(1988) Inédits (extraits de cours) « Région » pp. 195-203

Régionn

1. Définitions

24 février 1967

La région n’est pas une province (au sens ancien). La région est définie par la densité de population, l’accroissement de la production, la vie intellectuelle, l’intensité du rayonnement. C’est un foyer, alors que la province était un territoire bien délimité, une unité administrative (disparue) définie par un cadre et des frontières (comme nos États-nations).

La région est la vraie unité socioéconomique de l’Europe d’aujourd’hui ; on l’étudie surtout sous l’angle économique, mais on peut et on doit aller beaucoup plus loin. La région n’est pas seulement une réalité économique et même culturelle, elle peut devenir une réalité politique de base de l’Europe de demain.

24 février 1967

Les régions sont, en puissance, les vraies autonomies de la fin du xxe et du xxie siècle.

La notion d’auto-nomie a subi des modifications profondes au cours de l’histoire européenne. Les cités grecques (les polis) se nommaient auto-nomies (auto : soi ; nomos : loi ; se donner ses propres lois, se gouverner par soi-même). Mais elles ont dû se liguer en fédérations pour sauver partiellement cette autonomie. Au Moyen Âge, la cité, en tant que commune, est une auto-nomie. Mais les communes n’ont pu subsister autonomes que là où elles étaient liguées (la Suisse). Au xixe siècle, l’État-nation seul est autonome. (Dans les nations centralisées, les autonomies locales et régionales sont inexistantes : simple délégation de pouvoirs du centre.) Au xxe siècle, on s’aperçoit que les États-nations autonomes, « souverains », en abusent pour les guerres et la fermeture des frontières (autarcie). Les autonomies sont contraires au droit des gens. La nation est une unité trop dure pour la coopération et les échanges. Elle est trop grande pour permettre la participation civique (elle tue le civisme en vidant les communes et les provinces de leur vie propre, autonome). Elle est trop petite pour les tâches internationales.

Alors, où trouver des autonomies d’un type nouveau, aptes à coopérer entre elles d’une part, aptes à permettre et animer la vie sociale et culturelle, donc la participation civique d’autre part ? Les régions vont être ces nouvelles unités d’autonomie.

6 novembre 1970

La participation réelle aux affaires publiques en tant que joueur, et non spectateur, n’étant possible et praticable en général que dans le cadre communal et régional, l’avenir de la démocratie se confond avec celui des régions. Toute instruction civique digne du nom commencera donc par définir les conditions concrètes d’exercice du civisme, les dimensions variées des tâches publiques et des communautés qui leur correspondent : commune et entreprise, région, groupe de régions (national ou sectoriel), fédération. Et, loin de se borner à décrire les institutions de la capitale, elle fera voir les problèmes concrets de la vie publique et les moyens d’y participer à tous les étages décisionnels.

13 novembre 1970

Il est évident que si l’on veut que le jeune citoyen s’intéresse aux affaires publiques, cela ne peut se faire qu’à travers sa région, le cadre national étant trop vaste. C’est une vérité que les Grecs connaissaient très bien, avec leurs cités. De même, au milieu du xixe siècle, Tocqueville écrit que l’école de la liberté, c’est la commune. On a oublié tout cela jusque très récemment, quand on a redécouvert la réalité des régions, à force de centralisation devenue intolérable.

2. Région, État-nation, fédération

30 octobre 1970

Dans le sujet général de l’Europe des régions, je vois converger tous les thèmes que j’ai traités au cours de ces dernières années. Il est par exemple indispensable que j’aie traité de la genèse, de l’essor et de la crise de l’État-nation avant de traiter des régions, car les régions se définissent par rapport aux États-nations, et contre les États-nations. De même, la culture européenne, qui est faite de sources très différentes et de valeurs souvent très antinomiques — où, donc, la diversité joue un rôle considérable —, ne peut correspondre qu’à une seule forme politique bien définie : le fédéralisme, union dans la diversité, union pour sauvegarder les diversités des membres qui s’unissent.

Le thème des projets d’union de l’Europe vient également converger avec tous les autres dans le traitement des régions, parce qu’on n’unira jamais l’Europe sur la base des États-nations actuels qui sont les obstacles à toute union ; on unira l’Europe sur la base des régions telles qu’elles sont en train de se constituer.

24 avril 1970

Il faut défaire et dépasser l’État-nation. En instaurant les régions en deçà, et la fédération au-delà.

Il faut distribuer et répartir l’État aux différents niveaux de décision où il peut servir une entité vivante, civique, économique ou culturelle, et être contrôlé par l’usager, distribuer et répartir l’État, de la commune et de l’entreprise à la région et aux groupements de régions jusqu’au niveau européen ; là, des agences fédérales, du type de la Communauté de Bruxelles, seront chargées de la concertation des grandes tâches d’intérêt public, tâches politiques au sens originel du mot : l’économie, l’écologie et l’habitat, les transports, les relations globales avec d’autres fédérations continentales.

Voilà donc le modèle fédéraliste de la Cité européenne : la complexité des régions rendra justice à ses fécondes diversités, et l’ampleur de la fédération exprimera l’unité millénaire de sa culture.

27 juin 1969

Pour prévenir des malentendus fréquents, je voudrais encore ajouter qu’il ne faut pas imaginer les régions comme des États-nations miniatures. Les régions nouvelles seront distribuées de toutes sortes de manières, en toutes sortes de réseaux qui se recouvriront de différentes façons dans l’ensemble de l’Europe. Ce ne seront pas des mini-États-nations enfermant toutes sortes de réalités hétéroclites dans les mêmes frontières. Ce schéma paraît compliqué… En réalité, on peut aujourd’hui l’envisager avec sang-froid, grâce à l’invention des ordinateurs. Ce qui m’amène, pour définir la fédération possible de l’Europe sur la base des régions, à reprendre la formule de Lénine, qui disait que la Russie soviétique, c’était le marxisme plus l’électricité ; je dirais volontiers que la fédération future de l’Europe, ce sera le fédéralisme plus les ordinateurs.

30 mai 1969

Les réalités ethniques et linguistiques sont fluctuantes : il est absurde de vouloir les fixer par des frontières. De plus, il est rare que ces frontières correspondent à des réalités économiques, ce qui conduit à des conflits autour d’une ville ou d’une région pour des raisons économiques. C’est ainsi que, comme le dira plus tard Coudenhove-Kalergi, les « traités de banlieue » ont créé une bonne douzaine d’Alsace-Lorraine en Europe.

On peut donc dire que les gens qui ont fait les « traités de banlieue » n’avaient pas su tirer les leçons de la guerre de 1914. Ils n’avaient pas du tout compris que la guerre de 1914 était l’éclatement de l’Europe des États-nations, éclatement logique résultant d’une longue préparation. Ils n’ont pas vu que le véritable responsable de la guerre était le stato-nationalisme.

30 octobre 1970

Passer aux régions, ce serait passer des mythes de la souveraineté nationale absolue aux réalités que les régions peuvent épouser, étant plus petites, plus complexes et plus variées.

L’étude des régions en Europe et de toutes leurs formules variées — régions économiques, régions ethniques, régions socioculturelles, régions écologiques, qui n’ont aucune raison d’avoir la même extension, toutes ces régions n’étant pas définies par leurs frontières, mais par leurs fonctions — me paraît propre à renouveler très profondément la plupart des disciplines traditionnelles, et cela aux trois degrés de l’enseignement.

3. Fédération des régions

30 octobre 1970

Pour une quantité croissante d’historiens, de sociologues, d’économistes, et surtout de gens qui combinent ces différentes disciplines avec encore bien d’autres, la région est aujourd’hui l’unité opérationnelle de base du fédéralisme européen, et à ce titre, elle va devenir le thème politique le plus important des années qui viennent.

6 novembre 1970

La région, unité opérationnelle du fédéralisme européen, sera sans doute le thème politique le plus important des prochaines décennies. Mais, en même temps, les études régionales paraissent propres à renouveler non seulement la méthode, mais les conditions concrètes d’un grand nombre d’activités culturelles en Europe.

En effet, les maladies et dysfonctions de la culture européenne au xxe siècle ont presque toutes pour origine les impératifs du stato-nationalisme tel qu’il s’est constitué de Napoléon à Hitler : régime anémiant des « cultures nationales », obstacles aux échanges de tous ordres, persécution des minorités et conformisme idéologique imposé par l’enseignement étatique, budgets culturels dérisoires et mainmise des fonctionnaires sur l’université.

Or, un fédéralisme fondé sur les régions paraît propre à fournir la seule alternative, terme à terme, au stato-nationalisme fauteur de cloisonnements moraux ou douaniers qui ne protègent que la médiocrité. Contrairement aux divisions nationales, les régions naissent des vraies diversités et les favorisent. Au-delà des systèmes hypocrites et inefficaces d’alliances entre États-nations souverains qui n’admettent aucun droit supérieur à ce qu’ils décrètent leur intérêt, la fédération représente le principe de la vraie communauté, libre association conclue au nom d’un idéal commun qui la garantit, en vue de sauvegarder les autonomies particulières.

30 octobre 1970

L’université n’est qu’une des malades de la société européenne du xxe siècle. Ces maladies se rapportent toutes au découpage arbitraire et artificiel de l’ensemble européen en États-nations : obstacles aux échanges de tous ordres causés par les frontières, par les visas, par les quotas, par les impôts ; persécution des minorités culturelles ; conformisme idéologique imposé par le moyen de l’école primaire, de l’école secondaire, mais très souvent aussi des universités ; budgets culturels absolument dérisoires, dans la mesure où les efforts se portent sur le PNB ou sur les dépenses militaires ; enfin, mainmise des fonctionnaires sur l’université dans beaucoup de pays d’Europe.

Un fédéralisme basé sur les régions paraît de nature à fournir l’alternative à la plupart de ces maux nés du centralisme, du nationalisme de la culture. Une redistribution des richesses de l’Europe autour de foyers, de métropoles rayonnantes, non plus séparées par des frontières, mais définies par leur force de rayonnement, paraît seule propre à surmonter tous les maux nés du cloisonnement arbitraire qui a fait tant de mal à nos échanges culturels. Toute culture est faite d’échanges, et tout obstacle à ces échanges est un affaiblissement pour la culture. Donc, la diminution progressive de l’emprise nationale sur l’enseignement est le remède à proposer à la plupart de ces maux.

30 avril 1971

Sauf révolution à la disparition du général Franco — révolution qui replongerait l’Espagne dans un chaos dont on ne peut pas savoir ce qui sortirait du point de vue des régions —, on peut prévoir une autonomie croissante des régions. Tout dépendra alors du gouvernement de Madrid : s’il favorise l’autonomie des régions, on arrivera peut-être à cet équilibre fédéral que l’Espagne a cherché depuis des siècles ; si cela ne se passe pas de cette manière raisonnable — ce serait une nouveauté complète dans l’histoire espagnole que quelque chose s’y passe de manière raisonnable ! — il y aura des mouvements séparatistes de plus en plus prononcés en Catalogne et dans le Pays basque, avec dans les deux cas cet horizon européen qui est très nettement affirmé dans les manifestes régionalistes espagnols.

Quoi qu’il arrive, en Espagne comme dans d’autres pays d’Europe, le problème régional va prendre de plus en plus d’importance.