(1956) Articles divers (1951-1956) « Denis de Rougemont et l’amour-passion, phénomène historique (4 février 1956) » p. 6

Denis de Rougemont et l’amour-passion, phénomène historique (4 février 1956)ab

Pourquoi aviez-vous écrit ce livre ? L’amour des découvertes ?

Mon propos initial était assez simple. Je voulais mettre à jour un paradoxe dont l’époque semble nourrie mais inconsciente : on fonde aujourd’hui le mariage sur la passion, ce qui est une stupidité car c’est confondre l’amour pour la mort avec l’amour pour la vie.

Je voulais donner 150 pages ; j’en fis 400. En cours de route, en effet, je me mis à rechercher l’origine de l’amour-passion et je m’aperçus qu’il apparaissait pour la première fois clairement dans le mythe de Tristan. Dès lors je dépassais largement mon sujet : il ne s’agissait plus d’exposer ce que j’appelle la crise contemporaine du mariage mais d’aller véritablement à l’essentiel : étudier l’amour-passion à travers le temps, sa naissance, ses premières formes, les autres aussi, jusqu’à la dégradation qu’il subit de nos jours. J’ai tenté de le décrire comme un phénomène historique, d’origine proprement religieuse.

Voulez-vous dire que l’amour-passion n’est pas un des caractères permanents de la nature humaine ?

Exactement. L’amour-passion est un sentiment historique, qui a une histoire. Il a des causes, des raisons. Peut-être eût-il pu ne pas exister. En tout cas, il n’apparaît pas avant le xiie siècle.

Mais Ovide, Properce, Tibulle ? Et la passion que Catulle portait à la Lesbie ?

Faites attention aux textes. Vous verrez qu’il ne s’agit que d’amour charnel. Aucun texte de l’antiquité ne nous présente l’amour comme lié à la mort, avec ce goût de cendres tel que l’Occident a pris l’habitude de le considérer ou de l’éprouver. En Orient et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme un plaisir, la simple volupté physique. Et la passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout, y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. Il y a un bouleversement au xiie siècle : subitement, c’est le mariage qui est en butte au mépris tandis que la passion est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi. Pourquoi cette révolution ? Pourquoi l’amour de l’amour et l’amour de la mort sont-ils apparus à ce moment-là ? Il faut relier l’amour courtois à l’hérésie néo-manichéenne.

Ma thèse a été souvent attaquée par les historiens et les maîtres de Sorbonne. Certains spécialistes n’ont pas aimé que j’établisse des connexions entre les sombres cathares et les joyeux troubadours. Et pourtant les chansons courtoises chantent l’amour hors du mariage ; or seuls les fameux cathares condamnaient le mariage.

On vous avait reproché d’avoir fait trop d’hypothèses sur la doctrine de cette hérésie.

En effet. Quand parut mon livre, on ignorait encore beaucoup trop de choses sur cette doctrine. J’avoue que j’en avais été réduit à un grand nombre d’hypothèses. Mais, en 1940, le Père Dondaine retrouva dans une bibliothèque de Florence le Livre des deux principes, premier texte cathare en notre possession. J’eus le bonheur de voir qu’il confirmait ce que j’avais avancé. C’est pourquoi je propose aujourd’hui une nouvelle édition, où l’idée du livre reste la même mais s’appuie maintenant sur des textes : j’ai repris la partie historique.

Mais votre propos demeure celui d’un moraliste.

J’en conviens. Mon livre est celui d’un moraliste dans la mesure où il cherche à faire prendre conscience aux gens des motifs de leurs actes. Nous en revenons à mon but initial : dénoncer la crise du mariage. Le mythe de Tristan, dégradé, édulcoré, à l’état inconscient habite toujours les esprits. Il n’est pas une femme qui ne rêve de connaître le grand amour, la passion unique, totale, mortelle. L’adultère est presque devenu une vertu. Le cinéma fournit assez de preuves à ce que j’avance. Fonder le mariage sur l’amour-passion est un monstrueux contresens. Il y a un point aussi à ne pas oublier : dans l’amour-passion, les êtres sont dominés par leur amour. Ils ne peuvent pas ne pas s’aimer : un philtre, la beauté diabolique de l’un ou simplement la fatalité les contraint à s’aimer. Mais alors, s’ils s’aiment malgré eux, poussés par une force extérieure qu’ils peuvent arriver à haïr, ils ne s’aiment pas vraiment ! J’aimerais que l’amour fût moins fatal et qu’on choisît davantage les gens qu’on aime : par volonté. Il faut unir Éros et Agapè. Et plus prosaïquement, rendre le mariage plus difficile. Le temps, la réflexion, ne gâchent rien. Pauvres cathares !