(1973) Articles divers (1970-1973) « Forteresse au centre de l’Europe : la Suisse (1972) » pp. 149-150

Forteresse au centre de l’Europe : la Suisse (1972)z

Je rentrais de l’espace. Des heures durant, je l’avais vue qui tournait lentement, merveilleuse, éclatante, seule vivante, bleue, verte et blanche dans le noir éternel, et je l’avais aimée comme une femme qui vient, comme une patrie d’enfance qu’on retrouve. Aimée aux larmes. Il n’y avait qu’elle au monde ! Puis une ombre innombrable vient à notre rencontre, nous entoure et nous engloutit, la nuée, la nuit, le néant. On nous transpose dans d’autres dimensions. Nous volons maintenant en orbite à la poursuite d’une aube de la Terre. Où allons-nous descendre, et sur quel continent, de l’autre côté des nuages ? Un pays oblique apparaît, sombre encore dans le jour qui naît. Des clochers et des tours s’éclairent, touchés par le soleil rasant. Ah ! ce ne peut être que l’Europe ! Ces champs morcelés et striés dans tous les sens, et ces forêts irrégulières en tapisserie, ces villages et ces bourgs bien ramassés, ces villes bien étagées ou rayonnantes, ces chemins sinueux et ces routes bordées d’arbres : partout s’affirme la présence humaine, son activité, sa mesure. Ni toundras, ni pampas, ni déserts. Point de défis brutaux à la nature, plutôt un lent dialogue amical et confiant.

Mais cette verdure largement irriguée et de très dense habitation, ce n’est pas l’Europe des confins dénudés et brûlés, rocailleux ou glaciaires. Devant nous s’étend l’Europe verte, fleuves, champs et forêts de la Lotharingie. Regardons de plus près : nous descendons au cœur de cette Europe la plus européenne. Même après des années d’absence cosmique, impossible de s’y tromper. Au carrefour des grands axes nord-sud et est-ouest, je reconnais immédiatement la Suisse. Or, il y a vingt-cinq Suisses, vingt-cinq États souverains (selon notre Constitution) et quoi de commun ? Essayons de le voir des airs, tandis que nous descendons vers mon pays natal. Un certain éclat, des couleurs, du vert d’abord. Souvenirs de réveils dans un palace à Vevey, Montreux ou Clarens, devant le lac et ses envols de mouettes, devant un monde où les lointains sont devenus immatériels. Les Alpes du Valais et de la Savoie pendent verticales et sans relief visible, comme des décors translucides. Mais tout ce qui est proche sur nos rives brille d’un vif éclat humide, repeint à neuf pendant la nuit, luisant, lustré, revêtu d’innocence. Ensuite, un air paysan : nos bourgs et même nos villes ont l’air « à la campagne », et la campagne les pénètre. Cette vision champêtre correspond aux clichés (« Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement », disait Hugo), mais pas du tout aux statistiques. La Suisse est l’une des régions de la Terre le plus intensément industrialisées, et la population paysanne représente moins de six pour cent de nos six millions d’habitants. Étrange anachronisme de la photographie : vue de l’air, une Suisse verte et paysanne survit à l’ère industrielle. Or, traversez cette Suisse-là en chemin de fer, et vous ne verrez plus guère que maisons et fabriques, jardins bien clos et entrepôts, garages, silos. Ou parfois, dans le creux d’un val boisé, vous devinerez dissimulée sous les ramures une longue usine blanche et vitrée, là où jadis se fût abrité un couvent. Seuls les arbres nous cachent encore la ville unique, sa présence partout imminente.

Ce qui ne trompe pas, à l’observer du ciel, c’est la structure des agglomérations : elle révèle la nature de la communauté civique et sociale d’un pays. Survolez à basse altitude les gros villages et les petites villes du Plateau suisse ou des larges vallées alpestres des Grisons, du Tessin et du Valais, et vous découvrirez que leur plan s’est développé soit à partir d’un château sur sa colline, soit autour d’une place principale. Quand le château forme le centre, il s’agit d’une cité féodale, et, quand c’est la place, d’une commune, au sens très virulent que prit le mot de l’Ombrie au nord de la France et aux Flandres, au xiiie siècle. Parfois les deux structures se sont juxtaposées. Le mouvement libertaire des communes ayant pris le pouvoir dans certaines villes, le centre de la vie politique et sociale descend du château dans la plaine, du burg où le seigneur tenait sa cour au bourg (ou borgho) des bourgeois, qui tiennent conseil sur la Place.

Cette Place, qui définit toute vraie commune, ou communauté d’hommes libres, a repris dans tous nos pays européens le rôle de l’agora des anciens Grecs et du forum de la Rome républicaine. Les principaux bâtiments qui l’entourent symbolisent les grandes forces de la Société et les tensions qui naissent de leur concours. Tension entre l’Église et la Mairie, tension entre l’Autorité, tant civile que religieuse, et l’humeur frondeuse des cafés où naissent les rumeurs politiques (où plus tard s’écriront les journaux), sous les portiques où l’on discute par petits groupes ; et enfin, au milieu de la place, le Marché, où s’affrontent paysans et citadins, producteurs et consommateurs.

Telle étant l’architecture de la cité qui a permis la démocratie, on voit que cette dernière trouve ses ennemis mortels dans deux facteurs des plus déterminants de la société industrielle : l’accroissement anarchique des villes, et les autos. Les grands ensembles qui n’aménagent pas leur propre centre de vie civique, c’est-à-dire un espace interdit aux voitures et qui assure les fonctions de l’agora, sont des anti-communautés, entassements de solitaires anxieux et mornes, citoyens de nulle part et prochains de personne. Car c’est dans la rue, sur la Place que se formait l’opinion publique, quand les hommes pouvaient se rencontrer. Or, il n’est pas de pays au monde que le gigantisme humain menace dans ses fondements plus que la Suisse. Car la Suisse tire sa raison d’être et les conditions mêmes de ses libertés des petites dimensions du pays, et surtout de ses communautés. Les sociologues les plus avancés d’aujourd’hui sont en bonne voie de redécouvrir les vertus des groupements restreints, à l’heure où la Suisse est tentée de les oublier et de trahir ainsi ses origines.

La Suisse est née de la fédération de trois « communes forestières » ou Waldstätten, vallées d’Uri, de Schwyz et de Nidwald, commandant les approches du Gothard. Ce col ouvert au commencement du xiiie siècle traversait les deux chaînes des Alpes à leur seul point d’intersection, et reliait ainsi d’un seul trait les deux moitiés du Saint-Empire. Les communes forestières furent déclarées « immédiates à l’Empire », c’est-à-dire libérées du pouvoir des seigneurs voisins, dont les Habsbourg étaient les plus gênants. La Suisse est née du Gothard, cœur des Alpes et château d’eau de l’Europe médiane. Elle est née des communes rurales qui formaient la grand-garde du col. Et ce sont les greffiers des villes lombardes, traversant le col à dos de mulet, qui vinrent apprendre aux premiers Suisses confédérés à rédiger leurs pactes en beau latin.

La vocation de la Suisse est de revaloriser ce qui est petit contre le gigantisme, sauvant ainsi son âme et ses paysages, en même temps que les conditions mêmes d’une participation des citoyens aux choses publiques.