(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Défense de la culture (janvier 1937) » pp. 642-643

Défense de la culture (janvier 1937)x

Le palais des ducs d’Albe a été détruit par les obus de Franco, et Commune, par la voix d’Aragon, exprime sa juste indignation. Crime contre la culture. Car c’était le parti communiste qui avait pris soin de cette œuvre d’art, après la fuite du propriétaire. « Les domestiques sont restés ici avec les communistes, écrit Aragon. Et le petit chien du duc, qui figure sur le portrait du gentilhomme, fait fête à ses nouveaux camarades, les miliciens, qui jouent avec lui avec une infinie gentillesse. Ne donne-t-on pas au canari de la duchesse chaque jour sa feuille de salade bien verte ? » Si tout cela est fini, c’est à cause du fascisme ! Si vous aimez Goya, adhérez au PC ! Voilà qui est simple.

Mais croit-on que la culture vivante soit beaucoup moins menacée en France ? Est-ce seulement une question de régime ? Est-ce d’abord une question politique ? Culture à gauche, brutalité stupide à droite, — ou inversement ? Ils ont bien l’air de le croire, ces messieurs.

Pourtant : on lit de moins en moins, en France, où rien n’entrave la liberté d’éditer et de vendre tout ce que l’on imagine. Ce n’est pas le « fascisme » qui expliquera cela. Nous savons, nous aussi, caresser un petit chien, donner sa feuille de salade verte au canari. Et nous ne sommes pas « communistes » pour si peu.

Je constate simplement ceci : le peuple allemand, dont le régime me paraît spécialement dangereux pour la culture, achète des livres, fréquente les théâtres et les concerts, bref, se cultive avec cette sorte de passion que le Français réserve, présentement, sous son régime de liberté, à la lecture de Paris-Soir et Paris-Sports, quand ce n’est pas Paris-Soir-Dimanche. Quels chiffres nos éditeurs pourraient-ils opposer aux tirages invraisemblables des Allemands ? Un roman historique en 3 volumes sur Paracelse, coûtant 25 marks, soit près de 200 fr., atteint au bout de deux ans le quatre-vingt-treizième-mille. Les trois derniers romans d’un jeune auteur, Ernst Wiechert, ont atteint quatre-vingts, soixante-quinze et cent-mille. Et c’est un écrivain de classe ! L’essai de Gedat intitulé Un chrétien découvre les problèmes du monde approche du trois-centième-mille un an après sa publication. Et les poètes ne restent pas en arrière : le jeune Gerhard Schuhmann, qui est nazi, a des tirages de douze-mille, et le vieux Ch. Morgenstern, qui ne l’est pas, un tirage de cinquante-mille. Repère : le dernier Lagerlöf fait en Allemagne quarante-mille, en France, cinq, etc., etc.

Conclusion ? Si l’on mesurait la valeur d’une culture selon des normes soviétiques, il faudrait en conclure que le régime allemand est très supérieur au français. Ce qui est faux. Alors ? Alors on voit que les rapports de la politique, de l’économie de la nation et de la culture sont un peu moins simplets que ces partisans ne le croient.

Et que ce n’est pas d’abord contre le fascisme à l’étranger, mais d’abord contre l’inculture, dans ce pays, qu’il faut défendre la culture.