(1965) Arts, articles (1952-1965) « L’Europe détient les secrets de l’avenir, mais a-t-elle la volonté de vivre ? (13 juin 1962) » p. 2

L’Europe détient les secrets de l’avenir, mais a-t-elle la volonté de vivre ? (13 juin 1962)h

Tout pronostic relatif à l’Europe7 doit se baser sur l’examen de trois facteurs déterminants pour ses chances d’avenir : sa vitalité intrinsèque, sa volonté de vivre, enfin sa fonction dans le monde ou vocation.

La situation géoéconomique de notre petit continent, au point présent de l’évolution du monde est plus centrale que jamais, si bizarre que puisse apparaître l’expression.

Voyons donc les faits mesurables.

Parmi l’infinité des hémisphères qu’on peut tracer sur notre globe, il en existe un — et un seul ! — qui se trouve contenir à la fois le 94 % de l’humanité actuelle et le 98 % de la production totale du monde. De là le nom d’hémisphère privilégié que lui ont donné les géographes. L’autre moitié du globe, ainsi déterminée, ne contient donc que 6 % des habitants et 2 % de la production du monde, n’étant guère occupée que par les océans, le continent antarctique, la Patagonie et l’Australie méridionale. Or voici le fait qui me frappe : c’est que le pôle de cet hémisphère tombe en Europe, exactement au sud de Nantes.

Ainsi, d’un point choisi au zénith de Nantes, assez loin de la Terre pour qu’avec l’aide d’un télescope le regard embrasse tout l’hémisphère privilégié, on pourrait observer pratiquement les 19/20e de l’humanité, tandis que du point de vue correspondant aux antipodes, on ne verrait que de l’eau et des déserts, et seulement sur les bords, des traces de l’œuvre humaine.

Voici donc un fait mesurable qui ne dépend ni de notre orgueil ni de notre humilité d’Européens, un fait aisément vérifiable et dont les données objectives se lisent sur nos mappemondes et cartes économiques, en attendant d’être photographiées par quelque satellite artificiel :

L’Europe est bel et bien le centre du monde humain, le lieu géométrique, le carrefour naturel des grandes voies de communication maritimes et surtout aériennes qui ont permis au genre humain de vérifier son unité concrète, et d’en prendre une conscience utile, opérative.

Au cœur de l’hémisphère privilégié apparaît donc clairement, comme en graphique, la fonction mondiale de l’Europe. Et voilà qui est déterminant, pour qui suppute les chances futures de l’Occident et de l’esprit européen, constater que l’Europe actuelle, amputée des plaines russes, tiendrait près de neuf fois dans l’Asie, et six fois dans l’Afrique. En revanche, ce plus petit continent est le plus complexe de tous : le plus profondément découpé par les mers et le plus richement cloisonné par des plis montagneux de moyenne altitude et des fleuves aisément traversables. En proportion de sa surface, n’oublions pas que l’Europe a les plus longues côtes (7 000 km de plus que l’Afrique), les ports les plus nombreux, le plus riche réseau de voies d’eau (fleuves et canaux), la plus grande densité de villes et de villages, et le peuplement le plus égal : c’est le seul continent qui n’ait point de déserts.

Plaines conquises sur la mer, fleuves aux méandres simplifiés par des canaux, tunnels routiers et ferroviaires, innombrables ponts et chaussées, travail infini des campagnes. Regardez à la loupe cette photo d’une région qui peut être allemande, française, luxembourgeoise, belge ou suisse : vous y distinguez des villages, des petites villes et des fermes isolées, des châteaux et des usines, des routes, des voies ferrées et des canaux, des forêts et des champs quadrillés — partout les traces de l’homme et du travail humain, et nulle part aussi concentrées.

Anciens villages et villes d’Europe, vous n’en trouverez pas deux dont les plans soient superposables. S’ils se ressemblent, c’est par leur complication ou par leur manière d’être différents : première formule de l’unité paradoxale qui permettra de définir l’Europe. Une unité non point faite d’uniformité, mais au contraire de variété des formes, de complexité des structures. En Amérique, les villages naissent comme au hasard, le long des routes frayées par les pionniers : ils ne sont guère enracinés, ils sont en marche. Ces maisons boisées, espacées, bordant une route, on dirait les wagons couverts des pionniers arrêtés un soir, à l’étape, et qui auraient décidé d’en rester là. En Asie, les maisons s’assemblent en essaims. En Afrique, les huttes se groupent en rond dans les clairières ou s’égrènent le long de la berge d’un fleuve.

L’Europe seule présente un réseau de communautés bien ancrées, bien nettement individuelles et pourtant richement reliées et régionalement fédérées.

Et voici que tout se résume en un coup d’œil. Car autour de la place d’un simple village d’Europe vous trouvez l’église et la mairie, souvent l’école et les cafés, et le marché et la circulation. À partir de cette place, banale et donc typique, un savant débarqué de Mars ou de Vénus pourrait reconstituer sans trop d’erreurs les structures essentielles de notre civilisation.

Un service religieux, une séance du conseil municipal, une heure de classe, les discussions autour d’une table de bistrot ou d’un étalage de marché lui permettraient de trouver quelques-uns des secrets (pour nous trop évidents) du dynamisme européen. C’est-à-dire : la communauté spirituelle, le règne de la loi, le respect général et tacite des institutions, l’éducation publique, l’échange des opinions individuelles (de préférence contradictoires et subversives) et l’échange des produits du travail — toute une vitalité librement ordonnée, faite de tensions multiples, entrecroisées.

Esquissons ce portrait de l’Europe telle que chacun de nous peut la voir, ce portrait composé non point à partir de définitions et d’analyses intellectuelles de principes et de doctrines — dont il serait toujours facile de dire qu’elles n’ont guère été mises en pratique et qu’il s’agit d’une Europe idéale, qu’on refuse de reconnaître, qui est celle des autres, de l’autre école ou de l’autre parti — mais à partir des réalités visibles et tangibles, qui sont le cadre de nos vies. Europe présentée non point par sa philosophie mais bien par sa morphologie. La tentative est assez nouvelle, et ne nous dissimulons pas ses risques, mais il se peut qu’elle donne quelques idées fécondes à de jeunes sociologues qui la pousseraient plus loin, et qu’elle suggère une méthode inédite d’un enseignement de notre vie civique, basée sur la photo et sur le film, et permettant beaucoup de comparaisons révélatrices avec la réalité des autres continents. Essayons donc de reconstruire l’Europe en partant de la place communale.

Nos villes et nos villages ne sont pas nés autour de places préalablement dessinées, mais bien plutôt autour d’une citadelle, d’un Burg, défendant un lieu stratégique ; toutefois, c’est bien la création organique de la Place dans les faubourgs — fori burgus, lieux hors du bourg originel et défensif — qui a marqué et manifesté l’accession des Européens à la réalité communautaire, fondement de notre civilisation. On sent bien que ce ne sont pas des masses informes, ni des masses militarisées — la populace ni le despote — qui ont aménagé au cours des siècles ces espaces mesurés par l’usage. Les dictatures ne font que de la géométrie, alignent des façades bureaucratiques autour d’un cercle vide ou d’un quadrilatère évoquant de lourdes parades. Tout au contraire : la Place centrale de nos villes et villages est rarement régulière, hors des périodes de relâchement civique, précisément, c’est-à-dire d’étatisme au cordeau, de tyrannie. Le square anglais, malgré son nom, répugne autant à l’angle droit que le Palio de Sienne, la Piazza Signioria ou le forum romain lui-même, ancêtre commun de nos places, Platze, plazas, praças, piazze, ou Pleins selon le pays. Quant à l’ancêtre du forum lui-même, c’est l’agora des Grecs, où naquit le civisme occidental.

Que la mairie (l’hôtel de ville, le municipio, le Rathaus) soit ou non bâtie sur la place — et il se trouve qu’elle l’est en général — c’est bien de là qu’elle tire son sens originel. Les partis qui décident de la composition des conseils de la cité, se forment tout d’abord sur l’agora, sur le forum de la Rome républicaine, puis sur la place des communes médiévales.

Il n’est pas de démocratie, au sens européen du terme, qui ne repose sur la libre discussion, sur le libre jeu des partis, et sur la liberté de l’opposition, majorité possible de demain… Or les partis et l’opinion, et l’opposition notamment, se manifestent par la Presse, dans l’ère moderne de l’Europe ; et la presse, dès le début, fut étroitement liée à cet autre élément nécessaire de toute place digne du nom : le café. C’est là qu’elle se parle d’abord, s’écrit bien souvent, et se lit. C’est dans les cafés de Hollande que se réunissent les réfugiés qui créeront les fameuses gazettes françaises diffusées dans l’Europe entière, en dépit des censures de l’absolutisme, et qui préparent le siècle des Lumières et la Révolution française. C’est dans les tavernes anglaises que se lisent à haute voix les éditoriaux du journal que Daniel Defoe rédige seul, de 1704 à 1713. Et c’est encore dans les cafés que le Spectator d’Addison, un peu plus tard, a l’ambition de faire pénétrer la philosophie, enfin sortie des cabinets d’études et de l’école. N’oublions donc pas, sur la place, la présence du kiosque à journaux, point d’insertion de la rumeur du monde, entre le café et le marché.

Face à l’hôtel de ville, l’église. Le temple grec sur l’agora, l’autel romain sur le forum, enfin l’église chrétienne ou ecclesia (qui veut dire assemblée et non plus temple), représentent l’autre pôle de la cité : celui de l’unanimité fondamentale, qui doit transcender les partis, les ambitions et les doctrines en vogue. Si l’on en juge seulement par les structures sensibles et visibles — comme j’entends le faire aujourd’hui — que se passe-t-il dans cette église, et que l’Orient n’a jamais connu ? Le prêtre parle, entonne, et le peuple répond, et le chœur chanté, et dans l’église, manifeste à son tour la structure essentiellement polyphonique et dialectique qui définit l’Europe, sa grandeur et son drame.

Il serait tentant, partant de là, de reconstituer toute la philosophie de la personne, c’est-à-dire de l’individu à la fois autonome et engagé — engagé, dans la communauté… Mais cette démonstration sortirait de mon sujet. Je signale simplement qu’elle pourrait être faite presque aussi bien en partant de l’école, autre bâtiment de la place.

L’école est issue de l’Église, au Moyen Âge ; puis de la Réforme et des Ordres, à la Renaissance. Aujourd’hui, ses instituteurs, qui dépendent de la mairie, sont souvent plus sensibles aux débats du café qu’aux objurgations de la chaire. Voici donc une nouvelle tension qui s’institue. Mais la fonction de l’école est demeurée la même : elle doit d’une part communiquer les connaissances acquises et le respect des valeurs communes, et elle doit d’autre part éveiller le sens critique et le jugement individuel. Éduquer, c’est e-ducere, conduire dehors. Conduire l’individu, mais le conduire à lui-même tout autant qu’aux grands lieux communs qui ont formé la cité, qui la maintiennent, et qu’il faut critiquer pour les garder vivants, mais au nom des principes qu’elle enseigne. La fonction de l’école dans la cité se résume donc par les deux termes l’initiation et l’initiative, qui marquent les deux pôles de notre éducation. (L’Orient et les cultures traditionnelles n’ont guère connu jusqu’à nos jours d’autre forme d’éducation qu’initiatique.)

Quant au marché, qui occupe le centre de la place, lieu de rencontre des produits de la campagne et des besoins de la ville, et en même temps figuration vivante de la loi de l’offre et de la demande, il a fourni la désinence symbolique de toute l’économie européenne jusqu’à nos jours. (Même après que le port eut pris plus d’importance pour le commerce que le marché citadin-rural.) Ici se noue le jeu serré des intérêts contradictoires mais solidaires du producteur et du consom­mateur, des droits acquis et des règles d’arbitrage, des initiatives et des coutumes, des conditions locales et des exigences collectives — en perpétuelle tension, lutte et conciliation, antinomique et pleinement valable. À cela s’ajoutent les multiples tensions, non seulement entre les institutions elles-mêmes, mais aussi entre la commune (née de leur composition locale) et la région, puis entre la région et la nation, la nation et l’Europe, l’Europe et le monde ; tout se ramenant, en somme, à la tension entre le particulier sous toutes ses formes — fussent-elles nationales — et l’universel dans toutes ses exigences — fussent-elles représentées par la révolte d’un seul, d’un génie ou d’un saint contre toute une cité, au nom de ses principes indiscutés.

Voici donc définie par ses formes une Europe pluraliste et non pas unitaire dans son principe comme le furent les grandes civilisations traditionnelles et statiques de l’Asie, et aussi de l’Amérique précolombienne, et comme veulent l’être les régimes totalitaires de notre temps.

Civilisation à base d’antagonismes, de conflits toujours renouvelés ; civilisation de discussion et de contestation dont la passion maîtresse paraît bien être la remise en question permanente des données naturelles et des relations humaines, du Destin et du sens de vie.

Quand l’une des réalités antagonistes — la liberté ou l’autorité, l’autonomie locale ou la centralisation, l’innovation ou la tradition, l’individualisme ou la discipline sociale, etc.— prétend s’imposer seule et détruire l’autre au nom d’un ordre simplificateur ou d’une doctrine prétendument totale et unitaire, il en résulte guerres, révolutions, massacres, explosions d’anarchie suivies de dictatures — une histoire plus intense, violente et polémique que n’en relatent les chroniques d’aucune autre région du monde.

Quand les antagonismes se composent en une conciliation pratique, gagée par une institution, ou assurée par une méthode qui ne supprime pas la tension mais la maîtrise, évitant à la fois le lugubre unisson et la cacophonie intolérable — alors paraissent les créations les plus typiques de la culture européenne, non seulement dans les arts, mais dans la société. On les dirait formées sur le modèle du chœur, de l’harmonie des sons complémentaires, voire de la dissonance calculée et dirigée vers une « résolution » future. Ainsi de la commune, de la fédération, du parlement et du régime bicaméral, des syndicats et des coopératives ; ainsi de l’éducation elle-même et, finalement, de l’idée du progrès.

Dans la mesure où cet immense complexe de tension n’est pas trop déprimé ou dévasté par les guerres, les dictatures et les nationalismes clos, qui représentent ses courts-circuits ; dans la mesure ou se développe, ne fût-ce qu’une part du potentiel accumulé par ces tensions, on conçoit qu’il fonctionne alors comme le foyer d’une expansion énergétique irrésistible. Tel est le secret du dynamisme européen et des périodes de diastole planétaire de notre civilisation.

Sommes-nous au seuil d’une telle période ? Ou au contraire, l’état de santé de l’Europe est-il aussi mauvais que le proclament une bonne partie de nos intellectuels ? Plus sérieusement : la technique triomphante ne va-t-elle pas rapidement effacer nos plus fécondes diversités et imposer au continent et à ses peuples un visage uniforme et anonyme, comparable au portrait-robot du producteur moyen russe ou américain ? Les éléments d’une réponse motivée à cette question — trop souvent et trop facilement tranchée au nom de partis pris réactionnaires ou progressistes — pour­raient être fournis par une auscultation des organes principaux de la cité, c’est-à-dire des institutions traditionnelles que concrétisent nos bâtiments — symboles réunis autour de la place. Comment s’adaptent-ils à l’ère technique ?

Les églises d’abord, par ordre d’ancienneté. La plupart sont aux trois quarts vides dans nos villages, qui n’en possèdent pourtant qu’une seule le plus souvent, alors qu’en Amérique elles sont pleines chaque dimanche, et on en trouve en général quatre ou cinq pour une commune rurale moyenne de 2000 à 3000 habitants. L’église, en Amérique, est restée mieux que chez nous le centre de la vie sociale d’un village. Elle y joue un grand rôle politique et civique. Mais c’est peut-être aux dépens de la rigueur d’une doctrine et d’une vie spirituelle que l’Europe a mieux su maintenir face à l’État et face aux modes du jour. Les Américains le sentent bien, et c’est pourquoi leurs pasteurs et leurs prêtres s’inspirent de plus en plus de nos théologiens.

Prenons ensuite l’école, l’enseignement. On les disait très en retard sur l’époque, trop attachées aux traditions, et cette critique demeure en partie justifiée. Mais, en Amérique, on redécouvre les vertus de la culture générale et des humanités, et d’une pédagogie plus ferme, pour ne pas dire autoritaire, si bien que l’Europe redevient le modèle d’un meilleur équilibre, si relatif soit-il, entre les exigences immédiates de l’instruction de techniciens et la stratégie à long terme de la formation des esprits. L’URSS elle-même, qui avait tout sacrifié pendant la période stalinienne à l’enseignement des techniques, revient aux études générales et se rapproche, dans cette mesure du moins, de nos formules européennes.

Passons à la mairie, symbole de la commune, qui est le cadre concret du civisme. Elle a survécu, tant bien que mal, à plus d’un siècle d’empiètements de l’État et de centralisation systématique dans l’ensemble de nos pays. On pouvait croire que l’ère technique, qui est celle des plans à grande échelle, allait lui porter le coup de grâce. Bien au contraire. Le bon usage et la santé de l’économie technicienne, selon ses meilleurs spécialistes, veulent à la fois des regroupements industriels et une répartition plus décentralisée de la production, poussant à la mise en valeur, par l’intermédiaire des communes, des régions défavorisées du territoire. Même dans les nations les plus centralisées, comme la France, le mouvement de restauration des compétences communales se prononce chaque année plus nettement. Au plan européen, le Conseil des communes d’Europe, l’Union des villes et des pouvoirs locaux, apparus depuis la dernière guerre, ne livrent pas un combat d’arrière-garde contre l’État, mais au contraire sont les pionniers d’un renouveau de l’autonomie municipale.

Quant au marché, qui occupe le centre de la place, on sait qu’il n’a jamais été plus prospère qu’aujourd’hui, et cela dans tous nos pays, qu’il s’agisse du Marché commun des Six, ou de l’économie des pays neutres.

Quant à la presse, enfin, et au café dont elle est née, je dirai que la prospérité d’une presse libre et le prestige des cafés littéraires dans nos grandes villes, ces deux faits, inégaux d’importance mais très typiques de notre Europe, restent des signes peu trompeurs de la vitalité d’une culture moderne, mêlée à l’existence sociale, capable de critique, donc de renouvellement.

Or la culture, au sens large du terme : l’apport de l’homme à la nature, résume les secrets de l’Europe.

L’Europe sans sa culture n’est qu’un cap de l’Asie, assez pauvre en richesses naturelles, et moins peuplé, je le répète, que l’Inde ou que la Chine. Mais ce cap et ses habitants, longuement travaillés, tourmentés, fécondés par une doctrine et une inquiétude religieuses, par des formes de pensée philosophique, et par une vo­lonté d’aventure rationnelle d’où sont issues la science et la technique, et des arts florissants, et des institutions, et des formes d’existence sociale, et une puissance économique sans précédent, c’est cela l’Europe, c’est cela qui a fait le monde. L’Europe, c’est très peu de choses plus une culture.

Cette définition simple me rappelle l’équation la plus célèbre du siècle, qu’est celle d’Einstein : E = mc2, ou E signifie l’énergie, m la masse, c la vitesse de la lumière. Je la transpose terme à terme en désignant naturellement l’Europe par E, sa petite masse physique par m, et sa culture par c. E = mc2 se lit alors comme suit : Europe égal cap de l’Asie multiplié par culture intensive (c au carré).

(Je précise bien — on ne sait jamais… — qu’il ne s’agit pas là d’une démonstration faussement mathématique, mais seulement d’une illustration…)

C’est grâce à cette densité remarquable d’institutions pluralistes en tension, et à cette lutte toujours ouverte entre tradition et innovation, que l’Europe s’est montrée capable d’intégrer un peu mieux que d’autres la technique.

Ailleurs, en Amérique et en Russie, sur des grandes plaines, peu peuplées, voire des déserts, la civilisation technologique a pu développer ses effets sans résistances sérieuses, et comme sur table rase. En Europe, elle est née dans un contexte serré de principes vénérés et de droits garantis, dans un fouillis de coutumes séculaires, artisanales et paysannes, de chicanes légales ou fiscales, de fronde populaire et de revendications, qui l’ont freinée dans son élan et l’ont contrainte peu à peu à tenir compte du milieu humain, à ne pas se comporter comme l’éléphant dans le magasin de porcelaine ou le bulldozer dans un verger. Certes, les freins et les écluses n’ont pas toujours joué à temps, et la conscience sociale a été lente à s’éveiller dans les élites responsables. La première révolution industrielle, celle qui tirait son énergie du charbon, n’a pas seulement créé le décor sale et sans âme des faubourgs de nos capitales, elle a créé le prolétariat, elle a soumis toute une classe d’hommes à la machine encore très imparfaite, faisant de l’ouvrier, comme l’a dit Marx, « le complément vivant d’un mécanisme mort », et l’obligeant à travailler quinze heures par jour, dans des conditions inhumaines du point de vue de l’hygiène autant que de la morale. Cette pre­mière explosion de la technique a fait beaucoup plus de mal à notre espèce que les explosions nucléaires qui nous épouvantent aujourd’hui. (Seulement, la presse n’en parlait pas, et ses effets se sont étalés sur un siècle.) Mais en développant la technique par la science, en humanisant son emploi par les lois sociales, en passant de l’époque noire du charbon, de la mine et des fabriques enfumées, à l’époque blanche et propre de l’électricité, de l’aviation, et de l’usine transparente entourée de verdure, l’Europe n’a pas seulement rapproché la technique de sa vraie fin, qui est de libérer l’homme du travail servile, elle a pris conscience la première des problèmes sociaux et moraux, éducatifs et spirituels qu’une technique et une science, nées de ses œuvres, posent désormais à tous les hommes. Elle a formulé, la première par ses meilleurs esprits, le problème de l’équilibre indispensable entre la tradition et l’innovation, et c’est le problème fondamental de notre temps. Or elle est seule à disposer, pour le résoudre, d’une expérience séculaire.

Si l’on ausculte les organes du patient nommé Europe l’un après l’autre, et si l’on détermine son métabolisme, il y a toutes les raisons objectives de penser qu’il se portera beaucoup mieux qu’on ne le dit, et que souvent il ne le pense lui-même.

Mais veut-il vivre ? Saura-t-il rassembler à temps ses forces vives, pour faire face non seulement à ses problèmes — éducatifs, sociaux et politiques — mais aussi aux nouvelles tâches mondiales que lui impose la diffusion de sa propre civilisation et de ses propres idéaux ?

Saura-t-il, enfin, prévenir ces affreux accidents de sa santé mentale et de son existence physique que symbolise, sur la place du village, un monument qui réintroduit dans le tableau toute l’absurdité de l’Histoire en même temps que la notion d’un sacré national et non chrétien, dans beaucoup de pays voisins du nôtre — le monument aux morts des dernières guerres ?