(1953) Le Figaro, articles (1939–1953) « Demain la bombe, ou une chance d’en finir avec la terre (30 juin 1946) » p. 1

Demain la bombe, ou une chance d’en finir avec la terre (30 juin 1946)o

Il est des lieux où souffle l’esprit de destruction.

Herman Melville, grand romancier américain du dernier siècle, décrivant les Îles enchantées d’un archipel du Pacifique, disait qu’elles « évoquent assez bien l’image que ce monde pourrait offrir après une conflagration punitive ». Il ajoute qu’elles donnent à songer « à des choses vivantes et vermeilles, malignement réduites en cendres : des pommes de Sodome après le contact flétrisseur… Le principal bruit vivant, ici, est le sifflement… Les sombres masses vitrifiées, dont un grand nombre s’élèvent à quelque distance du rivage parmi les blancs remous et les brisants, forment un spectacle vraiment plutonien ».

Il y a près de trois quarts de siècle que Melville eut cette vision prophétique, et d’une peu croyable précision, de Bikini telle qu’elle sera demain, après le « sifflement » d’une bombe « plutonienne » qui « réduira malignement en cendres » et en « énormes masses vitrifiées » les coraux, les vaisseaux de guerre et les cochons en uniforme qu’on y a mis en place d’équipages.

Opération-carrefour vraiment. Carrefour de la panique et de l’orgueil humain. Carrefour d’une guerre enfin totale et d’une paix enfin mondiale.

Mais l’idée même de carrefour évoque celle d’une incertitude. Non seulement nous ne savons pas dans quelles voies nous engagent ces expériences — celle de demain et celle, beaucoup plus grave, projetée pour la fin du mois —, mais encore nous sommes dans un doute entretenu par nombre de savants quant à leurs effets immédiats. Depuis des mois, en Amérique, et hier en France, on nous prédit des catastrophes possibles, de dimensions continentales. Un physicien de New York a cru de son devoir d’avertir son gouvernement que l’évaporation instantanée de dizaines de millions de litres d’eau provoquerait un tel raz-de-marée que le Déluge, en comparaison, n’aurait été qu’un bain de pieds. D’autres nous parlent d’une contamination des atomes d’uranium nageant dans l’Océan. Ou de nuages radioactifs qui se promèneraient autour du globe, semant la mort et la consomption lente dans les pays les plus lointains, aveuglant les avions, affolant les boussoles, rendant chauve ou stérile, rongeant les moelles…

Mais tout cela ne fait peur à personne. Le fait est que personne n’a protesté, et la première des expériences est pour demain. À cette apathie plus qu’étrange de l’opinion et de ses organes, je distingue au moins trois raisons.

La première, c’est que la mort en masse, ou la menace d’une mort instantanée s’abattant au hasard sur tout un peuple, effraye moins qu’une séance chez le dentiste.

La seconde, c’est que la curiosité est plus forte que la crainte chez les enfants. Or l’opinion publique est un enfant que rien au monde ne saurait empêcher de jouer avec les allumettes. Et tant de gens s’ennuient sur la Terre, qu’ils la verraient bien volontiers sauter pour qu’il se passe quelque chose.

Mais la troisième raison est la plus remarquable. Si la menace d’un raz-de-marée continental — pour si faibles qu’en soient les chances — n’a pas déclenché en retour un raz-de-marée de protestations dans le monde entier, c’est qu’on affirme que l’opération sera faite « dans un but militaire ». Ces quatre mots (et cette faute de français) réduisent au silence toute espèce d’objection humanitaire ou même scientifique. Posons ici une question grave et malicieuse. Que pense-t-on qu’il se produirait si quelque groupe privé faisait savoir au monde qu’il va se livrer à des expériences de cet ordre, « dans un but » de connaissance pure, de poésie, de philosophie, ou de lucre, ou de simples amusement ? Quel tollé mondial, aussitôt ! Quel fracas de cris au fou ! au gaspillage ! à l’existentialisme ou au surréalisme ! et pire encore : à l’hitléro-trotskisme, à l’anarcho-cléricalisme sournoisement soutenu par Wall Street ! Mais non, ni tôle ni murmures. Le sérieux le plus méthodique a présidé à la préparation d’une expérience dont l’utilité n’est point trop claire, si l’un des risques en est la fin du monde. Personne ne rit, ne ricane, ou ne hurle.

Serait-ce qu’au fond de nous-mêmes, à l’insu de nous-mêmes, au tréfonds de notre inconscient, la guerre nous plaît ? Il est clair que nous jurons tous, sans exception, qu’il n’en est rien. À nous en croire, et nous sommes sincères, nous n’aimons vraiment que la paix. La paix nous comble. La paix ne nous ennuie jamais... Si c’était vrai, il n’y aurait pas de guerres. (Je ne parle pas de tel ou tel pays, mais de l’ensemble de l’humanité.)

Et maintenant, veuillez écouter la retransmission planétaire de la première répétition des trompettes fracassantes de l’Apocalypse, — « et le tiers des navires périt ». Si c’est un four, comme certains le prévoient, je vous conseille de n’en pas rire, ou pas si vite : attendons le grand concert de la fin de juillet.