(1956) Articles divers (1951-1956) « Rudolf Kassner (1953) » pp. 80-82

Rudolf Kassner (1953)n

Ces premiers textes de Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction (de Jean Paulhan et Bernard Groethuysen, mais non signée)6, lorsque j’essaie de me remémorer l’espèce de choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot me vient à l’esprit : autorité. Avant d’avoir compris ce qui était dit, j’avais reconnu la grandeur d’un ton, d’un style, d’une impatience rigoureuse. Une manière « d’occuper la scène » en trois répliques, d’imposer une allure à la fois calme et circonspecte, n’admettant que des gestes précis et maîtrisés, puis de la briser soudain par une cascade d’ellipses saisissantes qui laissaient le lecteur pantois, comme l’antique injonction du Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie de l’énoncé. Et une grande force d’exclusion. Seuls les mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais par manie, au nom d’une mode ; ici, tout au contraire, la force simplificatrice, l’intolérance instantanée à l’égard du doute faible, de l’adjectif incertain, et en général des complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une réflexion passionnément originale. Et je tentais de décrire — dans le premier article, je crois bien, publié en France sur Kassner — « l’acuité lente de la réflexion, l’alliage précieux de hauteur, de rigueur et de pitié humaine, la retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle l’humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient au sens magique du mot, les « charmes » de cette prose et son autorité.

Telle fut ma première impression. Vingt ans plus tard, je la vois confirmée par un commerce rarement interrompu avec une œuvre dont la difficulté, précisément, n’a pas cessé de me séduire et inciter.

Je suppose qu’il est devenu banal de déplorer l’obscurité des essais et dialogues de Kassner. Elle est pourtant la garantie de leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une intention profondément délibérée. Car il s’agit ici d’une maïeutique, s’exerçant sur les mythes de l’âme. Je parlais tout à l’heure d’ellipses « saisissantes », et c’était au sens littéral, non pathétique, de l’adjectif. L’ellipse de pensée n’est nullement, chez Kassner, un procédé de rhétorique, une manière de sauter les évidences ou platitudes intermédiaires. Elle est un acte de vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets que la coutume sépare, non seulement elle oblige à les voir d’un œil neuf, mais encore elle excite à découvrir l’angle particulier sous lequel a pu les voir, proches ou confondues, son auteur. (Cet angle de vision étant son vrai « message ».) Elle propose donc à l’imagination un exercice spirituel, assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes les moines bouddhistes de la secte du zen.

Le thème profond, omniprésent, de l’œuvre, c’est le problème du Dieu-homme, d’où naît celui de la personne, générateur de l’Occident. Problème ambigu s’il en fût, et qui échappe par définition à la pensée systématique et discursive : point de réponse rationnelle au « cur deus homo » de saint Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, l’approche par le moyen de paraboles, de questions, de comparaisons. De quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés à cette fin ? Ce sont moyens de poésie, c’est-à-dire d’âme. « La faculté principale de l’âme est de comparer » remarque Montesquieu, et il ajoute : « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture. » Ainsi Kassner, dans ses dialogues. Chaque interlocuteur y atteint, tour à tour, à l’expression la plus virulente de sa vérité, et chacun nous convainc si bien que la conclusion ne saurait être qu’implicite et comme transcendante à l’échange.

Ainsi s’opposent et se comparent, dans ces dialogues, mesure antique et démesure moderne, ou les grandes intuitions tautologiques de l’Inde : par leurs images plutôt que leurs concepts ; sans conclusion. Mais l’angle de vision s’est imposé. Et l’imagination, irrésistiblement, s’oriente vers le mystère crucial.

S’agirait-il d’une théologie ? Certainement non. Kassner veut voir. D’une gnose alors ? On pourrait le penser. Mais ceux qui se font de la poésie une idée finalement plus favorable au « Livre de Job » et aux proverbes zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans les dialogues et les paraboles de Kassner son irréfutable présence.