(1977) Foi et Vie, articles (1928–1977) « Romanciers protestants (janvier 1932) » pp. 56-63

Romanciers protestants (janvier 1932)m

Nos gloires nous jugent

C’est un fait digne d’intérêt, et que personne, croyons-nous, n’a relevé, que les grands « succès » littéraires de l’année 1931 soient allés à trois romans d’écrivains protestants : Pierre Bost, Jacques Chardonne et Jean Schlumberger.

— Écrivains protestants, vraiment ?… Ou bien, protestants qui écrivent ? — Mais voyons d’abord les œuvres.

La critique à peu près unanime a salué dans Le Scandale la meilleure œuvre de M. Bost, une espèce de somme romanesque des errements de la jeunesse d’après-guerre. La Claire de M. Chardonne a rallié tous les suffrages féminins, et classe son auteur dans la lignée de ces fameux « moralistes français » auxquels nous pardonnons souvent d’être des romanciers assez ternes, pour le plaisir que par ailleurs ils donnent à notre intelligence plus avide, au fond, de formules adroites que de drames vivants. Saint-Saturnin enfin, vaste et pathétique tableau d’un domaine et d’une famille dont la mystique se révèle au cours d’un épisode central traité en profondeur — roman-plongée pourrait-on dire —, d’une sourde et hautaine gravité, apparaît comme le premier chef-d’œuvre d’une sorte de renaissance cornélienne.

Dans la discordante après-guerre, Jean Schlumberger semblait devoir rester le seul tenant du classicisme romanesque ; mais voici qu’on proclame au contraire l’avènement d’une littérature nouvelle28, dont cette œuvre serait comme le frontispice (aux beaux noirs et gris profonds). Un critique fort écouté29, à son propos, fit observer que les romanciers protestants montrent de préférence la famille dans sa force de conservation morale, alors que le catholique Mauriac s’attarde au spectacle de sa décomposition. Ici la famille qui résiste, là la famille qui se défait30. Mais gardons-nous de voir dans ce contraste autre chose que la vieille opposition du sacrifice cornélien et de la passion racinienne, — opposition qui se prolonge et trouve son expression moderne dans des œuvres bien plus caractéristiques d’une éducation protestante ou catholique, que d’une inspiration vraiment chrétienne. Car c’est à juste titre, croyons-nous, qu’on put écrire de Saint-Saturnin qu’un tel roman exprime « toute la grandeur — et toute la misère — des protestants sans foi »31.

Quoi qu’il en fût d’ailleurs de la portée religieuse des trois œuvres, l’on se sentait tenté de marquer ici d’une pierre blanche « l’année du roman protestant ». À la réflexion, l’on y a renoncé, pour des raisons d’ordre général et comme indépendantes des auteurs et des œuvres.

Délimiter un « parti protestant » dans nos Lettres, n’était-ce point, d’abord, céder à la tentation d’un nationalisme religieux plus injustifiable que l’autre ? Je sais bien que certains « protestants » nous y pousseraient, à force de reniements et d’ignorance de nos richesses, de fausses hontes et de sourires complices. La question toutefois doit être portée sur un plan supérieur à toute polémique : s’agit-il jamais en effet pour les témoins d’une confession, de faire le compte de leurs gloires ? Ne doivent-ils pas au contraire considérer celles-ci comme leur accusation perpétuelle ? Car la vraie question qu’elles posent, chrétiennement, c’est de savoir si nous les méritons encore. Comme le disait un homme d’esprit, plus l’ancêtre dont on se réclame est éloigné, moins on a de chances d’en tenir…

C’est ainsi que nos gloires passées, martyrs, camisards et prophètes, nous condamnent dans la mesure où elles furent authentiques. Mais d’autre part certaines « célébrités » politiques ou intellectuelles plus récentes et discutables, dont nos apologètes se réclament volontiers, n’en constituent pas moins pour notre protestantisme un jugement indirect d’une impitoyable et significative sévérité. Et dès lors, c’est cela qu’il nous paraît utile et nécessaire, aujourd’hui, de confesser. Aussi bien, la force qui nous est promise doit-elle nous rendre ce courage léger.

Le moralisme nous trahit

Partons du cas concret de nos trois auteurs. Le problème, à vrai dire, les dépasse, mais il n’est pas mauvais de l’actualiser, de le rétrécir, si de la sorte nous sentons mieux sa pointe.

Les héros du Scandale, provinciaux énervés par la vie des bars de la capitale nous apparaissent incapables de transporter dans ce décor les dilemmes religieux d’une vie intérieure que l’on sent parfois sous-jacente, mais trop timide à s’exprimer. Le couple que Jacques Chardonne étudie dans Claire poursuit un bonheur purement égoïste, et par là si précaire qu’il côtoie bien souvent l’angoisse, ou pis encore : un sentiment d’indifférence et d’inutilité. Quant à l’auteur de Saint-Saturnin, il semble qu’une véritable préméditation — où l’on n’eût voulu voir qu’une pudeur — lui fait éviter toute allusion chrétienne, au point qu’en tels endroits où la vraisemblance voudrait que le nom de Dieu fût invoqué (je pense au testament de la mère par exemple), c’est au « sort » que l’on s’en remet, ni plus ni moins que dans un drame antique. M. Saurat doit se tromper, lorsqu’il note que dans ce conflit moral, Dieu est « tranquillement oublié ». Il y a visiblement chez Jean Schlumberger une volonté consciente de réduire l’homme à sa seule virtu.

Donc : refus ou ignorance des catégories de la grâce et du péché ; un certain ascétisme de la forme, mais jamais rien d’explicitement religieux : cela n’a point empêché ces trois romans de faire figure, aux yeux de beaucoup, de livres « bien protestants ». Je serais même tenté de dire, forçant un peu ma thèse, que ces traits négatifs, alliés à d’évidentes préoccupations morales, composent précisément ce que beaucoup se plaisent à nommer « un caractère protestant »32. Et c’est cela qui est grave, — d’autant plus grave que nombre de protestants tiennent à honneur de compromettre la Réforme avec cette attitude, et de prolonger un malentendu qu’ils jugent peut-être flatteur, ou commode. Cette espèce de stoïcisme moral, dans lequel nous voyons se complaire beaucoup de « protestants par tradition », pourtant cache assez mal la faiblesse d’un compromis foncier. Le fort est celui qui refuse la louange approximative. Nous ne saurions assez nous garder d’accepter des adhésions qui vont aux produits déviés de notre foi. Il est vrai que ceux-ci sont souvent les plus éclatants. Car un système politique, une doctrine, une éthique, s’ils s’abandonnent de tout leur poids à quelque erreur interne, ne vont pas forcément à la ruine immédiate, dans notre monde tel qu’il est. Mais c’est parfois, bien au contraire, par leur succès et dans leur épanouissement qu’ils manifestent au jour leurs faussetés et qu’ils se trouvent, aux yeux de l’esprit, le plus durement jugés.

Était-ce affaiblissement de notre foi dans l’avenir de la Réforme, besoin minoritaire de trouver des alliés à bon compte sur un terrain où la compromission semblait pratiquement acceptable ? Nous avons trop souvent et bien trop volontiers souffert que l’on nous attribue un moralisme tout semblable à celui des athées, — au lieu qu’il eût fallu du premier coup le dénoncer, comme radicalement contraire à notre foi originale. Le siècle, hélas, décorait du beau nom de libéralisme l’absence de toute exigence unifiante entre la pensée et l’action. Certes, nos prédicateurs affirmaient le salut gratuit par la foi ; mais d’autre part nous prêtions des mains complices à des œuvres qui relevaient de conceptions nettement a-chrétiennes de la « moralité publique » par exemple. Et quelles qu’aient été les affirmations souvent indignées de nos docteurs, un fait prit corps, irréfutable : dans l’esprit du Français moyen, « protestant » devint synonyme de « moraliste ». Était-ce qu’il y avait dans l’accent de ces docteurs-là quelque chose qui les empêchait de convaincre ?

Tel étant l’état des choses, suffira-t-il de déplorer une incompréhension publique dont nous sommes en grande partie responsables ? Nous montrons-nous assez soucieux de nous désolidariser de certaines formes de pensée ou d’action dans lesquelles nos pères crurent trouver des appuis, mais dont nous souffrons d’autant plus vivement que le monde actuel nous met en demeure d’abandonner tout ce qui, dans notre éthique, s’inspire d’un conformisme bourgeois plutôt que de l’héroïsme chrétien ? En particulier, sommes-nous toujours assez conscients des fondements de notre foi pour récuser, dans « l’esprit protestant », tout ce qui rend inutile la grâce ? Il y va pourtant de notre force de conquête.

Que nous le voulions ou non, en fait, sinon toujours en droit, l’héritage intellectuel du protestantisme du xixe siècle se réduit, aux yeux de nos contemporains, à un moralisme libéral. Nous savons ce qu’une telle vue a d’injuste, c’est-à-dire d’incomplet. Mais comment n’être point frappés de sa généralité, de son insistance… Et de ce fait qui paraît bien la confirmer : le dessèchement distingué de notre art.

Toute forme religieuse donne lieu à des formes d’art qui manifestent ses traits spécifiques. On peut donc poser que le protestantisme de la fin du xixe siècle, tel que nos contemporains se le représentent, ne pouvait s’exprimer que dans la forme du roman moraliste (forme qui par ailleurs flattait un penchant traditionnel de l’esprit français). Cela pouvait donner soit des œuvres d’analyse tendant à dissoudre les affirmations massives de la foi ; soit des œuvres d’édification morale, au sens littéral du terme : tendance stoïcienne ; soit des œuvres de révolte contre cette morale — tendance nietzschéenne. Tout ceci ne participant que très indirectement d’une atmosphère proprement chrétienne. Or voici que les faits confirment cette vue théorique : Loti, Schlumberger, Gide, le désenchanté, le stoïcien, le révolté, — trois noms parfaitement représentatifs33.

Bilan fort honorable du point de vue purement littéraire, si l’on tient compte de la faiblesse numérique des protestants français. Bilan terriblement déficitaire si l’on prend au sérieux la grandeur impérieuse et fulgurante du véritable calvinisme.

Or nous n’hésitons plus à rendre responsable de cette carence de la poésie et du rayonnement spirituel notre fameux moralisme, traître à ses origines, et vidé de toute théologie efficace. Peut-être vaut-il la peine de préciser ici et de pousser dans le détail une accusation que certains, déjà, disent banale, pour lui ôter sa force, je le crains.

Le puritanisme, expression d’une doctrine héroïque, pouvait provoquer dans les âmes des complexités merveilleuses, un pathétique aux résonances profondes : Milton. Mais le moralisme détendu que la théologie libérale prétendit conserver, fut bientôt réduit au rôle d’une censure tatillonne et qui flattait curieusement certaine notion de « correction » bourgeoise. Nullement chrétienne d’ailleurs, puisqu’elle récusait à la fois la charité, le risque, l’abandon et la divine légèreté, c’est-à-dire, qu’elle récusait la grâce autant que le péché.

La censure moraliste est avant tout peureuse. Elle « craint » la vérité ; non point au sens de ce verbe qui signifie la révérence, mais comme on craint le risque, que Jésus n’a jamais craint. Et c’est en quoi elle révèle la faiblesse de sa théologie. Car il est certains cas où celui qui craint de dire toute la vérité n’exprime par là rien d’autre que sa méfiance vis-à-vis de la grâce et son optimisme vis-à-vis de la nature humaine, qui, selon cette vue, serait bonne, ou du moins meilleure, si on la « préservait » du mal. Ainsi Rousseau le libertaire doit et peut être moraliste, tandis que Calvin l’orthodoxe ne saurait l’être sans renier le fondement de sa croyance34. Or nous voyons le moralisme se développer précisément à l’époque où la théologie de Calvin, pessimiste quant à l’homme, mais confiante dans la grâce, cède le champ aux idées de Rousseau, optimistes quant à l’homme et pratiquement athées.

Voici donc l’homme, dans sa condition menacée, réduit aux seules défenses qu’invente son calcul. Voici l’homme livré à lui-même, c’est-à-dire à son pire ennemi. Morne triomphe de l’analyse psychologique. Un siècle de ce régime suffit à nous mener à ce trouble gâchis intérieur où Freud naguère porta l’impitoyable lumière de l’observation scientifique. Reflet du siècle, le roman bientôt s’affaiblit à force de se compliquer, et tend à se réduire à une casuistique. Comment imaginer et comment animer des êtres, lorsqu’à chaque moment de la création intervient une autocritique à la fois peureuse et agressive ? Il y faudrait une puissance décuplée, excessive, et qui, par la force des choses, tournerait bientôt en révolte, en insolence, en démence : Nietzsche. Ainsi l’atmosphère moraliste a tué les germes de l’imagination créatrice chez les protestants, qui lui furent plus que d’autres soumis, de par leur sérieux traditionnel. Et quand elle n’est point parvenue à les étouffer, elle a souvent faussé le développement de ces germes ; les produits d’une terre ingrate grandissent comme une dérision de la pauvreté maternelle, comme une caricature de la sécheresse à laquelle ils s’opposent, mais qu’ils manifestent en même temps avec une ironie plus cruelle souvent que la stérilité. Sécheresse désolée de Benjamin Constant, impuissance et bavardage d’Amiel, désespérance vaniteuse de Loti : telles sont les réactions irrécusables et célèbres que provoqua le moralisme perverti. Il eût conduit le protestantisme à la négation absolue de son essence35, si l’humanité ne possédait d’autres recours que ceux qu’elle peut imaginer en dehors de la grâce, c’est-à-dire la police des mœurs, l’éducation bourgeoise et ces blasphématoires « hygiènes de l’esprit » dont les ravages ne prendront fin qu’au jour où nous aurons compris que la santé est dans l’humilité de la prière, dans la reconnaissance éperdue de notre incapacité à faire par nous-mêmes le bien, dans l’abandon aux mains de Dieu, — aux violentes mains de Dieu.

Un cantique nouveau

Nous voici loin de nos auteurs. Si loin qu’en somme ils ne sont guère atteints par tout ceci. Mais quoi ? Le but ne fut jamais de démolir, mais bien plutôt de dénoncer un principe destructeur. C’est au nom d’une foi positive que l’on attaque ici le moralisme survivant, c’est au nom d’une grande espérance. Que devons-nous attendre ? Tout, d’un réveil dogmatique qui, s’il traduit et porte un réveil de la foi, ne peut manquer de libérer des forces créatrices. Or les temps vont nous y contraindre.

Que rien ne soit plus favorable à l’art que l’évangélisme dans sa pureté, héroïque ou sereine, il faudrait pour en douter que l’on ait oublié les plus grands noms : Milton, Bach, Rembrandt, les sœurs Brontë, Henrik Ibsen et ces deux Danois prodigieux, Hans-Christian Andersen et Søren Kierkegaard. (Féerie du Conte de ma vie d’Andersen, où l’on voit ce « poète des poètes » à la sensibilité si authentiquement évangélique — comme celle d’une Lagerlöf — se lier d’amitiés spirituelles avec Charles Dickens, Jenny Lind, Thorwaldsen.)

Les romans russes et les romans anglais du xixe siècle nous laissent entrevoir ce que pourraient être des œuvres modernes inspirées, comme le furent les plus grandes, par le sentiment tragique du péché et de la grâce souveraine. C’est cela qui donne aux romans de Dostoïevski ou d’Émily Brontë ces prolongements poétiques, ces perspectives bouleversantes qui manqueront toujours aux œuvres nées sous le signe fatal du moralisme. La grande poésie naît du tragique et de la joie surabondante : verrons-nous quelque jour en France surgir une poésie chrétienne d’inspiration évangélique ? Souhaitons qu’il n’y faille pas les conjonctures sanglantes d’où naquirent les Tragiques d’un d’Aubigné. Aussi bien avons-nous d’autres raisons d’espérer. Car si la forme artistique adéquate au libéralisme fut l’analyse d’états d’âme dans le doute, il est permis d’attendre de la violence même d’une théologie du Dieu Tout-Puissant qu’elle suscite de nouveaux psaumes36, qu’elle enflamme des chants prophétiques.

Et l’Éternel enfin sera loué « selon l’immensité de sa grandeur » comme il est dit au dernier psaume.