(1969) Articles divers (1963-1969) « Orientations vers une Europe fédérale (10 mai 1963) » pp. 5-34

Orientations vers une Europe fédérale (10 mai 1963)e

I. La puissance ou la liberté ?

L’union de l’Europe ne pourra se faire qu’en vertu d’une volonté, mais il n’est pas de volonté sans but, sans quelque utopie directrice, imaginée, vue par l’esprit, et comme saisie d’avance par sa passion maîtresse.

Or, parmi les passions fondamentales les mieux partagées en Europe, il en est deux qui me paraissent les plus propres à motiver chez l’homme soucieux de la chose publique la conception d’un but lointain, la vision d’un avenir politique au sens large : et ce sont le besoin de puissance et le besoin de liberté.

Le premier porte à vouloir des régimes unitaires, centralisés, soumis à des lois simples et mécaniques, réglant tout le détail de l’existence : régimes totalitaires à la limite. Le second porte à désirer des régimes pluralistes, arrangés comme ils viennent, ménageant les complexités et l’imprévu de l’existence ; régimes dont l’anarchie serait la limite, en prenant le mot dans son sens littéral. Ces limites idéales, bien entendu, ne furent jamais atteintes dans l’histoire de l’Europe. Mais en chemin vers la première, nous trouvons le règne de Louis XIV, la doctrine des jacobins, le national-socialisme, le marxisme-léninisme, le stalinisme et les devises de ces régimes : « Une foi, une loi, un roi », « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », « Mon Parti au pouvoir et les autres en prison ». En proclamant que « le coup électrique de la Raison » doit se transmettre instantanément de Paris jusqu’à toutes les extrémités du territoire national, Anarcharsis Clootz, l’« Ami du genre humain », définissait très bien l’utopie unitaire, que la technique met à portée de nos mains.

En chemin vers l’autre limite ou utopie, celle d’un pluralisme intégral, nous trouvons le régime féodal mais aussi les corporations et les communes, le fédéralisme helvétique mais aussi l’idée primitive des soviets (conçue par Lénine lorsqu’il était en Suisse), l’anarchisme à la Bakounine et les brèves flambées du communisme anabaptiste ou de l’anarcho-syndicalisme.

Ni l’une ni l’autre des deux tendances n’a jamais été isolée à l’état pur et portée dans la réalité à son comble ou à sa perfection (nulle société ne saurait y survivre) et elles coexistent en nous. L’Européen normal vit quelque part entre les deux extrémités, et ainsi tient de toutes les deux. Mais on remarque, chez les initiateurs des mouvements de pensée et d’action politique, des dispositions dominantes qui déterminent nettement leur type. Pour étayer ses arguments, l’unitaire recourt de préférence aux mathématiques, le pluraliste à la biologie ; l’un se préoccupe des cadres à imposer, l’autre des forces vives à faire jouer ; l’un se soucie d’abord de la stabilité, l’autre plutôt de la fluidité ; l’un fait confiance aux règlements et aux décrets, l’autre aux règles d’action commune et aux méthodes.

Mais la volonté ou l’initiative d’un seul n’aurait aucune chance de succès si elle ne rencontrait dans les masses des prédispositions de même nature, quoique de signe inverse : la volonté de puissance d’un dictateur réussit dans la mesure exacte où elle rencontre et satisfait un besoin largement partagé de subir la puissance d’un autre, d’être commandé, d’obéir, donc d’être libéré de sa propre liberté. Et de même, l’initiative d’un animateur sans pouvoir contraignant n’est féconde que dans la mesure où elle éveille et libère chez beaucoup la possibilité de s’affirmer, de se charger de ses propres responsabilités, et donc d’actualiser à son échelle sa volonté de puissance personnelle.

Parmi les hommes que le souci de la chose publique conduit à prendre part à l’élaboration des plans d’avenir européen, je vois deux types intermédiaires, entre ceux que l’on vient de caractériser : je les nommerai symboliquement celui du manager et celui du professeur. Ils ont en commun une volonté déclarée d’objectivité (technique ou scientifique), et une méfiance affichée à l’endroit des motifs passionnels qui prédéterminent visiblement les opinions des deux autres types. Mais peut-être s’agit-il d’un double refoulement. Chez le manager, la volonté de puissance ne se traduit que d’une manière abstraite, en termes d’organisation sans défaut, et par le souci d’éliminer l’imprévu, l’improvisation, l’excès de « jeu » dans les rouages ; l’idée de liberté se trouvant obscurément assimilée à celle d’atteinte aux droits acquis, fussent-ils les souverainetés traditionnelles des États, de plus en plus incompatibles avec les libertés de la personne…

Bornons là cette esquisse caractérologique des faiseurs d’utopies et de plans, et de leurs critiques : elle reste à écrire, on le voit. Il m’importait seulement de situer ma position, c’est-à-dire mon option très nettement pluraliste, au seuil des considérations qui suivent sur l’avenir d’une Europe unie.

II. L’attitude fédéraliste

L’attitude fédéraliste est celle qui conduit à imaginer (pour mieux la vouloir) une Europe qui serait unie par des liens proprement fédéraux. Cette Europe fédérale ne serait donc :

— ni totalement unifiée autour d’un centre,

— ni simplement liée par l’alliance temporaire d’une vingtaine d’États absolument souverains,

— mais dotée d’un pouvoir supérieur aux nations, fortement établi au bénéfice des autonomies régionales, elles-mêmes fortement garanties par un pacte perpétuel, librement consenti.

Cette ambition évoque la quadrature du cercle aux yeux de la logique rationaliste de nos pères. En revanche, elle apparaît conforme à la logique déduite des sciences physiques, et biologiques dans cette seconde moitié du xxe siècle. Mais en fait, le projet d’une Europe fédérale est antérieur à ces deux stades récents de notre aventure intellectuelle, et il en demeure indépendant. (Le premier ne suffit pas mieux à le réfuter, que le second à le fonder en principe.) Car il est véritablement la projection au plan continental d’une notion de l’homme dans la cité qui est constitutive de l’Europe, et sans laquelle nos sciences et nos logiques ne seraient pas ce qu’elles sont, ou n’auraient pas eu lieu.

Lors du premier congrès de l’Union européenne des fédéralistes, qui se tint à Montreux en 1947, j’avais tenté de situer à grands traits cette idée de l’homo europaeus dans la conjoncture politique d’où allait naître le Mouvement européen. S’agissant de reprendre ici la description de l’ensemble du projet, je me vois ramené, inévitablement, à son point de départ, qui est l’homme de notre Europe, redéfini dans les catégories concrètes du présent.

Toute politique implique une certaine idée de l’homme, et contribue à promouvoir un certain type d’humanité, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. Quelle est donc la définition de l’homme sur laquelle nous pouvons tomber d’accord, ou pour mieux dire, sur laquelle nous sommes d’accord, tacitement, puisqu’en fait nous voici réunis pour parler du fédéralisme ?

Nous ne serions pas ici si nous pensions que le type d’homme le plus souhaitable est l’individu isolé, dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de la communauté. Car, dans ce cas, nous serions restés chez nous. Mais nous ne serions pas ici non plus si nous pensions avec Hitler et les staliniens que l’homme n’est qu’un soldat politique, totalement absorbé par le service de la communauté. Car alors nous serions de l’autre côté du rideau de fer, en esprit tout au moins. Si nous sommes ici, c’est que nous savons que l’homme est un être doublement responsable : vis-à-vis de sa vocation propre et unique d’une part, et, d’autre part, vis-à-vis de la communauté au sein de laquelle sa vocation s’exerce. Aux individualistes nous rappelons donc que l’homme ne peut se réaliser intégralement sans se trouver engagé du même coup dans le complexe social. Et aux collectivistes, nous rappelons que les conquêtes sociales ne sont rien, si elles n’aboutissent pas à rendre chaque individu plus libre dans l’exercice de sa vocation. L’homme est donc à la fois libre et engagé, à la fois autonome et solidaire. Il vit dans la tension entre ces deux pôles : le particulier et le général ; entre ces deux responsabilités : sa vocation et la cité ; entre ces deux amours : celui qu’il se doit à lui-même et celui qu’il doit à son prochain — indissolubles.

Cet homme qui vit dans la tension, le débat créateur, le dialogue permanent, c’est la personne.

Voilà donc définis trois types humains, qui favorisent trois types différents de régimes politiques, et sont en retour favorisés par eux.

À l’homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers l’anarchie, et débouchant dans le désordre, lequel prépare toujours la tyrannie.

À l’homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond le régime totalitaire.

Enfin, à l’homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans la tension entre l’autonomie et la solidarité, correspond le régime fédéraliste.

J’ajouterai une remarque encore, pour compléter ce schéma trop rapide, mais qui me paraît indispensable, il ne faut pas penser que la personne soit un moyen terme ou un juste milieu entre l’individu sans responsabilité et le soldat politique sans liberté. Car la personne, c’est l’homme réel, et les deux autres ne sont que des déviations morbides, des démissions de l’humanité complète. La personne n’est pas à mi-chemin entre la peste et le choléra, elle représente la santé civique. Un homme qui boit de l’eau et qui se lave n’est pas à mi-chemin entre celui qui meurt de soif et celui qui se noie.

Et, de même, le fédéralisme ne naîtra jamais d’un habile dosage d’anarchie et de dictature, de particularisme borné et de centralisation oppressive. Le fédéralisme est sur un autre plan que ces deux erreurs complémentaires. Chacun sait que l’individualisme outré fait le lit du collectivisme : ces deux extrêmes, eux, sont dans le même plan, se conditionnent et s’appellent l’un l’autre. C’est avec la poussière des individus civiquement irresponsables que les dictateurs font leur ciment. Et nous avons pu voir, pendant la dernière guerre, que les résistances que rencontrent les dictateurs sont au contraire le fait de groupes de citoyens responsables, c’est-à-dire des personnes fédérées.2

On voit que le passage de la personne au fédéralisme s’opère tout naturellement, et presque irrésistiblement, le second n’étant que la projection de la première au plan politique, en ce sens précis que les éléments antagonistes qui trouvent leur composition dans la personne sont homologues de ceux qui trouvent leur composition dans le fédéralisme : ici l’individu et la collectivité, là l’autonomie locale et la vaste unité centralisée ; les déviations ou maladies se répondent également terme à terme : égoïsme individuel ou abdication conformiste, au plan personnel, anarchie ou mise au pas tyrannique au plan politique ; et enfin les vertus sont les mêmes dans les deux cas : liberté et responsabilité composées, quand l’équilibre vivant est atteint. Cet équilibre dynamique ne pouvant d’ailleurs être maintenu qu’au prix d’une vigilance toujours alertée, de rétablissements, ajustements, réarrangements, inventions et créations en perpétuel renouvellement.

C’est assez dire que le fédéralisme n’est pas une doctrine fixe, ni vraiment un système, et encore moins un plan qu’il faudrait appliquer aux réalités humaines et politiques, toujours « mal compassées » comme dit Descartes. C’est un art de composer, quand il s’agit d’élaborer une constitution et des lois, et une méthode de pilotage quand il s’agit de gouverner entre le Charybde de l’anarchie des particularismes et le Scylla de la centralisation totalitaire.

Cet art et cette méthode ne vont pas sans principes, sans techniques éprouvées, sans secrets du métier, mais il serait vain d’en faire un traité théorique. Plutôt que d’essayer de les déduire dans l’abstrait, observons des exemples réussis de fédérations politiques — les États-Unis et la Suisse. Bien que ces régimes se soient formés d’une manière empirique, tout se passe comme si les hommes d’État et les groupes qui les instituaient avaient constamment obéi à certains principes directeurs ou réflexes quasi instinctifs, que l’on peut dégager après coup. On retiendra ici ceux qui paraissent les plus faciles à transposer dans l’actualité immédiate, à l’échelle des nations européennes.

Premier principe. Une fédération ne peut naître qu’au prix du renoncement formel et vigilant à toute idée d’hégémonie organisatrice, exercée par l’une des nations composantes.

La croyance populaire — et d’ailleurs partagée par certains hommes d’États européens — selon laquelle une fédération ne peut être que l’œuvre d’un tout-puissant « fédérateur » (potentat ou État), n’est confirmée par rien dans notre histoire, et tout la réfute en pratique. Si un despote ou un État impérialiste détient la force nécessaire, il ne fédère pas, il annexe ; il n’unit pas, il unifie. Et les coalitions qui se forment contre lui ne survivent pas à sa défaite. L’hégémonie ni sa menace ne sont principes fédérateurs, même négatifs. Mais qu’un État ou une coalition, disposant de l’hégémonie, décident expressément d’y renoncer au profit d’ensemble plus vaste, c’est-à-dire déposent leur surplus de moyens techniques et de richesses dans une caisse commune, ils agissent alors en fondateurs d’une fédération.

Ne mérite donc le titre de fédérateur que le groupe, ou l’État, ou la communauté d’États, ou le parti politique, qui agit comme catalyseur de volontés libres, comme maître de sagesse, ou comme inventeur, proposant une vision qui se trouve correspondre à la fois aux besoins réels d’une communauté en puissance, et à des solutions qui figurent l’optimum entre les maxima contradictoires de la liberté individuelle et de la solidarité sociale.

L’histoire suisse illustre à l’envi ce processus de création fédéraliste par négation de toute hégémonie.

Chaque fois qu’un des cantons plus riche ou plus peuplé que les autres, comme Zurich, ou un groupe de cantons coalisés au nom de leurs intérêts particuliers, ou de leur idéologie, a cru pouvoir imposer sa primauté, les autres se sont ligués contre lui, l’ont obligé à rentrer dans le rang, et l’union fédérale a marqué un progrès. Lors de la dernière crise grave, la guerre civile de 1847 opposant catholiques et protestants (le Sonderbund ou « Alliance séparée » des catholiques, assez analogue à la « Sécession » des États sudistes de l’Amérique), les vainqueurs n’ont eu rien de plus pressé que de rendre aux vaincus leur pleine égalité de droits. Et de cet acte de renoncement à l’hégémonie conquise, a résulté la Constitution de 1848, base de notre État fédératif moderne. C’est pourquoi la Suisse ne verra jamais sans méfiance certains « grands » s’arroger l’initiative d’une fédération continentale ou mondiale. L’échec de Napoléon, puis celui d’Hitler, dans leurs tentatives pour faire l’unité de l’Europe, sont des avertissements utiles. Ils nous confirment dans l’idée qu’on ne peut pas atteindre une fin fédérative par des moyens impérialistes. Ceux-ci ne peuvent conduire qu’à l’unification forcée, caricature de l’union véritable.

Deuxième principe. Le fédéralisme ne peut naître que du renoncement à tout esprit de système idéologique ou technocratique.

Ce que je viens de dire au sujet de l’impérialisme ou de l’hégémonie d’une nation vaut également pour l’impérialisme d’une idéologie. On pourrait définir l’attitude fédéraliste comme un refus constant et instinctif de recourir aux solutions systématiques, aux plans simples de lignes, clairs et satisfaisants pour la logique, mais par là même infidèles au réel, vexants pour les minorités, destructeurs des diversités qui sont la condition de toute vie organique. Rappelons-nous toujours que fédérer, ce n’est pas mettre en ordre d’après un plan géométrique à partir d’un centre ou d’un axe ; fédérer, c’est tout simplement arranger ensemble, composer ces réalités concrètes et hétéroclites que sont les nations, les régions économiques, les unités culturelles, religieuses, linguistiques, les traditions politiques ; et c’est les arranger selon leurs caractères particuliers, qu’il s’agit à la fois de respecter, et d’articuler dans un tout.

Troisième principe. Le fédéralisme ne connaît pas de problème des minorités.

On objectera que le totalitarisme, lui aussi, supprime ce problème : mais c’est en supprimant les minorités qui le posaient.

Il y a totalitarisme (au moins en germe) dans tout système quantitatif ; il y a fédéralisme partout où c’est la qualité qui prime. Par exemple : le totalitaire voit une injustice ou une erreur dans le fait qu’une minorité ait les mêmes droits qu’une majorité. C’est qu’à ses yeux la minorité ne représente qu’un chiffre, et le plus petit. Pour le fédéraliste, il va de soi qu’une minorité puisse compter pour autant, voire pour plus qu’une majorité dans certains cas, parce qu’à ses yeux elle représente une qualité irremplaçable. (On pourrait aussi dire une fonction.)

Aux États-Unis, le Sénat garantit l’individualité qualitative des États membres, qui y délèguent le même nombre de représentants quelle que soit leur population. Mais le jeu des minorités raciales et religieuses qui composent l’ensemble ne se manifeste guère au plan municipal.

En Suisse, le respect des qualités ne se traduit pas seulement dans le mode d’élection du Conseil des États (deux députés par canton), mais surtout, et d’une manière beaucoup plus efficace, dans les coutumes de la vie politique et culturelle, où l’on voit la Suisse romande et la Suisse italienne jouer un rôle sans proportion avec le chiffre de leurs habitants ou de leurs kilomètres carrés.

Quatrième principe. La fédération n’a pas pour but d’effacer les diversités et de fondre toutes les nations en un seul bloc, mais, au contraire, de sauvegarder leurs qualités propres.

La richesse de l’Europe et l’essence même de sa culture seraient perdues si l’on tentait d’unifier le continent, de tout y mélanger, et d’obtenir une sorte de nation européenne où Latins et Germains, Slaves et Anglo-Saxons, Scandinaves et Grecs, se verraient soumis aux mêmes lois et coutumes, qui ne pourrait satisfaire aucun de ces groupes ; et qui les brimerait tous. L’attitude fédéraliste veut une maîtrise du divers, comme tout art. Art de la composition, elle requiert à la fois et en même temps la vivacité des contrastes et leur harmonisation. Prenons l’exemple d’une œuvre picturale : il n’y aurait pas d’harmonie possible, dans un tableau, sans contrastes de couleurs et sans nuances complexes ; de même que sans une vision d’ensemble (celle de l’artiste) et hors de l’unité du tableau, il n’y aurait pas de contrastes réels entre les tons, il n’y aurait que la simple juxtaposition de tubes de couleurs pures, bien mis en ordre dans leur boîte. Pour que la qualité particulière d’un rouge se manifeste et chante sa chanson, il faut que ce rouge soit contrasté et composé avec des verts, par exemple, dans l’unité globale d’une œuvre au sein de laquelle s’opèrent alors mille échanges d’une infinie complexité. Le totalitaire, lui, trouve plus simple et plus efficace de broyer mécaniquement toutes les couleurs, ce qui aboutit à une espèce de brun, celui des chemises brunes par exemple, de sinistre mémoire. Et voilà toute la différence entre l’harmonie fédérale, qui est libre union dans la diversité, et l’unification totalitaire, centraliste, jacobine, qui est réduction forcée à l’uniforme, — dans tous les sens du mot.

Prenons une autre image. Chacune des nations qui composent l’Europe y représente une fonction propre, irremplaçable, comme celle d’un organe dans un corps. Or, la vie normale du corps dépend de la vitalité de chacun de ses organes, de même que la vie d’un organe dépend de son harmonie avec tous les autres. Si les nations de l’Europe arrivaient à se concevoir dans un rôle analogue, elles comprendraient que leur harmonie est une nécessité vitale, et non pas une concession qu’on leur demande, ou une diminution de leur valeur propre. Elles comprendraient aussi que dans une fédération elles n’auraient pas à se mélanger, mais au contraire à fonctionner de concert, chacune selon sa vocation. Ce ne serait pas une simple question de tolérance, vertu négative et qui naît le plus souvent du scepticisme, mais plutôt de participation, vertu positive et qui naît d’une juste ambition. Chaque nation serait mise au défi de donner le meilleur d’elle-même à sa manière et selon son génie. Après tout, le poumon n’a pas à « tolérer » le cœur. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’être un vrai poumon, d’être aussi poumon que possible, et, dans cette mesure même, il aidera le cœur à être un bon cœur.

Cinquième principe. Le fédéralisme repose sur l’amour de la complexité, par contraste avec le simplisme brutal qui caractérise l’esprit totalitaire.

Je dis bien l’amour, et non pas le respect théorique ou la tolérance complaisante. L’amour des complexités culturelles, psychologiques, et même économiques, telle est la santé du régime fédéraliste. Et ses pires ennemis sont ceux dont Jacob Burckhardt annonçait la venue dès 1880, dans une lettre prophétique, ceux qu’il appelait les « terribles simplificateurs ».

Lorsque les étrangers s’étonnent de l’extrême complication des institutions suisses, de cette espèce de mouvement d’horlogerie fine que composent nos rouages communaux, cantonaux, fédéraux, si diversement engrenés, il convient de leur montrer que cette complexité — cause de tant de lenteurs et d’excessives prudences — est la condition même de nos libertés. C’est grâce à elle que nos fonctionnaires sont rappelés au concret, et que nos législateurs sont obligés de garder un contact attentif avec les réalités humaines et naturelles du pays. La Suisse est formée d’une multitude de groupes et d’organismes politiques, administratifs, culturels, linguistiques, religieux, qui n’ont pas les mêmes frontières, et qui se recoupent de cent manières différentes. Il est clair que des lois ou des institutions conçues dans un esprit unitaire, jacobin, ou totalitaire, brimeraient nécessairement un ou plusieurs de ces groupes, tendraient à réduire leur variété, et mutileraient ainsi dans plusieurs de ses dimensions la personne même de ceux qui s’y rattachent.

Certes, il est plus facile de décréter sur table rase, de simplifier les réalités d’un trait de plume, de tirer des plans à la règle, dans un bureau, et de forcer ensuite leur exécution en écrasant tout ce qui résiste, ou simplement tout ce qui dépasse. Mais ce qu’on écrase ainsi, c’est la vitalité d’un peuple. Une politique fédéraliste soucieuse de se mouler sur la réalité, toujours complexe, suppose infiniment plus de soins, d’ingéniosité technique, et de compréhension des peuples qu’elle administre. Elle exige beaucoup plus de vrai sens politique. Finalement, si l’on y réfléchit, on s’aperçoit que la politique fédéraliste n’est rien d’autre que la politique par excellence, c’est-à-dire l’art d’organiser la cité au bénéfice des citoyens. Tandis que les méthodes totalitaires sont antipolitiques par définition, puisqu’elles consistent simplement à supprimer les diversités, par incapacité de les composer en un tout organique et vivant.

Sixième principe. Une fédération se forme de proche en proche, par le moyen des personnes et des groupes, et non point à partir d’un centre ou par le moyen des gouvernements.

Nous voyons la fédération européenne se composer lentement, un peu partout, et de toutes sortes de manières. Ici, c’est une entente économique, là c’est une parenté culturelle qui s’affirme. Ici, ce sont deux églises de confessions voisines qui s’ouvrent l’une à l’autre, et là ce sont des professions qui s’organisent. Et surtout, ce sont des personnes, des groupes, des écoles, qui créent peu à peu des réseaux variés d’échanges européens. Rien de tout cela n’est inutile. Et tout cela qui paraît si dispersé, si peu efficace souvent, forme peu à peu des structures complexes, dessine les linéaments d’une ossature et le système des vaisseaux sanguins de ce qui deviendra un jour le corps de l’Europe unie. Au-dessous et au-dessus des gouvernements, l’Europe des réalités humaines est beaucoup plus près de s’organiser qu’il ne le semble. Elle est déjà beaucoup plus unie, en réalité, qu’elle ne le croit. C’est sur le plan de l’action gouvernementale que les oppositions et les rivalités éclatent, et là seulement elles semblent ou deviennent irréductibles.

Il paraît difficile d’espérer que les gouvernements puissent jamais réaliser une union viable. Leurs dirigeants ne sont pas qualifiés pour arbitrer le jeu des nations. Chacun sait qu’il serait déraisonnable de choisir comme arbitres d’un match les capitaines des équipes en présence. C’est pourtant bien ce qu’avait tenté de faire la SDN, qui en est morte, et ce qu’a tenté à nouveau l’ONU, que cela empêche de vivre. La fédération européenne ne saurait être l’œuvre des gouvernants chargés de défendre les intérêts de leur nation contre le reste du monde, mais peut être l’œuvre de groupes et de personnes qui ont pris l’initiative de se fédérer en dehors des gouvernements nationaux (Congrès de l’Europe à La Haye en 1948, et ses suites) et qui, par le détour de l’opinion publique et de groupes de pression économiques ou idéologiques, amèneront quelques parlements à soutenir des projets fédéraux, c’est-à-dire supranationaux. On ne voit guère d’autre voie possible ou praticable. Les USA ne sont pas dirigés par une assemblée de gouverneurs des cinquante États, ni la Suisse par les délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus de leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples et des groupes de tout ordre qui animent la vie publique.

Septième principe. Une fédération ne se crée pas contre une menace extérieure, ni à des fins impérialistes, mais au contraire : pour l’avantage et la survivance de chacune des communautés constituantes et pour qu’elles puissent exercer ensemble des fonctions qui dépassent les forces de chacune d’elle.

Ni les menaces arabes puis mongoles, ni l’entreprise des croisades, ni les Turcs devant Vienne à deux reprises, ni les Soviets nous pressant à l’Est et nous minant à l’intérieur par les partis qu’ils commandaient chez nous, n’ont réussi à provoquer la fédération de nos craintes et de nos forces de défense. Aux yeux de l’histoire, la cause est entendue.

Et quant aux entreprises impérialistes des Européens — les colonies —, elles sont restées le fait des États en concurrence nationaliste : elles n’ont contribué qu’à notre division, et presque à notre ruine à deux reprises.

En revanche, les treize États américains en 1783, et les vingt-deux cantons suisses en 1848, ont compris qu’isolés ils tombaient, mais qu’unis ils pouvaient à la fois sauver leurs libertés locales et agir comme une seule nation au niveau des réalités de leur époque. Ni les paniques générales, ni les délires de conquête n’ont jamais rien construit en Europe. Seules, les prises de conscience dramatiques de l’incapacité de subsister isolément, et en même temps, la reconnaissance des capacités politiques, économiques et culturelles ménagées par l’union virtuelle, ont réussi à provoquer la formation d’institutions fédératives durables.

Les conséquences de la dernière guerre mondiale ont placé les nations européennes dans une situation comparable à bien des égards à celle des cantons suisses au lendemain de la guerre du Sonderbund, et notamment devant le double défi de sauvegarder leurs libertés civiques et leurs coutumes nationales, mais d’assumer aussi leurs tâches mondiales.

III. Dialectique du fédéralisme

Comme toutes les grandes idées, l’idée fédéraliste est simple, mais non pas simple à définir en quelques mots, en une formule. C’est qu’elle est d’un type organique plutôt que rationnel, et dialectique plutôt que seulement logique. Elle échappe aux catégories statiques et géométriques du rationalisme vulgaire ; mais correspond assez bien aux formes de pensée introduites par la science relativiste.3

La pensée fédéraliste ne projette pas devant elle une utopie bien cohérente qu’il s’agirait d’imposer, ou des plans statiques qu’il faudrait réaliser en quatre ou cinq ans, par la réduction impitoyable des réalités vivantes et gênantes. Elle cherche au contraire le secret d’un équilibre souple et constamment mouvant entre des groupes qu’il s’agit de composer en sauvegardant à la fois leur individualité et leurs relations créatrices.

On ne saurait trop insister sur ce double mouvement qui caractérise la pensée fédéraliste, sur cette interaction, cette dialectique, cette bipolarité, comme on voudra, qui est le battement même du cœur de tout régime fédéraliste. L’oublier serait se condamner à retomber sans cesse dans un malentendu fondamental, que l’exemple de la vie politique suisse illustre très clairement.

En effet, les mots fédération et fédéralisme sont compris de deux manières très différentes par les Suisses alémaniques et par les Suisses romands. En allemand, confédération se dit Bund, qui signifie union, et qui évoque avant tout l’idée de centralisation. En Suisse romande, au contraire, ceux qui se proclament « fédéralistes » sont en réalité les défenseurs jaloux de l’autonomie des cantons contre la centralisation. Pour les uns, fédérer veut dire surtout s’unir. Pour les autres, être fédéraliste veut dire surtout : rester libre chez soi. Or les uns et les autres ont tort, parce qu’ils n’ont qu’à moitié raison. Le véritable fédéralisme ne consiste ni dans la seule union des cantons, ni dans leur seule autonomie. Il consiste dans l’équilibre continuellement rajusté entre les deux nécessités, dans la composition perpétuelle de ces deux forces de sens contraire, en vue de leur renforcement mutuel. Ce dernier point est parfaitement exprimé par la devise paradoxale ou « dialectique » dans sa forme : « Un pour tous, tous pour un ». En effet, « un pour tous » signifie l’élan des personnes et des régions vers l’union, tandis que « tous pour un » signifie l’aide que l’union doit apporter à chaque région et à chaque personne.

Il est infiniment probable que, sur le plan européen, nous allons voir se dessiner deux tendances toutes semblables à celles que je viens de signaler pour la Suisse. Nous aurons des fédéralistes qui ne penseront qu’à faire l’union et à la renforcer, et nous aurons des fédéralistes préoccupés avant tout de sauvegarder les droits de chaque nation ou région contre les empiètements du pouvoir central. Une nouvelle gauche et une nouvelle droite, en somme. Et il faudra sans cesse rappeler aux deux partis que le fédéralisme véritable n’est ni dans l’une ni dans l’autre de ces tendances, mais bien dans leur coexistence acceptée, dans leur dialogue, dans leur tension féconde.

Toutefois — et il m’importe au plus haut point de le préciser ici et de le souligner —, cette coexistence, ce dialogue, cette tension ne doivent pas être imaginés sous la forme négative d’une tolérance mutuelle, d’une neutralisation des différences, d’un compromis conclu par gain de paix, quelque part à mi-chemin entre les buts visés, qui sont l’établissement de l’union générale et le respect des droits particuliers. Car cela ne conduirait en pratique qu’à une union trop faible mais bientôt accusée d’oppression par ses membres, et à des droits trop limités mais taxés d’abusifs par le centre.

La saine méthode fédéraliste consiste à distinguer dans tous les ordres, à chaque niveau, de cas en cas, ce qui doit être carrément centralisé pour bien fonctionner, et ce qui doit rester pleinement autonome pour bien vivre.

Deux cas extrêmes illustreront ce point : celui des transports, et celui de l’éducation.

Il est facile de voir que chacun des membres d’une fédération bénéficiera d’une organisation uniforme et centralisée des chemins de fer, des postes et télécommunications, voire de l’aviation4, la fonction même de ces moyens coûteux étant de dépasser les cadres physiques dans lesquels s’exercent les autonomies locales ou régionales. D’autre part il n’est pas moins évident que l’ensemble fédéral européen bénéficiera de la vitalité culturelle de chacun de ses membres : or cette vitalité ne supporterait pas l’uniformisation des régimes d’éducation, liés dans chacun de nos pays à des langues, des coutumes, des traditions religieuses, des conditions sociales et des psychologies dont chacun sait que la variété même conditionne la puissance créatrice de l’Europe. Il convient donc d’attribuer aux régions une totale autonomie en matière d’enseignement (comme c’est le cas aux États-Unis et en Suisse). Les éléments fondamentaux de culture commune étant par ailleurs assez forts pour assurer spontanément la cohésion de l’ensemble, sans interventions fédérales. (Le cas de la recherche est très différent : dès que ses besoins dépassent les moyens dont disposent les individus et les régions, se manifeste la nécessité d’un Centre inspirant, équilibrant, coordonnant les efforts et veillant au surplus à leur financement fédéral.)

Ceci posé, il va sans dire que dans certains domaines publics, il apparaîtra normal ou nécessaire soit de déléguer aux membres de la fédération l’administration locale d’activités relevant en principe du pouvoir fédéral (régime fiscal, entretien des routes, par exemple) soit d’admettre l’existence parallèle de services fédéraux et de services nationaux ou régionaux (police, tribunaux, par exemple) aux compétences bien définies et distinctes.

Mais ceci ne change rien au principe de la méthode indiquée ci-dessus, et qui consiste à distinguer dans tous les domaines de la vie publique, au fur et à mesure de leur évolution, d’une part ce qu’il devient avantageux pour chacun de confier au pouvoir fédéral ; d’autre part, ce qu’il reste indispensable de laisser à la libre initiative des États ou régions, des groupes et des individus.

Étant bien entendu que les frontières entre le secteur centralisé et le secteur libre doivent être constamment réajustées en vertu de la formule suivante : lorsque les libres créations individuelles ou locales deviennent des phénomènes d’ampleur publique, il est normal qu’un pouvoir central prenne la charge de les organiser, rationaliser et simplifier, élargissant ainsi ses compétences administratives — mais libérant du même coup les énergies individuelles ou locales pour de nouvelles créations ou conquêtes.

En dernière analyse, nous pouvons définir le fédéralisme comme l’application à la chose publique d’une méthode générale de travail et de création, qui rend compte du dynamisme particulier de notre civilisation : la libération permanente de nouvelles énergies, grâce à l’organisation croissante des activités inventées par la personne et assimilées par la communauté.

À chaque conquête nouvelle effectuée, correspond une organisation de la zone conquise, qui, ainsi colonisée, permet soit de se lancer vers des aventures ou des explorations nouvelles, soit d’accroître les possibilités de libération personnelle de l’homme.5

Durant la première moitié du xxe siècle, la plupart des penseurs européens, pris d’angoisse devant l’essor technique, ont popularisé l’idée que la machine était en passe d’asservir l’homme. Étrange démission de l’esprit devant ses propres inventions ! Car il est clair que la machine a été inventée par les Européens pour les libérer du travail qui pouvait être fait par elle ; et s’ils ne savent mettre à profit les libertés ainsi conquises, à la fois physiques et psychiques, personnelles et sociales, c’est leur esprit d’abord qui en est le vrai responsable. Le mécanisme quel qu’il soit — de la machine-outil à l’État, du plan de travail d’un écrivain au plan de production d’un pool international, des habitudes et routines privées aux règlements collectifs et aux lois — n’est en fin de compte, comme à l’origine, qu’un auxiliaire de la vie créatrice, un moyen ordonné à sa fin.

De même, il serait néfaste et faux de considérer la centralisation, l’organisation, les lois fédérales comme autant de dangers en soi pour les libertés locales ou personnelles. Ces mécanismes ont pour fonction normale de décharger les communautés fédérées de tâches devenues trop lourdes pour elles, mais dont la bonne exécution ouvre à chacun de leurs citoyens des moyens de mieux vivre sa vie propre, et de plus librement se choisir : sécurité physique mieux assurée ; diversités personnelles, locales et régionales mieux affirmées, parce qu’allégées des tâches indifférenciées et niveleuses ; possibilités de déplacement, donc de contacts ou d’éloignement à volonté, et par suite d’élargissement de la conscience ; faculté accrue de s’engager selon ses goûts, ses idées ou sa foi, mais aussi de se dégager de ses « fatalités » natives… N’est-ce point là ce que l’homme européen, depuis des siècles, appelle sa liberté ? Subordonner sans trêve les mécanismes utiles à des buts créateurs, l’organisation à la vie, l’uniforme au diversifié, le collectif au personnel, tel est le secret de cette méthode, de cette « fonction dichotomique », par définition progressiste, libératrice, aventureuse, et dont le fédéralisme nous apparaît maintenant comme la traduction politique.

Ayant défini de la sorte la santé de l’Europe à construire, je ne perdrai pas de temps à rappeler les maladies qui la menacent en permanence. La tyrannie de l’État et de ses mécanismes, l’anarchie individualiste (ou impérialisme local) de groupes qui se veulent souverains, comme si le reste du monde n’existait pas : j’ai dit plus haut que ce sont, à la racine, les maladies de la personne elle-même. Car la personne sera toujours tentée soit de céder à la pesanteur naturelle, aux routines, aux machines qu’elle s’est construites mais qu’elle accuse ensuite de l’asservir, cette mauvaise foi trahissant à vrai dire un manque de foi ; soit de s’imaginer, comme la colombe de Kant, qu’elle volerait beaucoup mieux dans le vide.

Bureaucratie, technocratie, pédantisme agressif des administrations et dictature du plan, d’une part ; condition prolétarienne, travail humain à la chaîne, aliénation des libertés essentielles et disciplines totalitaires imposées à la révolte individuelle, d’autre part, résultent d’une seule et même démission de la personne devant sa liberté et devant sa responsabilité. Mais la personne démissionnaire accuse les mécanismes, ces objets, et les doue des pouvoirs de sujets qu’elle abdique…

IV. Passage des buts aux moyens

Quels sont alors les buts que l’homme européen peut et doit projeter au plan de la politique et de l’organisation du continent, pour les décennies à venir ? Et de quels mécanismes l’Europe a-t-elle besoin pour atteindre ces buts, ou pour s’en rapprocher ?

Buts. Autonomie (liberté et responsabilité) croissante des personnes, des groupes, des communes, des régions, et finalement de l’Europe entière, pour exercer de mieux en mieux leur vocation particulière, à leur degré de réalité et d’action, soit dans la vie privée (qui relève de la métaphysique), soit dans la vie du groupe ou de la cité (qui relève de l’éthique), soit dans les relations intercollectives (qui relèvent de la politique).

Moyens. Union (économie d’énergies) capable de surmonter les tendances anarchiques-autarciques des individus, groupes, régions, capable donc : a) d’organiser à l’intérieur du continent les services libérant personnes et groupes des tâches mécanisables ; b) de manifester à l’échelle mondiale la vocation générale des Européens, c’est-à-dire de donner une Voix à l’ensemble historique et culturel qu’est l’Europe.

Tout le problème est d’ordonner, subordonner, articuler ces moyens collectifs à ces buts personnels (les plus immédiats à l’universel). Il s’agit donc :

— d’une part, à l’intérieur, d’éviter que les indépendances personnelles et locales soient dissoutes dans un réseau toujours plus serré d’interdépendances mécaniques proliférant sans contrôle ni orientation, par suite niveleuses et accroissant l’entropie de l’ensemble ;

— d’autre part, vis-à-vis de l’extérieur, d’éviter que soit reportée aux frontières de l’union la somme des tendances autarciques-impérialistes dont une union forcée (uniformisation) aurait frustré chacun de ses membres, au lieu de lui permettre de les transmuer en émulation créatrice au sein d’un ensemble plus vaste.

Ainsi posé, le problème d’une organisation fédérative de l’Europe se ramène à la recherche d’un optimum pratique entre les maxima possiblement contradictoires (en vérité, complémentaires) de l’autonomie et de l’union.

Sa solution peut apparaître d’une complexité sans espoir aux praticiens de la vie politique qui se contentent des routines et recettes « réalistes » héritées du siècle dernier (jeux des réflexes partisans et nationalistes, usage des slogans démagogiques, appels alternés aux passions populaires et aux experts), mais je la tiens pour moins difficile que celles qu’on demande, par exemple, aux constructeurs d’une fusée balistique ou d’un vaisseau astronautique. Et l’on ne voit pas comment « l’art du possible » pourrait encore servir d’excuse à la paresse d’esprit d’une classe politicienne qui n’a pas su prévoir Hitler, et qui trouvait le Marché commun trop technique pour être sérieux.

Philosophie des buts et science de leurs moyens doivent déterminer conjointement toute vision digne du nom de politique, dans l’ère d’universelle interaction inaugurée par la technique occidentale.

La nécessité d’une union de l’Europe n’étant pas ici discutée mais admise, il faut chercher à voir maintenant quelles formes d’organisation politique seront capables de satisfaire aux doubles exigences que l’on vient d’énoncer : Autonomie et Union, Buts et Moyens, philosophie de la personne et technique d’organisation qui la traduise.

En bonne méthode personnaliste, c’est d’une vision des Buts qu’il faut partir : car elle seule permettra d’éclairer les chemins qui peuvent y conduire. Nous allons essayer de la décrire à grands traits, en nous plaçant en imagination dans la période de 1975-1980.

V. Vue générale d’une Europe fédérée

Buts

Le préambule de l’Acte constituant la fédération européenne déclare que l’union de ses peuples a pour fins, d’une part, d’assurer les libertés et les responsabilités civiques à l’intérieur de la fédération ; d’autre part, de représenter dans le monde la vocation et les intérêts propres de l’ensemble européen.

Comment ces grands principes abstraits se traduisent-ils, aux yeux de l’Européen vivant en 1980 ?

Tout d’abord, par un sentiment de grand espace ouvert. Euphorie pour les uns — les meilleurs ; nostalgie ou sentiment de vague insécurité pour les autres. (Mais on y veille, leur commune les protège.) Moins grande que les États-Unis, la Russie soviétique ou la Chine, l’Europe est tellement plus variée qu’elle est en fait, si on la traverse, infiniment plus riche en expériences à vivre, en aventures, en découvertes de soi-même et des autres hommes. Du rocher de Gibraltar à la steppe monotone, des lacs de l’Écosse aux îles grecques, de la Finlande à la Sicile, tout s’ouvre aux ambitions ou aux rêves d’un jeune homme.

Les citoyens de tous les pays membres de la fédération européenne circulent du nord au sud et de l’est à l’ouest sans passeports ni visas, sans visites de douanes, sans embouteillages à Menton, sans contrôles aux aérodromes, sans avoir à changer de monnaies en y perdant à chaque guichet, sans rien déclarer à personne. Des milliards d’heures de vie active ou de loisirs sont ainsi gagnées chaque année, par des millions d’Européens en déplacement professionnel ou en vacances.

Ils sont chez eux partout, du Cap Nord à Stamboul, comme c’était le cas naguère du Provençal à Paris, du Saint-Gallois à Genève, du Sicilien en Lombardie. Ils disent « nous » en parlant de n’importe quel autre peuple. Ils apprennent à considérer les gloires et les hontes du passé de chaque pays européen comme les leurs, et l’avenir de l’ensemble européen comme leur avenir. Leur horizon, leur projet d’existence n’est plus borné par les frontières rigides de leur nation, moyenne ou petite, mais s’ouvre aux dimensions continentales, et donc mondiales.

S’ils veulent sortir de l’Europe, vers l’Afrique ou l’Asie, les Amériques ou la Russie, ils produisent un passeport européen, délivré à leur lieu d’origine.

Chacun peut s’établir où il le veut, sur tout le territoire de la fédération, soit pour y travailler, soit pour y vivre à sa manière. (Les seules restrictions occasionnelles à ce droit fondamental découlent des plans d’aménagement locaux, urbains ou agricoles, harmonisés dans le cadre fédéral. On cherchera à éviter les congestions locales et les goulots d’étranglement, dans les régions les plus favorisées par une mode, un climat, une production facile.)

Chacun peut vendre ses produits partout, sans taxes, et acheter ce qui se fait partout, au même prix et en francs européens. Ce marché commun de 400 millions de producteurs et de consommateurs est de loin le plus riche et le plus varié du monde. L’Europe a donc cessé de se sentir écrasée entre les « deux grands » : elle est plus « grande » que chacun d’eux, et presque autant que les deux additionnés.

Mais cette grande liberté cosmopolite n’est pas payée au prix d’un déracinement général ; ces ouvertures plus vastes à l’esprit d’aventure, qui sera toujours le fait d’une minorité, n’empêchent nullement ceux qui préfèrent la sécurité maternelle et la protection d’une partie limitée, d’en jouir et même mieux qu’avant.

Car chaque citoyen de l’Europe relève d’un pays d’origine, d’une communauté définie où il a (ou prend) ses racines ; et il peut y exercer ses droits civiques. Le droit à une patrie locale est garanti par la Constitution fédérale, et surveillé par la Cour fédérale de justice, dépositaire du Statut de la Personne.

Pour devenir citoyen de l’Europe, il faut et il suffit que l’on devienne d’abord citoyen de l’un des pays membres, voire d’une de ses communes. Tout citoyen d’un État membre qui s’établit sur le territoire administré par un autre État membre y bénéficie de tous les droits civiques et sociaux. Il y vote, et il y est éligible après un certain délai, qui varie selon qu’il s’agit d’emplois publics municipaux, régionaux, ou nationaux.

Le droit fondamental à une patrie locale entraîne que les communautés constituées, régions associées ou États, sont responsables vis-à-vis de leurs citoyens de maintenir et développer leur autonomie, leur physionomie particulière, leurs propres lois et coutumes, pour autant que celles-ci ne conservent ou n’introduisent rien au contraire à la Constitution fédérale et à la Charte des droits de la personne. (Les libertés de culte, d’expression et d’association sont expressément garanties ; l’État, ou la majorité dans une région, ne peuvent en aucun cas en priver les minorités.)

D’autre part, face au reste du monde et dans le monde, nos peuples peuvent enfin faire entendre la Voix de l’Europe (comme le demandait Churchill dès 1948 au Congrès de l’Europe à La Haye6). Le fait que leur fédération ait désormais, en tant que telle, une politique étrangère commune, signifie que les citoyens d’un de nos petits États ne sont plus à la merci de la politique d’un de nos grands États, les entraînant dans une guerre ou une ruine générales : ils participent tous également au droit de déterminer leur destin, sur ce plan aussi. (Et l’on verra que ce droit joue en faveur de la paix.) La vocation culturelle, sociale, économique et politique de l’ensemble européen s’exprime désormais par des décisions fédérales, qui traduisent la conscience et la volonté de la majorité des États et des Européens responsables de leur État.

La fédération européenne a solennellement déclaré qu’elle renonçait à la guerre comme moyen politique. Pour sa police interne et pour garantir ses membres contre l’extérieur, elle entretient des forces défensives organisées selon le système des milices suisses, mobilisables en quelques heures dans le cadre local. En cas d’attaque contre n’importe quel membre de la fédération, tous les autres se portent automatiquement à sa défense, selon les plans de l’état-major européen, qui dépend du pouvoir fédéral.

Moyens, ou institutions

Les institutions européennes ont pour raison d’être et principe formateur d’exprimer et de garantir les libertés fondamentales de l’homme européen.

Il en résulte immédiatement que l’organisation politique de l’Europe ne saurait être l’État-nation unifié, ni un système d’alliances bi- ou multilatérales. En effet, la première solution porterait atteinte au droit fondamental des personnes à se grouper en communautés diversifiées : droit à l’autonomie ; tandis que la seconde solution porterait atteinte au droit fondamental des communautés qui est, d’une part, d’être déchargées des tâches d’organisation (ou « mécaniques ») outrepassant leurs capacités, d’autre part de manifester la vocation générale des Européens à l’échelle mondiale : droit à l’Union.

L’Europe fédérée se présente, en conséquence, comme un grand espace composé d’une vingtaine d’États membres, et de quelques États associés (bordure de l’Est). La souveraineté des membres est garantie par la Constitution fédérale, nonobstant la mise en commun de plusieurs de leurs fonctions principales. Elle se trouve être, de la sorte, au moins aussi réelle que dans l’ancien régime, quoiqu’expressément limitée.

Mais ces États souverains sont en pleine évolution vers des groupements de leurs régions, qui parfois nouent des liens assez étroits, par-delà les frontières étatiques.

Cette situation mouvante, absolument nouvelle, fait l’objet des discussions politiques, juridiques, économiques et culturelles les plus vivantes et les plus difficiles, à l’intérieur de la fédération vers 1980. Elle ne saurait s’expliquer qu’en fonction des problèmes qui se posaient au départ de la construction de l’Europe.

Ouvrons donc en ce point une parenthèse, et, faisant retour en arrière, examinons la situation telle qu’elle se présentait aux environs de 1963, lorsqu’on se mit à envisager les divers modes possibles d’une union politique, et à supputer les conséquences probables qu’entraînerait une fédération.

Parenthèse 1963

a) Rapports entre les souverainetés nationales et la fédération

Entre un unitarisme jacobin opprimant les autonomies, et une nouvelle Sainte-Alliance, interdisant toute union efficace, il s’agit de manœuvrer selon les meilleures recettes de pilotage, de trouver une formule d’équilibre en mouvement entre les pouvoirs fédéraux et les États, entre le corps et les organes.

Le problème le plus épineux est celui de la souveraineté : faut-il exiger des États qu’ils y renoncent ? Si c’est une condition sine qua non, y a-t-il une chance quelconque qu’on l’obtienne jamais, donc qu’on arrive jamais à une fédération ?

Ainsi posé, le problème est insoluble.

D’une part nos grands États prennent prétexte de leur souveraineté théorique pour refuser les plans d’union concrète. D’autre part, les mouvements fédéralistes, par un grand nombre de résolutions impératives mais dont personne ne semble tenir compte, exigent que les États renoncent expressément à cette souveraineté théorique. Or, on ne saurait attendre une nuit du 4 août des États : ce ne sont pas des personnes libres et responsables, et il est tout à fait inconcevable qu’ils puissent agir sous le coup d’un enthousiasme collectif. « L’État est le plus froid des monstres froids », comme l’a dit Nietzsche. Mais s’il est vain de fonder l’espoir d’une construction européenne sur un geste qu’aucun grand État n’est en mesure de faire, il est sans doute dangereux de s’épuiser à combattre des souverainetés en grande partie inexistantes, et qu’on ne pourrait que renforcer temporairement en les obligeant à se défendre au nom sacré de l’indépendance d’un pays.

Pour sortir de l’impasse, on pourrait recourir à un précédent historique qui me paraît tout à fait indiqué en la matière :

La Constitution fédérale de la Suisse (1848) semble avoir résolu la quadrature du cercle. Loin d’exiger des cantons une renonciation à leur souveraineté, elle la garantit expressément, en même temps qu’elle en délègue partiellement l’exercice au pouvoir fédéral. Voici les textes :

Article premier. — Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance… forment dans leur ensemble la Confédération suisse.

Article 3. — Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale, et comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.

Article 5. — La Confédération garantit aux cantons leur territoire, la souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple… (etc.)

Ratifiés par la majorité du peuple et des cantons, ces articles ont résolu le problème à la satisfaction générale depuis cent-quinze ans. On peut les qualifier soit d’habile compromis, soit d’échappatoire, selon qu’on a le tempérament pragmatique ou doctrinaire. Un fait demeure : il n’est pas de constitution plus fédéraliste que celle de la Suisse, et pourtant elle garantit la souveraineté de ses membres !

Souveraineté fictive, dira-t-on ? Elle l’est certes en partie ; pas davantage toutefois que celle de nos États contemporains. Au surplus, dans la mesure où elle subsiste, elle se voit garantie et défendue par une constitution, par une armée, et par la volonté unanime des peuples et des États confédérés. Ce qui est bien loin d’être le cas des souverainetés soi-disant « absolues » des grands ou petits États de l’Europe désunie.

Voyons cela d’un peu plus près. Les cantons suisses n’ont plus le droit de faire la guerre, ni d’entretenir leur propre armée, ni de conclure des traités séparés ; ces attributs de la souveraineté classique sont reportés au niveau fédéral, et la fédération, de plus, a renoncé au droit d’attaquer ses voisins ou de prendre parti dans leurs querelles. Mais qu’en est-il de ces voisins et de leur souveraineté illimitée ? L’affaire de Suez a permis d’en juger. Deux grands États de l’Europe avaient tenté de faire valoir les droits fondamentaux que la doctrine classique attribue aux « souverains » : celui de déclarer la guerre et celui de conclure la paix comme on l’entend et quand on le veut. En fait, ces deux États se sont vus brutalement mis en demeure par deux autres puissances de cesser les hostilités, qu’ils venaient d’engager contre l’Égypte. Ils ont immédiatement obtempéré. Or, ces puissances n’étaient pas même européennes, et sans l’appui de l’une aucun pays d’Europe ne peut se défendre contre l’autre. Aucun pays d’Europe n’est donc vraiment souverain au sens classique ; mais il y a plus : aucun n’est autonome et ne pourra plus l’être tant que l’Europe entière ne le sera pas. Leur souveraineté relative, pour autant qu’elle subsiste, n’est en rien garantie (ni d’ailleurs menacée) par leurs voisins et frères, mais seulement par l’une des puissances extérieures qui ont la souveraineté atomique.

Cette situation aussi dangereuse qu’humiliante indique clairement ce qu’il nous reste à faire : — une Constitution fédérale, afin que l’Europe recouvre, au temps des grands empires, l’indépendance de décision qui échappe en fait à ses nations.

b) Libération des dynamismes régionaux

Un second problème fondamental semble bien devoir se poser à l’Europe une fois fédérée. Peu le pressentent ou s’en inquiètent, aux environs de 1963 : c’est qu’il est plus nouveau que celui des souverainetés, et qu’il est même sans précédent dans l’ère moderne. Voici comment on peut l’imaginer.

En admettant que l’union fédérale étende à l’ensemble du continent et aux îles britanniques le régime qui est en train de s’instaurer entre les Six (effacement des frontières économiques), certains dynamismes nouveaux se trouveront libérés. D’autant plus les frontières nationales seront dévalorisées — réduites à d’invisibles limites administratives et d’état civil, comme c’est le cas entre les cantons suisses depuis 1848 — d’autant mieux se manifesteront les réalités régionales. La notion de « métropole » économique et culturelle prendra forme. Des reliefs nouveaux, comparables à des soulèvements de terrain révélant un jeu de forces profondes, modèleront une Europe réelle bien différente de celle de nos cartes politiques actuelles, avec leurs taches de couleurs strictement emboîtées quoique très arbitrairement délimitées. Et l’on verra des États unitaires, comme la France, ou l’Espagne, ou la Belgique, se différencier et se réorganiser en autant de régions nouvelles (ou réanimées), qu’il y aura de « métropoles » prouvant leur droit à une autonomie de fait.

C’est ici que l’exemple de la Suisse cesse de nous servir de modèle, du moins transposable tel quel du régime des cantons à celui des États. Car les cantons correspondent à peu près à des régions à la fois naturelles et culturelles — linguistiques, religieuses, et de mœurs et coutumes7 ; tandis que les États centralisés de l’Europe, hérités du dernier siècle ont poursuivi le dessein systématique d’effacer leurs diversités, tant provinciales que régionales ; dont certaines au surplus, coupées de gré ou de force par une frontière « nationale », se sont trouvées amalgamées à des États de traditions bien différentes8.

Reprenons maintenant la description de l’Europe fédérée de 1980. On y assiste à des regroupements qui ne tiennent plus compte des frontières nationales et modifient profondément le régime des États naguère centralisés. Au lieu d’un puzzle de pièces bizarrement découpées, selon des conjonctures historiques dépassées, l’Europe fédérale est en train de devenir une constellation de foyers, ou de « métropoles », qui ne sont plus définis par leur contour, mais par leur force de rayonnement.

La mobilité des industries nouvelles, et leur indépendance par rapport au sous-sol, provoquent la naissance de complexes à la fois économiques et culturels qui ne recouvrent pas nécessairement les anciennes provinces ou régions, et qui chevauchent souvent les frontières « nationales » dessinées au xviiie et au xixe siècle.

Les régions de climat salubre, ou amène, se voient à juste titre privilégiées. L’Europe noire du charbon, des corons, des banlieues ouvrières et des mines se vide, au profit des régions méridionales, fluviales, ou même alpestres.

Ces phénomènes d’une ampleur croissante ne vont pas sans poser des problèmes très ardus d’aménagement du territoire européen. Ils requièrent des solutions neuves, à la recherche desquelles concourent économistes, démographes, sociologues, hygiénistes, urbanistes, éducateurs, et spécialistes du droit fédéral : ces derniers devant faire preuve, plus encore que les autres, d’imagination créatrice.

Une jurisprudence fédérale des régions autonomes se constitue. Une politique fédérale de production et de distribution tend à prévoir et régulariser les mouvements démographiques, et les incidences industrielles et commerciales des associations ou unions régionales. Elle s’efforce d’harmoniser la vitalité des nouveaux centres, les besoins généraux du continent, et les échanges toujours plus intenses à l’échelle mondiale. Ce processus dans lequel la fédération joue un rôle d’intermédiaire et de régulateur entre le monde et les régions, a pour double effet de diminuer l’importance des anciens États et d’augmenter celle des foyers locaux.

La renaissance des communes s’affirme. Le citoyen, naguère « démuni de toute influence politique appréciable » (Tocqueville) dans le cadre trop vaste et trop rigide de l’État-nation, retrouve au niveau communal le concret de ses droits et de ses responsabilités. Groupées en syndicats de production, en coopératives techniques ou de distribution et de consommation, les communes redeviennent les cellules de base de chaque région réelle, et le milieu par excellence de l’action civique.

c) Attributs de la fédération

La structure fédérale et la répartition des pouvoirs entre la fédération et ses membres sont l’expression directe des principes énoncés plus haut, et s’en déduisent sans autres difficultés que celles qui naissent d’une volonté fédéraliste de respecter autant que possible les situations spéciales et locales. Les compétences du pouvoir fédéral s’exercent donc d’abord dans le domaine de la politique étrangère, et de la défense.

Aucun État membre ne pouvant plus conclure d’alliances séparées ni avec d’autres États membres ni au-dehors, c’est la fédération qui assure la représentation diplomatique de l’Europe entière, pour toutes les matières prévues par la Constitution fédérale.

Plusieurs États conservent cependant, à l’intérieur et à l’extérieur de la fédération, des ambassades et consulats chargés d’entretenir les relations qui ne sont pas du ressort fédéral. (Relations économiques et commerciales, dans la mesure compatible avec les plans fédéraux ; relations culturelles ; recherches scientifiques, hygiène, enseignement, échanges universitaires, voyages, etc.)

La défense de l’Europe est assurée par des forces armées aux ordres du pouvoir fédéral, qui ne peuvent entrer en action qu’en cas d’attaque contre la fédération ou l’un de ses membres, ou en cas de coup de force séparatiste de l’un des membres.

La réduction des antagonismes intérieurs résultant de l’ouverture d’un grand espace libre et de la mise en commun des ressources de base ; la possibilité pour l’individu de répartir ses allégeances entre des ensembles culturels et spirituels plus restreints ou plus vastes que la communauté politique (État ou région) où il est né ; et enfin le libre jeu dans la fédération d’innombrables tensions de tous ordres, tout cela contribue non seulement à empêcher le retour des chocs destructeurs entre États-nations rigides, à l’intérieur de l’Europe, mais aussi à la rendre incapable d’exercer une politique agressive. Un tel ensemble de diversités ne saurait être impérialiste. (Rappelons que les anciens empires coloniaux avaient été créés par les États nationalistes en compétition brutale, et que leur liquidation a seule permis le rapprochement des peuples de l’Europe.) C’est pourquoi la fédération européenne a solennellement proclamé qu’elle renonçait à la guerre comme moyen d’imposer sa politique commune. Le problème des États neutres, adhérant à la fédération, se trouve ainsi résolu, leur neutralité n’ayant plus lieu de s’affirmer ni à l’intérieur, ni à l’extérieur.

Quant à savoir si l’Europe fédérée est elle-même neutre, la question se ramène à celle des alliances qu’elle peut être amenée à conclure avec d’autres États ou fédérations. Si elle accepte de lier son sort à un État ou à un groupe d’États qui s’interdit comme elle tout recours à la guerre, elle reste neutre en théorie, et fidèle à l’esprit de sa Constitution ainsi étendu à l’alliance ; mais elle peut être entraînée dans une guerre qu’un tiers parti ferait à l’allié, comme s’il la faisait à l’un de ses membres. Une disposition de ce genre présente le double avantage de rassurer le tiers parti quant à sa sécurité et de décourager ses propres tendances agressives. En revanche, l’Europe fédérée ne saurait conclure une alliance militaire avec aucune puissance qui maintiendrait son « droit » de recourir à la guerre.

Dans le domaine économique, les attributions du pouvoir fédéral sont déterminées en fonction de la méthode dichotomique définie plus haut. Outre que la fédération assure les libertés d’établissement, de travail, de commerce et de circulation des biens sur tout son territoire, elle se charge d’organiser et de subventionner les activités qui dépassent la capacité des États membres.

Elle administre les douanes fédérales.

Elle élabore une politique de production, de répartition intérieure, et d’échanges à l’échelle mondiale.

Elle soutient et harmonise les plans d’aménagement du territoire entrepris par les États membres. Elle légifère sur les transports, les postes, les grands travaux à l’échelle continentale (autoroutes, canaux, centrales d’énergie atomique notamment).

Dans le domaine culturel, les attributions fédérales sont définies, à l’intérieur par l’ampleur des investissements requis, à l’extérieur par la nécessité de représenter l’ensemble européen.

À la politique des grands travaux continentaux correspond une politique des « grandes recherches » : le CERN à Genève, dès 1959, « l’Opération Perdrix blanche » dans le cercle arctique (recherches spatiales), dès 1963, en ont été les deux premières illustrations.

D’autre part, les problèmes fondamentaux soulevés par le contact des traditions différentes de l’Occident, de l’Afrique, de l’Asie, du monde arabe, au sein d’une même civilisation technique née en Europe mais rapidement adoptée par tous les pays du monde, ont montré la nécessité d’une politique commune des Européens dans le domaine de la culture. Débattue et décidée par le Conseil des recherches et de l’enseignement (voir plus loin) cette politique est représentée dans le monde par des Relations culturelles européennes, agissant concurremment avec les missions des États membres, chaque fois que les problèmes à traiter ou les conflits à résoudre dépassent les capacités nationales, concernent l’ensemble européen et ses intérêts généraux. (Exemples : création d’Instituts européens dans le tiers-monde. Formation européenne des aides techniques. Relations publiques de l’Europe dans le « monde de Bandung » et dans le monde communiste. « Voix de l’Europe » à la RTV, etc.)

Enfin, le pouvoir fédéral garantit l’ordre intérieur, les constitutions des États membres, et toutes les libertés personnelles et publiques reconnues par la Constitution fédérale.

d) Attributions des États membres

D’une manière générale, les États exercent tous les droits et devoirs législatifs, exécutifs et judiciaires prévus par leur constitution, dans la mesure où ces droits et devoirs ne sont pas délégués à la fédération. C’est en matière d’éducation et de culture, notamment, que les États conservent les plus larges compétences.

La principale modification au régime ancien de souveraineté territoriale des États provient de la renaissance des régions et de la formation de « métropoles » nouvelles. En vertu de dispositions spéciales introduites dans la constitution des États autrefois « indivisibles », certaines conditions de développement étant satisfaites, et sous réserve d’une approbation fédérale, régions et métropoles peuvent se donner des structures et des pouvoirs autonomes, et elles peuvent aussi s’associer avec d’autres entités comparables relevant d’un État voisin.

L’Europe tend de la sorte à se transformer de fédération des États « anciens » (nés d’ailleurs, pour la plupart, aux xixe et xxe siècles) en fédération des régions réelles.

e) Autorités fédérales

Législatives : La double nécessité d’assurer l’union européenne et l’autonomie des communautés fédérées implique une dualité correspondante au sein des pouvoirs législatifs. L’Assemblée fédérale se compose donc d’une Chambre des députés européens et d’un Sénat européen, la première représentant les peuples, le second, les États et les communautés dotées d’une autonomie reconnue.

Les affaires de la compétence de l’Assemblée sont toutes celles qui relèvent expressément de la fédération : législation fédérale, garantie des constitutions des États et des autonomies régionales, mesures propres à faire respecter la Constitution fédérale, révision de celle-ci, garantie des libertés, organisation et droit de disposer de l’armée fédérale, ratification des traités, budget et approbation des comptes de la fédération, élection de l’exécutif et de la Cour de justice.

Les lois fédérales ne peuvent être rendues qu’avec l’accord des deux chambres. En cas de différend irréductible, un référendum populaire est requis.

Exécutives : Un complexe de traditions, confessions et langues, de conditions naturelles et de possibilités de développement aussi différenciées que celles qui existent en Europe, ne saurait être gouverné que par un Collège où s’équilibrent les diversités en évolution permanente. Le Conseil fédéral européen, composé d’une douzaine de ministres, représente le chef de l’État européen. Il gère collégialement les affaires fédérales. Ses membres sont élus pour trois ans par l’Assemblée européenne et sont rééligibles. On ne peut choisir plus d’un membre dans le même pays.

Son président est élu par l’Assemblée. Il porte le titre de président de la fédération d’Europe.

Le Conseil fédéral est assisté de commissions exécutives spécialisées. Ainsi, le ministre de l’Économie fédérale préside la commission économique, prolongement de la commission du Marché commun. Le ministre des Relations culturelles et le ministre de la Recherche scientifique co-président un Conseil des recherches et de l’enseignement, composé de représentants des sciences naturelles, sociales, psychologiques, religieuses, de la médecine et de l’hygiène, des arts et lettres, de l’histoire, de l’éducation, de l’architecture et de l’urbanisme. Le ministre de la Justice préside une Commission des droits de la personne, celui de l’Intérieur une Commission des régions et des États, etc.

Les projets des lois et arrêtés élaborés par ces commissions ministérielles, sont présentés par le Conseil fédéral et soumis au vote de l’Assemblée (éventuellement au référendum) qui peut les rejeter ou les modifier, sans que le Conseil fédéral ou le ministre intéressé soient pour autant renversés.

Judiciaires : Une Cour ou Tribunal fédéral administre la justice en matière fédérale, et connaît notamment des conflits de compétence entre la fédération et les États membres ; des différends entre les États ; des réclamations pour violation des droits de la personne garantis par une Charte ou Statut de la personne, annexée à la Constitution ; des cas de trahison ou de révolte concernant la fédération, et d’autres causes qui lui sont soumises par accord des parties, quand le litige atteint le degré d’importance déterminé par la législation fédérale.

f) Siège des autorités fédérales

Les mêmes raisons qui veulent que la fédération soit gouvernée par un Collège, et non par un seul homme, veulent que son centre ne soit pas une capitale, mais un District fédéral.

La fédération n’étant pas une création sur table rase, mais l’aboutissement d’un très long processus historique englobant des siècles d’histoire commune et toutes les diversités que l’on sait, le District fédéral ne saurait être, lui non plus, une création « synthétique » édifiée sur un terrain vague — il n’y en a d’ailleurs plus d’assez vaste, dans l’Europe de 1980.

Le District fédéral doit être situé au centre du Continent ; il doit être facile à défendre, en temps de troubles, mais d’accès facile en temps de paix ; il ne peut être qu’un petit pays, cependant très diversifié et si possible de tradition fédéraliste ; enfin, comme Washington, D.C., il doit accepter de demeurer, en tant qu’État, à l’écart des luttes politiques qui se jouent à l’échelle du continent.

Ces conditions idéales se trouvent réunies par la Suisse, d’ailleurs gardienne traditionnelle des valeurs et réalités d’intérêt commun pour l’Europe. De même qu’au xiie siècle les premiers cantons avaient reçu « l’immédiateté impériale » pour défendre le col du Gothard au nom de la communauté européenne du Saint-Empire, de même la Confédération suisse se voit dotée d’un statut spécial, d’une sorte « d’immédiateté fédérale », en devenant le District européen.

Les autorités de la fédération ont leur siège dans ses villes principales, Zurich, Bâle, Genève. Elles sont placées sous la protection de l’armée suisse. Des dispositions spéciales (analogues à celles en vigueur à Washington, D.C. : on sait que les citoyens du district fédéral américain n’avaient pas le droit de vote lors de l’élection du président)9 préviennent toute ingérence particulière des affaires suisses dans les affaires fédérales européennes. La Suisse, qui n’inquiète personne, se trouve ainsi confirmée dans son statut traditionnel de neutralité, dont nous avons vu par ailleurs qu’il a perdu ses anciennes justifications.

VI. Chances de réalisation

Voici une liste, non exhaustive, des facteurs qui paraissent aujourd’hui susceptibles de jouer dans le sens d’une solution fédéraliste de nos problèmes.

1. Le fédéralisme est une forme de pensée politique spécifiquement européenne qui prend ses sources dans la théologie chrétienne et dans la philosophie grecque, et peut se réclamer du thomisme puis du calvinisme, plus tard du socialisme proudhonien, aujourd’hui des sciences les plus avancées. D’autre part, le fédéralisme est une méthode d’organisation politique qui a fait ses preuves notamment en Suisse et aux États-Unis et qui est pratiquée aujourd’hui dans les processus de décision des Communautés économiques européennes. La rencontre de cette vieille tradition, rénovée au xixe siècle, des besoins de l’économie moderne, de la nouvelle vision scientifique et des moyens fournis par les techniques d’avant-garde, crée une conjoncture favorable à la prise au sérieux des solutions fédéralistes.

2. Le régime fédéraliste est au moins théoriquement adopté par les constitutions d’un nombre croissant d’États nouveaux, ou réorganisés de fond en comble au xxe siècle ; ce qui incline à penser que les réussites suisse et nord-américaine ont une valeur probante pour les « réalistes », sinon pour les « idéologues » des vieux partis politiques, espèce en régression rapide, d’ailleurs.

3. Les catholiques qui prennent au sérieux les déclarations réitérées du Vatican, et les protestants qui ont gardé vivante la tradition calvinienne, ne peuvent, en bonne doctrine, que se montrer favorables aux solutions fédéralistes. Celles-ci sont d’ailleurs homologues des solutions œcuméniques au plan confessionnel, dont on connaît l’essor récent et très puissant. Quant aux libéraux agnostiques, ils peuvent trouver dans un régime fédéraliste la garantie à des droits qu’ils ont longtemps revendiqués contre les cléricalismes unitaires, voire totalitaires.

4. L’application des découvertes récentes et imminentes de la physique et de la biologie non seulement à des armes encore plus puissantes et beaucoup plus maniables que la bombe H, mais aussi à des procédés de manipulation du psychisme collectif et de conditionnement physiologique de certaines classes favorisées ou fabriquées par un parti (armes et procédés dont seul un Pouvoir fortement centralisé et très riche serait en mesure d’user et d’abuser), pousse également à concevoir la nécessité vitale d’une tendance à déconcentrer et à distribuer le pouvoir, afin de l’empêcher par tout un jeu de contrôles et de dispositifs de sécurité, de prendre une initiative éventuellement criminelle. Sans préjuger des chances de succès de cette réaction de défense de la personne, on peut tenir pour certain qu’elle jouera, elle aussi — si peu que ce soit — en faveur d’un régime fédéraliste.

5. La résistance des esprits « de droite », des nationalismes attardés, des patriotismes ombrageux, des libéraux doctrinaires en matière d’économie, des séparatistes régionaux, des sportifs chauvins, des philatélistes, des sociétés culturelles municipales et provinciales, et de tous ceux qui disent redouter « l’américanisation » de l’Europe ou sa « bolchevisation », contraindra les partisans d’une Europe unitaire à se replier sur des solutions praticables, qui se trouveront être fédéralistes par nécessité, sinon par choix délibéré des deux partis.

6. À « gauche », les traditions proudhoniennes et anarcho-syndicalistes jouent dans le sens de l’autonomie des groupes, tandis que les traditions internationalistes et autoritaires du socialisme marxiste jouent dans le sens d’une opposition systématique aux diversités de tout ordre (assimilées aux « privilèges ») et en faveur d’une unification européenne. Là encore, la résultante des forces antagonistes pointe vers des solutions de type fédéraliste.

7. Le régime des souverainetés nationales absolues est manifestement dépassé, aux yeux des jeunes. La nécessité et les promesses d’une union de l’Europe sont admises par plus de 80 % des Européens, quoique d’une manière vague et généralement passive, faute de modèles ou de maquettes proposés à la critique ou à l’enthousiasme.

8. L’existence du Marché commun est un facteur irréversible dans l’évolution vers l’union. Les polémiques engagées à son sujet obligent un grand nombre d’esprits, dans nos divers pays, professions et partis, à supputer les conséquences des principales méthodes d’union possibles : — unification économique transposée au plan politique, — alliance d’États souverains, — fédération ou confédération. Ces problèmes deviennent chaque année plus concrets, soit qu’ils se posent en termes d’intérêts, soit qu’ils réveillent des passions partisanes ou nationales. « Fédérer les Européens » cesse pour beaucoup d’être une expression vague désignant simplement le besoin d’une « union plus étroite », et tend à prendre un sens précis et spécifique, tel que nous l’avons défini plus haut.

Cet ensemble de facteurs positifs, négatifs, et ambivalents, ménage des possibilités plus favorables que jamais à une action fédéraliste. Mais il faut, pour les réaliser, un élément catalyseur : une vision non utopique de ce que peut être l’Europe fédérée.

VII. La vraie « relance » de l’Europe

Pour tracer cette esquisse d’une union fédérale, nous n’avons eu qu’à nous laisser guider par deux séries de déductions inévitables, et qui sont au surplus convergentes. L’une a pour point de départ la définition de l’homo europaeus comme personne à la fois libre et responsable. L’autre découle de la conjoncture présente : nécessité d’une union économique amorcée par celle des Six ; pression du tiers-monde, qui exige l’aide de l’Europe et n’en oppose pas moins à son passé mal vu les promesses incertaines d’un communisme ouvertement impérialiste et plus néfaste pour les traditions valables du tiers-monde que ne fut jamais notre colonialisme ; nécessité, à cet égard, d’une politique commune des Européens ; désuétude des souverainetés nationales absolues, tout juste capables de servir de prétextes pour retarder encore les mesures d’union ; enfin, nécessité urgente d’un troisième partenaire, moins neutre que central, entre les deux partis extrêmes de l’Occident, armés de la Bombe.

À ces motifs d’union, spirituels d’une part, historiques ou conjoncturels de l’autre, s’opposent encore des préjugés nationalistes survivants, certains calculs d’intérêts à courts termes, mais surtout l’ignorance ou mieux : la non-vision du But possible et nécessaire.

Si l’Europe n’est pas encore faite, ce n’est pas que ces obstacles soient bien forts — ils n’ont guère plus de consistance que les ténèbres — mais c’est que les partisans officiels de l’union paraissent encore bien peu hardis. Ils donnent l’impression de mal voir ce qu’ils disent qu’il faudrait vouloir. Ils hésitent, ils discutent, ils piétinent dans l’ombre ; il leur arrive d’accuser de sabotage ceux qui demandent : « Quelle Europe voulez-vous ? Qu’on nous la montre ! » Ces discussions préliminaires sont vaines. On ne réfute pas l’obscurité, et rien ne sert de maudire la nuit : mieux vaut allumer une chandelle, comme dit le proverbe chinois.

Éclairer le But est donc la première tâche de ceux qui veulent se mettre en marche. Inventer des chemins vers le But est la seconde tâche, indispensable, mais que la claire vision du But rend seule possible. On ne trace pas un chemin tant qu’on ne sait pas au juste où l’on a décidé d’aller : on se contente de charger des experts d’étudier les modalités et le coût de l’opération. Ils concluent que rien n’est possible dans l’état actuel des choses. Et leur déni traduit exactement l’incertitude des hommes d’État qui les emploient.

Qui veut la fin veut les moyens, mais personne ne saurait vouloir une fin qu’il distingue mal. Et c’est pourquoi, dans le domaine qui nous occupe, la prévision est une action. Bien voir le But, se concentrer sur lui, dégage et mobilise les énergies nécessaires pour qu’on le rejoigne. Dans ce sens, voir l’avenir, c’est aussi le créer.

J’ai tenté d’éclairer notre avenir fédéral, avec un projecteur de fortune. Des reliefs ont été laissés dans l’ombre, des détails ont pris trop d’importance. Mon regard trop souvent n’a vu que ce qu’il cherchait, ce qui était dans mon esprit et non dans la réalité. Cet essai n’a donc d’autre ambition que d’appeler des mises au point optiques. Il y faut le travail d’une équipe munie de meilleurs instruments, multipliant les prises de vues, corrigeant, complétant, cadrant mieux le sujet ; et qui dira, au terme de l’étude : voilà le But.

Cette « relance européenne » dans les esprits paraît la seule immédiatement réalisable. Elle peut être la plus efficace, à long terme.