(1981) Articles divers (1978-1981) « La maîtrise sociale des besoins (avril-juin 1980) » pp. 206-212

La maîtrise sociale des besoins (avril-juin 1980)bb

1. Toute tentative de maîtrise des besoins — qu’elle se veuille sociale, ou scientifique, économique ou politique, implique que l’on s’entende sur la nature des besoins humains, leur consistance, leur permanence et leur variabilité.

2. Les besoins matériels, physiologiques et moraux d’un individu humain d’âge moyen (dans telle ou telle communauté) varient en quantité et en qualité selon les temps, les lieux, les coutumes, les modes, et les croyances ; — selon les techniques, les échanges de biens ou d’informations ; — selon les combinaisons et permutations de ces facteurs ; — enfin selon les finalités que se donnent les peuples, voire à l’intérieur d’un même peuple et à la même époque, les individus exemplaires, ceux qu’on imite ou qui déterminent nos aspirations. Je me bornerai à quelques exemples topiques de ces variations.

3. Exemples de variations des besoins selon les temps et les lieux : depuis quand les Européens ont-ils besoin de pommes de terre ? de café ? de tabac ? de tomates ? de soja ? de pétrole ? d’uranium ?

Quand la maîtresse d’un roi lui adresse l’apostrophe fameuse : « La France ! Ton café fout le camp ! » le premier lycéen français venu sait qu’il ne s’agit pas de Saint Louis ni d’Henry IV, mais du xviiie siècle. (Le café ne fut introduit en Europe, à Marseille, qu’en 1654.)

Au milieu du xviiie siècle, Condillac écrit : « Les pommes de terre seraient un luxe sur nos tables si nos champs n’en produisaient pas, et qu’il fallût les faire venir à grands frais de l’Amérique septentrionale, d’où elles viennent originairement. » Parmentier venait de faire accepter par la France, longtemps réticente, la culture de ce tubercule importé en Europe depuis deux siècles déjà. Dès le xixe siècle, la pomme de terre est devenue l’un des besoins primordiaux de l’alimentation de base des Européens.

4. Exemple de variations des besoins selon les techniques et la mode. En 1890, le dictionnaire allemand Brockhaus définit ainsi l’automobile : « nom qui a quelquefois été donné à de curieux véhicules mus par un moteur à explosion… Cette invention, aujourd’hui oubliée, n’a connu qu’échecs et désapprobation des autorités scientifiques ». Mais en 1899, le jeune Henry Ford fonde une entreprise de construction d’automobile à un moment où, note-t-il dans Ma Vie : « il n’y avait pas de demande pour les automobiles » ; voire « une répugnance du public devant cette machine jugée laide, sale, bruyante, et qui met en fuite les chevaux et les enfants ». En quelques décennies, par les procédés publicitaires que l’on sait, Ford va changer tout cela, c’est-à-dire va changer la nature même des besoins de l’homme du xxe siècle en faisant passer au premier rang le plus artificiel de tous et le dernier venu dans l’histoire.

En 1909, il vend 18 000 voitures, en 1919, un million. Aujourd’hui les USA en produisent 12 millions par an, l’industrie automobile (General Motors) et ses annexes, les multinationales pétrolières (Exxon), déterminent la conjoncture industrielle mondiale. L’auto, qui fait près de 300 000 morts et 13 millions de blessés par an, et qui a valorisé le pétrole au point d’en faire le problème no 1 des années que nous vivons, est devenue le besoin n° 1 de l’homme occidental, que l’on voit trop souvent prêt à se priver de tout pour l’acquérir.

5. Exemple de variations de besoins selon les croyances : Comparez le budget de la viticulture en France, Espagne, Italie, catholiques et romands, et dans les pays de l’islam (Algérie exceptée) ; comparez les 30 000 tonnes de viande de bœuf importables en franchise de douane dans les pays de la CEE (selon les accords de Lomé II) avec le poste (théoriquement) correspondant dans le budget de l’Inde des vaches sacrées… Demandez-vous ce qui se passerait aux USA quant aux prévisions de vente des autos si des sectes comme celle des amish, pacifistes absolus et antimodernistes, qui s’interdisent l’usage des autos, devenaient soudain, comme il arrive, la dernière mode from coast to coast.

C’est évidemment la religion qui détermine les variations les plus impressionnantes dans l’échelle de mesure des « besoins ». J’en donnerai deux exemples contrastés, l’un illustrant l’extrême de la boulimie universelle, l’autre l’extrême de la sobriété ascétique, extrêmes auxquels peut mener le besoin spirituel, selon qu’il est conçu comme divinisation impérialiste, ou au contraire, comme oblation altruiste du moi.

J’emprunterai le premier exemple à une légende de l’ancienne Russie que me raconta un jour l’écrivain exilé Alexis Remizov : la légende de la Grande Baleine.

Il y avait une fois une grande baleine que les habitants d’un village avaient prise vivante, et qu’ils aimaient beaucoup. Elle avait faim. Ils lui apportèrent tout ce qu’ils pouvaient trouver, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim. N’ayant plus rien à lui donner, ils la transportèrent dans une ville voisine, beaucoup plus riche. Là, sur une place publique, on lui apporta des quantités énormes de nourriture, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim, aussi grand-faim qu’avant et encore plus. Les gens voulaient la garder en vie, ils aimaient leur baleine, mais ils ne savaient plus comment la satisfaire. À la fin, ils lui demandèrent : « Qu’as-tu ? » Elle dit : « J’ai faim ». Ils lui dirent : « Nous t’avons donné toute la nourriture du pays. » Elle dit : « Quand vous m’aurez donné cent fois et mille fois plus, j’aurai encore faim. » Ils lui dirent : « Que veux-tu donc ? » et elle dit enfin : « Je veux Dieu ! »

À cette légende de la faim inextinguible j’opposerai l’histoire véridique d’une sobriété miraculeuse du seul saint Suisse, Nicolas de Flue, qui vécut au xve siècle et ne fut canonisé qu’en 1946.

Nicolas de Flue, homme libre de la Suisse primitive, avait été guerrier dans sa jeunesse, puis juge, puis riche paysan et père de dix enfants, mais à l’âge de 50 ans, il se retira du monde dans un ermitage des Alpes, pour se donner à la prière et à la vie contemplative et il cessa de manger pendant vingt ans, jusqu’à sa mort. Les espions envoyés par un évêque méfiant ne purent jamais le surprendre en train de manger des baies sauvages ni de ronger des racines. Par son immense autorité spirituelle, il sut prévenir la guerre civile et il devint ainsi le père et le saint protecteur de l’actuelle Confédération helvétique.

Le contraste entre la légende russe et l’histoire suisse suggère que les besoins religieux peuvent se porter aussi bien sur des idéologies messianiques de puissance, et les besoins tendent vers l’infini, que sur des conduites d’effacement de soi au service du prochain dans la communauté, et les besoins deviennent pratiquement nuls, ou pour mieux dire : changent de nature.

6. Tout cela est très joli, me dira-t-on, mais ne va pas nous aider à résoudre les problèmes urgents et concrets des besoins énergétiques (surtout dans le monde industrialisé, tant communiste que capitaliste) et des besoins alimentaires (surtout dans le tiers-monde… pour le moment).

À ce « réalisme » de clichés, ignorant de la nature de l’homme, c’est-à-dire de l’élément véritablement concret de tous nos problèmes, la réalité contemporaine oppose l’exemple de la révolution chiite. Je l’écrivais en février 1979 :

Ce qui vient de se passer en Iran est un tournant de l’histoire des temps modernes. Il s’agit du premier exemple d’un rejet, au sens médical, du modèle industriel occidental par tout un peuple du tiers-monde, au mépris de ses intérêts immédiats et du « niveau de vie » qu’on lui promettait, du rejet de la modernisation que son souverain entendait lui imposer « pour son bien » et par pur amour du progrès. 

Évoquant le désarroi des ministres et des experts occidentaux devant cette conduite « irrationnelle », j’ajouterai : « C’est qu’ils n’imaginent pas qu’il y a dans l’homme d’autres besoins à satisfaire que matériels et chiffrables, obéissant aux calculs de la publicité et aux prévisions du marketing. » Alors que la plupart des peuples du tiers-monde paraissent accepter sans regimber ce que leurs dirigeants (formés par les colonisateurs européens ou soviétiques) leur font croire qu’ils désirent, en Iran se manifeste d’emblée une résistance totalement imprévue par les experts et non enregistrée par les ordinateurs : une résistance purement humaine, spécifiquement humaine, je veux dire religieuse.

Lors d’un colloque qui vient de se tenir à Genève, le philosophe et théologien allemand Georg Picht nous rappelait que « si les exportateurs de centrales nucléaires avaient consulté d’abord des experts en histoire religieuse de la Perse, ils auraient probablement hésité à prendre les risques qui sont devenus manifestes au cours de ces dernières semaines ».

Les événements qui ont amené le départ du shah et l’avènement de l’ayatollah Khomeiny ne s’expliquent, en effet, que par le seul facteur négligé par les économistes : la réalité religieuse, en l’occurrence le chiisme, qui domine largement dans les masses populaires et, en principe au moins, dans la classe dirigeante.

7. Le minimum vital. Si les besoins peuvent être pratiquement accrus au-delà de toute possibilité matérielle de les satisfaire ; et s’ils peuvent être exaltés théoriquement, vers l’infini sur le plan collectif : idéologie du Progrès illimité ; millénarisme totalitaire, stalinien, fasciste ou nazi ; croissance indéfinie du PNB… Si à l’inverse quelques saints comme il s’en est trouvé croit-on au Tibet, dans les Andes ou dans les Alpes suisses, ont eu le secret de subsister sans se nourrir, une limite absolue demeure posée : la famine pour des classes ou des populations entières.

Toute réflexion sur les finalités d’un ordre économique mondial (qu’on ne saurait dire « nouveau », puisque sans précédent) doit tenir compte de ce préalable, et repenser notre politique à partir de ce seuil, de cette limite inférieure très peu modifiable pour les individus, et pas du tout pour une collectivité.

Les mesures prises jusqu’ici contre les grandes famines régionales ont été au mieux décevantes et au pire dénoncées comme autant de trahisons de leurs fins alléguées. (Distributions de vivres à une population immédiatement récupérés par ceux-là mêmes qui affament cette population. Cf. Cambodge.)

Qu’il s’agisse de famine déclarée, de pénurie générale dans une région, ou seulement de menaces de pénurie, certaines erreurs doivent être évitées désormais, et certaines stratégies ou tactiques adoptées.

8. Se garder de…

a) la technicité savante, brillante et jargonnante, qui se moque des fins (survie d’abord, puis Vie développée vers le Sens), et ne tient compte que des facteurs de rentabilité (à court terme), de profit (financier) et de contributions au système mondial de production-distribution ou valorisation des armements classiques et nucléaires.

b) croire aux prétendus « impératifs » de l’économie, de la technique, ou de la « défense nationale » qui ne sont que les tentatives publicitaires des grandes et moyennes entreprises pour nous faire prendre leurs désirs pour nos fatalités. Toute la publicité, dont vit la presse d’une part et la Radio-Télévision d’autre part, essaie de nous faire croire, à longueur de journée, que nous ne pouvons plus vivre sans tel produit, sans telle machine, sans tel type de consommation.

Il n’y a d’impératifs que de la Nature, de la physiologie (à de rares exceptions près) et de la décence morale (sans exception).

c) confondre besoin et « manque » au sens où cela se dit chez les drogués. Application très évidente à la consommation d’énergie électrique et au gaspillage du pétrole. Les Occidentaux sont intoxiqués par le gaspillage d’énergie, et le tiers-monde est fasciné par leur démence.

8. L’évaluation des besoins se fait aujourd’hui, pratiquement, en termes de politique économique, plutôt que sur la base d’enquêtes scientifiques. Elle tend à faire coïncider les « besoins » provoqués chez les consommateurs avec les désirs de profit des producteurs.

Elle relève donc principalement du marketing, de ses stratégies et de ses tactiques bien connues. Ainsi quand une grande compagnie nationale comme Électricité de France (EDF) désire augmenter ses ventes, elle lance le slogan du « tout électrique » destiné à créer le besoin quitte à avouer par son PDG lui-même (voir l’interview de M. Boiteux dans Le Monde du 24-01-1975) que le « tout électrique » a été mis là selon le vœu du gouvernement pour « préparer la substitution de l’électricité nucléaire au pétrole »55.

Je réitère : ils voudraient nous faire prendre leurs désirs (de profit, de puissance, de mise au pas de la société) pour nos besoins, voire nos fatalités.

Quand un gouvernement éprouve le besoin de justifier par quelques chiffres son besoin de prélever davantage sur les activités industrielles qu’il fomente, il fait estimer nos besoins par ceux dont l’intérêt est de les majorer bien au-delà du maximum probable. Il s’agit des experts désignés par les producteurs d’une part (patronat et syndicats) et par le gouvernement lui-même d’autre part.

J’écrivais en 1975 : Pour faire face à la demande en électricité dont on assure, sans nul souci de vraisemblance, qu’elle va sans fin doubler tous les sept ou dix ans, on déclare nécessaires des réacteurs dont on ignore encore les vrais dangers, et encore plus les moyens d’y remédier. J’en déduis qu’on veut nous faire prendre dès maintenant des risques proprement incalculables au nom des besoins à venir arbitrairement évalués. On ne connaît, scientifiquement, ni ces risques ni ces besoins, et c’est de cette double ignorance que l’on déduit la certitude qu’il faut des centrales nucléaires.

Un moyen de résister à des procédures aussi évidemment truquées et cyniquement manipulées, serait d’instituer des commissions d’enquête sur les besoins réels d’une population en nourriture, énergie, transports, formation professionnelle, etc.

Ces commissions devraient se composer non seulement d’agronomes, d’ingénieurs, d’économistes et d’éducateurs, mais d’historiens des mœurs, de géographes, de biologistes, d’écologistes, d’hygiénistes et de sociologues (cette liste n’étant pas limitative), chacun ayant fait la preuve de son indépendance à l’égard des gouvernements et des sociétés nationales ou multinationales. (Aller plus loin serait se condamner, je le crains, à ne plus trouver de membres « sérieux ».)

Les commissions ayant terminé leur enquête adresseraient leurs conclusions aux gouvernements et aux producteurs d’une part, mais surtout aux organisations de consommateurs d’autre part. Ces derniers se trouvent partout sous-représentés ou non représentés dans les organismes décideurs, — pour la raison indiquée plus haut, que les experts qu’on écoute chez les ministres sont ceux des producteurs, le danger étant alors, « that bargains may be stuck between governments and producer interests at the consumer’s expense »56. D’où la nécessité de renforcer les organismes existants, dans le cadre de l’International Organisation of Consumers Unions (IOCU).

L’arme principale des consommateurs, dans toutes les parties du monde, c’est l’Information. C’est d’une information honnête donnée aux consommateurs européens quant à l’origine, aux conditions et aux effets du commerce des produits « exotiques » (qu’ils croient devoir exiger selon leur TV spot) que dépendra l’issue de la lutte contre la famine en Afrique noire ou dans l’ex-Indochine. C’est d’une information honnête aux peuples de ces pays quant aux dangers de la monoculture et de l’agrobusiness que dépendra leur survie.

9. Ayant ainsi passé les bornes de la plus insolente naïveté, rien ne me retiendra plus de proposer que, dorénavant, toutes les distributions de vivres et de médicaments aux peuples souffrant de famine ou d’épidémies suite à une guerre dite « civile » ou a quelque catastrophe naturelle, s’opèrent sous l’étroite surveillance des Casques bleus de l’ONU, afin d’éviter que vivres et médicaments soient récupérés avant leur distribution ou aussitôt après par l’un des partis ou gouvernements en présence.

10. Conclusions. En pleine conscience du ridicule qu’encourent aux yeux des experts officiels des propositions aussi excessives que celles qu’on vient de suggérer, à savoir :

— évaluation objective, indépendante, scientifique plutôt que stratégique, et humaine plutôt qu’économique, des besoins véritables de l’humanité ;

— informationindépendante des intérêts nationaux ou multinationaux — quant aux besoins véritables des hommes et aux moyens de les satisfaire ;

— surveillance des distributions d’aides au tiers-monde par les Casques bleus, non par des fonctionnaires nationaux,

je ne penserai pourtant pas avoir absolument perdu mon temps et celui du congrès de Dakar en proposant à votre réflexion un texte qui se résume à demander trois choses :

— qu’on ne parle plus de « besoins » comme si l’on savait ce que c’est, ou comme s’il s’agissait de projets de vente ;

— qu’on ne parle plus de famines comme s’il s’agissait de fatalités ;

— et qu’enfin qu’on ne parle plus de l’avenir humain comme s’il s’agissait de quelque chose dont nous ne serions pas responsables.