coup d’arguments idéologiques, on dissimule ainsi des réalités économiques. Il existe en fait, sur ce plan-là, une profonde complicité entre les États-Unis et l’URSS.

Faut-il parler d’un complot des grands, des puissants contre les peuples ?

Je ne dirai jamais cela. Il n’existe pas de complot conscient, cynique. Je suis persuadé que les dirigeants de l’URSS et des États-Unis sont convaincus de défendre leur peuple et leur idée de la civilisation. Ils ne se rendent même pas compte de la contradiction démentielle dans laquelle ils vivent. Leur action réelle est parfaitement définie par leurs intérêts économiques mais quand on passe au plan de l’idéologie, on ne comprend plus. En particulier, on ne comprend pas comment la paix mondiale peut être défendue par les armes nucléaires, premier moyen que les hommes aient inventé pour anéantir toute l’humanité.

Sans parade ?

Il n’y a aucune espèce de parade possible à la guerre nucléaire. Ce qu’il y a de plus inquiétant dans les débats actuels, c’est qu’on sent une impatience, complètement inconsciente mais réelle, des deux côtés, d’essayer ces armements qui ont coûté à l’humanité en 1981, 600 milliards de dollars. On n’avait encore jamais dépensé une somme pareille. L’industrie des armements devient le centre de toute la production. On est donc tenté de les essayer et pour ce qui est de l’arsenal atomique, on a trouvé récemment les bombes dites tactiques. Il s’agit de l’idée, qui a l’air raisonnable au premier abord mais qui est monstrueuse en réalité, de limiter les échanges nucléaires au champ de bataille — par exemple à l’Europe, comme l’a si aimablement dit le président Reagan. Eh bien, c’est de la folie ! Le groupe de Bellerive — que j’ai contribué à fonder et qui comprend des savants atomistes de premier ordre — a publié un manifeste contre l’illusion d’une limitation de l’escalade nucléaire. C’est exclu par les militaires eux-mêmes. Les seuls qui répandent cette idée sont probablement les gens qui produisent ces armes.

Il y a donc une pression du lobby des armements ?

Une pression formidable qui agit sur l’opinion publique et également sur les députés et les gouvernements. Eux sont manipulés, jusque dans leur manière de penser. C’est ça le danger et non pas le pacifisme !

Quelle peut être la réponse des pacifistes ?

La première réponse, c’est la diffusion, dans le monde entier, d’informations sur la réalité de la situation. Il existe malheureusement [sic] plusieurs institutions capables de nous fournir des données sérieuses à cet égard. Et les manifestations pacifistes représentent une force gigantesque : elles témoignent d’une profonde et croissante conviction des populations. Il faudrait qu’elles deviennent encore plus grandes, plus puissantes. Je ne nie pas qu’il y ait des tentatives de manipulation dont les pacifistes de mon espèce sont conscients et qu’ils dénoncent, mais l’idée que ces manifestations sont uniquement le fruit de telles manipulations ne tient pas — en particulier devant le fait qu’elles apparaissent maintenant dans les pays communistes comme l’Allemagne de l’Est, autant que dans les discours du pape. Soyons sérieux. Ce qui est réel, indiscutable, c’est une économie fondée sur la production d’armements dont il n’est guère imaginable qu’on se serve jamais, c’est la multiplication des armes nucléaires, notamment par le détour des centrales dites civiles — voyez l’Inde, l’Irak, le Pakistan — qui permettront bientôt à de nombreux pays de se procurer la bombe. Cela me paraît plus dangereux que le pacifisme.

Alors, que faire ?

Il n’y a qu’un moyen d’éviter la tempête nucléaire en Europe, à mon sens et à celui de mes amis : l’élimination de toutes les armes atomiques de notre continent. Et cela, je le dis avec toute ma conviction. Je pense que si les Soviétiques étaient jamais tentés d’occuper l’Europe, ils n’auraient pas intérêt à se faire précéder par leurs bombes atomiques, qui leur interdiraient d’y pénétrer beaucoup mieux que toutes nos armées. Donc ils n’utiliseraient pas l’arme nucléaire les premiers, sans l’existence des forces de frappe française et britannique, et sans les fusées de l’OTAN.

Les peuples parviendront-ils à obtenir le retrait des armes atomiques d’Europe ?

Ils l’obtiendront sûrement, s’ils prennent conscience de l’ampleur du danger. On ne peut plus se leurrer sur les effets d’une guerre nucléaire : ce serait l’anéantissement de la population européenne, ne serait-ce que parce qu’une des propriétés des radiations est de détruire les défenses immunitaires de l’organisme et que de terribles épidémies se propageraient ainsi. Quant à l’Union soviétique, elle subirait des pertes très lourdes, mais pas définitives, car sa population est dispersée sur une vaste surface ; la nôtre est dix fois plus dense.

J’en viens à la Suisse.

C’est sans doute le pays le mieux placé pour éviter une attaque nucléaire, puisque nous ne possédons pas d’armes atomiques. C’est aussi un pays particulièrement à même de résister ; une agression par des moyens conventionnels, grâce à sa géographie et à ce que nous appelions, déjà avant la dernière guerre, la défense en hérisson de chaque village, de chaque hameau, une défense répandue sur tout le territoire. Et si cette défense, proche de la guérilla, ne suffisait pas, il faudrait aussi recourir à la défense civile. J’ai fait naguère une proposition qui est peut-être moins comique qu’il n’y paraît à première vue : au lieu de dépenser des sommes énormes pour acheter des chars modernes et des avions vite démodés, on pourrait dépenser un peu d’argent pour enseigner le russe dans les écoles. De telle manière que si les « Ivan » pénètrent dans notre pays, et s’y installent en garnison, nous puissions causer avec eux, leur demander ce qu’ils font là, si loin de chez eux, les démoraliser par l’amitié… Bien d’autres procédés peuvent être imaginés. Une défense civile ainsi conçue pourrait déstabiliser l’adversaire, comme au judo où tout l’art consiste à ne pas être là où nous attend l’autre et à utiliser son propre élan pour le renverser.

Pensez-vous que la non-violence puisse constituer une alternative à la défense armée ?

Je suis persuadé que la non-violence est la seule réponse vraiment humaine à la guerre.

Faut-il dès lors renoncer à l’armée suisse ?

Non, parce que je ne pense pas que notre défense militaire puisse être considérée comme un danger par un autre pays. Il n’empêche que devant le risque d’une guerre nucléaire, devant cette possibilité parfaitement réelle, il me semble que seule l’attitude radicalement contraire, la non-violence, soit correcte. J’irai jusqu’à avancer ceci : les seuls qui soient sûrs d’avoir raison sont ceux qui disent : désarmons-nous, commençons les premiers.

Seriez-vous prêt à le dire pour notre pays ?

Je n’y suis pas encore prêt. Pour vous parler sincèrement, je sens, je sais, je vois ce que serait la seule position absolument tenable — quitte à ce qu’on en meure tout de suite, mais autant mourir pour une bonne raison que pour l’épouvantable idiotie qui sera peut-être, comme dans le cas des Malouines, à l’origine d’une guerre. La guerre nucléaire, c’est bien plus fou, si l’on y pense, que de dire désarmons-nous et offrons nos poitrines nues. Je crois qu’il y aurait là un moyen de dissuasion formidable. Cependant, si un conflit devait éclater dans deux mois, ou dans deux ans, je me demande si nous aurions le temps de préparer techniquement cette défense non violente. Parce qu’il ne faut pas que ce soit une démission.

Vous voudriez donc qu’on organise la non-violence ?

Je voudrais que les meilleurs esprits de ce temps se mettent à imaginer des procédés de résistance au mal. J’ai été frappé, depuis longtemps, par ces deux versets des Proverbes (Prov. 26/4-5) : « Ne réponds pas à l’insensé selon sa folie, de peur que tu ne lui ressembles toi-même » et « Réponds à l’insensé selon sa folie, afin qu’il ne se regarde pas comme sage ». Alors, il faut répondre à la défense militaire et en même temps par la non-violence. C’est un compromis, sans nul doute, mais pour le moment je ne peux pas aller plus loin.