(1985) Articles divers (1982-1985) « L’Europe des consciences (1986) » pp. 77-83

L’Europe des consciences (1986)ai

Depuis le xixe siècle romantique, le grand public et la plupart des critiques semblent penser que la littérature c’est poésie, roman, théâtre, et que création littéraire serait synonyme de fiction.

Voilà qui est méconnaître à tout le moins l’histoire de la littérature française. Les chefs-d’œuvre de notre langue, la floraison de son vocabulaire, la grande allure et les éclats du style, ne se voient guère chez les romanciers, à part Stendhal, ni même chez les poètes français, à part Baudelaire et Saint-John Perse. Mais dans Calvin, l’initiateur de la langue des idées en France, et dans Montaigne, inventeur des Essais précisément ; puis dans le Pascal des Pensées, le Descartes du Discours, le Montesquieu des Lettres persanes, le Voltaire des écrits polémiques et pas du tout des tragédies en vers, le Rousseau des Rêveries et des Confessions, le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe, le Victor Hugo des discours sur l’Europe et pour la paix, le Rimbaud d’Une saison en enfer, et tout près de nous, le Valéry de Variété et de Tel quel, l’André Breton des Manifestes surréalistes, le Saint-Exupéry de Terre des hommes, Jean Paulhan et Roger Caillois… Voilà ce qui compte à mes yeux, plus que tout, dans ma bibliothèque française.

Seul Benjamin Constant est meilleur dans Adolphe que dans ses écrits politiques. Paul Valéry me paraît en revanche plus créateur dans sa prose que dans ses vers. On m’opposera sans doute Racine. Mais toute loi souffre exception, comme toute préférence quelque injustice. Le style d’un écrivain, sa maîtrise de la langue, non, ce n’est pas à ses romans mais bien à ses essais qu’on le jugera.

Rendons leur place aux essayistes dans toute littérature digne du nom, et surtout d’expression française.

Ceci dit sur un plan général, j’en viens à mon cas personnel, pour la première fois en public.

On s’étonne souvent, ou l’on juge regrettable, que je donne le plus clair de mes journées, depuis plus de trente ans, à l’action. Qu’est-ce à dire ?

Action pour l’Europe fédérée dès 1946, fondation et direction effective pendant trente ans du Centre européen de la culture à Genève ; présidence pendant seize ans du Congrès pour la liberté de la culture, à Paris ; de l’Institut universitaire d’études européennes, à Genève encore ; sans parler de l’Association européenne des festivals de musique, de l’Association des instituts d’études européennes, de la Campagne d’éducation civique et d’une dizaine d’autres actions… Avec tout ce que cela nécessite de tâches quotidiennes, d’animation, d’organisation et d’administration, et de présidences de comités : je n’ose pas vous dire combien depuis trente ans, plusieurs centaines, je le crains. D’où le propos d’André Malraux, à moi transmis par l’un de ses amis espagnols : « C’est un de nos meilleurs écrivains, mais il se perd dans les comités »…

Combien d’autres ont dit ou écrit que mes engagements européens étaient « au détriment de mon œuvre littéraire ». Je serais perdu pour la littérature…

Le prix Schiller que je reçois aujourd’hui, non seulement réfute ces propos, mais me donne l’occasion de m’expliquer là-dessus, m’en fait même peut-être un devoir.

J’oserai donc aborder sans aucune précaution la question que beaucoup se posent à mon sujet :

— Pourquoi s’occupe-t-il tant d’Europe unie, de régions, d’écologie, ou même, horribile dictu, de pacifisme ? Je passe donc aux aveux : ils ne seront pas complets, faute de temps, mais candides.

Deux séries de motifs pourraient être évoquées ici : d’une part, les défis de l’Histoire auxquels toute ma génération eut à faire face, et d’autre part l’évolution intérieure qui fut la mienne dans le même temps, je veux dire dans les années 1930 à 1940. Durant cette décennie tout s’est joué, à la fois hors de moi et en moi. Ce qui m’importe ici, c’est de vous faire entrevoir l’interaction de ces deux séries de motifs dans mon travail d’écrivain et dans mon action d’homme, de citoyen.

Je rappellerai d’abord la nature du défi que ma génération eut à relever. Arthur Koestler l’a fort bien dit : ce fut l’affrontement entre un mensonge total, celui des dictatures à l’Est, et une demi-vérité à l’Ouest, celle des États-nations démocratiques. La guerre entre eux devenait inévitable. Nous aurions à la faire, vu notre âge, mais ce ne serait pas notre guerre. Entre les régimes totalitaires et les régimes dits libéraux, adultérés par le centralisme étatique et par la soumission de l’homme à ses machines, tout en nous refusait le choix. Nous étions condamnés à inventer, dans un temps ridiculement bref, une troisième voie.

Ce fut celle du personnalisme. Un jour, chez des amis, un jeune Russe que je venais de connaître, Alexandre Marc, me remit une page de manifeste au milieu de laquelle cette phrase me frappa, tapée en majuscule :

Ni individualistes, ni collectivistes, nous sommes personnalistes.

Un trait de lumière dans mon esprit : cette formule se trouvait répondre aux questions les plus lancinantes que me posaient alors l’époque, les carences de nos démocraties et le défi des totalitaires. Par Alexandre Marc, j’entrai en relation avec quelques dizaines de jeunes intellectuels, avec ce que l’on nomme aujourd’hui, d’après une thèse célèbre, « les non-conformistes des années 1930 », bientôt reliés à d’autres groupes anglais, belges, hollandais et suisses, mais aussi d’une manière clandestine, on s’en doute, dans l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Ils allaient lancer des revues comme Esprit , L’Ordre nouveau et Hic et Nunc à Paris, à la fondation et à la vie desquelles je fus étroitement associé dès 1931 jusqu’à la guerre.

Car la guerre arriva, comme prévu, nous dispersant dans nos pays et leurs armées parfois ennemies. Je fus mobilisé d’abord dans le Jura, puis attaché au service Armée et Foyer de l’état-major général, à Berne. C’est de là que j’envoyai le 15 juin à la Gazette de Lausanne un article sur l’entrée d’Hitler à Paris, qui parut le 17 juin, lendemain de l’arrivée au pouvoir de Pétain et veille de l’appel lancé par de Gaulle à Londres. Cet article me valut une condamnation à quinze jours de forteresse « au pain et à l’eau, sans visites ni courrier », pour « insultes à chef d’État étranger risquant de mettre en danger la sécurité de la Suisse », comme on me le précisa. En suite de quoi, je me vis gentiment poussé à partir pour New York, chargé d’une mission de conférences sur la Suisse. Je serais moins gênant, et même plus utile là-bas, pensait-on sans doute en haut lieu.

Qu’ai-je fait durant mes six années américaines ? J’ai écrit quelques livres, sur la Suisse, sur le diable, et sur la bombe atomique, notamment. Mais surtout, par la force en mon cas créatrice d’une constante et poignante nostalgie, en Amérique j’ai découvert l’Europe, et la nécessité vitale de son union, si les Alliés gagnaient, la délivraient d’Hitler. Et dès mon retour définitif en Suisse, je me suis trouvé, sans savoir trop comment, engagé dans la lutte militante pour la fédération de nos peuples. À mes amis fédéralistes, dont beaucoup avaient milité avant la guerre dans nos groupements personnalistes, puis inspiré la Résistance, j’ai dit que j’étais prêt à donner à leur cause deux ans de ma vie, et tant pis pour mon œuvre littéraire. C’était en 1947. J’y suis encore, les deux ans sont devenus trente-cinq ans, et pourtant je ne regrette rien, pour les raisons tout intérieures auxquelles il est temps que je vienne.

Vers ma vingt-quatrième année, j’avais découvert deux auteurs qui furent décisifs pour ma vie : Kierkegaard et Karl Barth. À travers eux j’allais redécouvrir une idée de protestantisme totalement différente, je le confesse, de celle que je gardais de mon école du dimanche. C’était l’idée très calvinienne de la personne, c’est-à-dire d’un individu chargé d’une vocation unique qui le relie à la communauté.

Paul Valéry nous avait convaincus de ce que « toute politique suppose une certaine idée de l’homme ». Nous en déduisions que le communisme supposait un individu embrigadé, le Komsomol ; que les fascismes, noir ou brun, impliquaient à peu près la même conception, dictée par des buts collectifs, l’impérialisme de l’État ou de la Race substitué à celui de la Classe ; mais qu’en revanche un type d’homme qui serait à la fois pleinement libre et pleinement responsable de ses actes, chacun de ces termes conditionnant l’autre : nul n’est tenu pour responsable de ses actes si ceux-ci n’ont pas été accomplis librement (les juristes connaissent bien cela) et à l’inverse, personne n’est vraiment libre de ses décisions si celles-ci ne peuvent entraîner aucun effort concret.

Poursuivant ce raisonnement, nous observions — nous, les personnalistes — que l’homme n’est responsable qu’au sein d’une communauté où sa voix puisse porter et où n’importe qui puisse lui répondre sans avoir l’organe de Stentor. Nous retrouvions l’idéal d’Aristote, qu’il décrit dans sa Politique, l’idéal de Calvin du même coup, et le modèle de cité idéale que Rousseau devait reprendre en l’appliquant aux citoyens de Genève réunis dans la cathédrale.

D’où l’idée, dérivée de Proudhon cette fois-ci, d’une société fondée sur les communes, s’associant en régions pour les tâches qui dépassent leur compétence ; ces régions à leur tour se fédérant, et ainsi de suite jusqu’au niveau continental d’une fédération de l’Europe. L’idée générale n’étant pas de créer une puissance nouvelle — un « troisième Grand » dans le cas de l’Europe — mais seulement le minimum de pouvoir capable d’assurer l’autonomie de chacune des régions fédérées : le modèle suisse !

À la base de cette construction nullement utopique — voir la Suisse justement — une idée de l’homme que nous appelions la personne, c’est-à-dire un individu à la fois libre et engagé ; distingué de tout autre par sa vocation, mais responsable de l’exercer dans la cité, par là même relié à la communauté, et même plus : créateur de cette communauté.

Voilà pour la doctrine. J’ai dit les conséquences qu’elle a entraînées dans ma vie.

M’ont-elles « perdu pour la littérature » ? J’ose dire que non.

De mon action européenne, j’ai tiré huit volumes, c’est près d’un quart de ce que j’ai publié jusqu’ici.

Mais je ne voudrais surtout pas que l’on déduisît de mes propos que mon œuvre est issue d’un système ou d’une dialectique rationnelle.

La cohérence et la continuité de mes ouvrages, le parallèle entre l’histoire vécue de l’Europe et l’évolution de mes idées, je ne suis en droit de les déduire qu’après coup, d’une analyse de ce que j’ai vécu. Mais dans le fait, au jour le jour, tout s’est passé autrement, par hasard. Certains moments décisifs de ma vie ont été décidés par des coups d’émotion, et d’autres par des décisions longuement débattues dont je ne pouvais prévoir les conséquences.

Comme par exemple cet article — déjà cité — sur l’entrée d’Hitler à Paris, écrit en une demi-heure après que mon ordonnance m’eut annoncé ce qu’on venait d’entendre à la radio. Ces deux pages ont changé ma vie en m’expédiant en Amérique pour plus de six ans. Mais à l’inverse, un texte discuté pendant trois mois au sein d’une commission houleuse, à Paris, à Londres, à La Haye, et que je lus en conclusion du grand Congrès de l’Europe réuni à La Haye en 1948 sous la présidence de Churchill, ce texte de trois pages a décidé de ma carrière professionnelle et notamment de l’existence du Centre européen de la culture. Or il se trouve que ces deux petits écrits sont ceux dont, en les relisant, je suis le moins mécontent, d’un point de vue purement littéraire !

Mais laissons là mon cas et ma littérature, et parlons un moment, pour finir, de cette Europe qui me tient au cœur, au corps et à l’âme.

Un mot domine sa situation, un petit mot méchant comme une morsure : la crise.

L’Europe, ce foyer millénaire de l’histoire universelle, pour le meilleur et pour le pire, ce complexe de dynamismes contradictoires, d’impérialismes collectifs et de passion de la liberté, l’Europe est aujourd’hui menacée dans ses raisons d’être et dans ses possibilités de persévérer en son être.

La situation politique mondiale est en train de faire des Européens, jadis maîtres des trois-quarts des terres habitées de la Planète, les objets ou même les otages de la rivalité des deux grands. Inventeurs du colonialisme dès le xive siècle, mais aussi de la décolonisation au milieu du xxe , ils courent le risque d’être occupés demain, non seulement militairement, mais économiquement et moralement — ou détruits à jamais comme en passant, par une troisième guerre mondiale qui, cette fois-ci, ne serait pas déclenchée par eux.

La crise mondiale actuelle est née des œuvres de l’Europe, qui a répandu sur toute la Terre ce qu’elle nomme le Progrès, c’est-à-dire une civilisation technico-industrielle génératrice d’idéaux de Liberté oui, mais aussi de pratiques impérialistes, de loisirs virtuels mais de chômage réel, de richesses rongées par l’inflation, de justice sociale mais de révoltes sans fin, de démocraties certes, mais aussi d’États totalitaires, d’internationales pacifistes mais aussi de nationalismes furieux qui ont suscité le Terrorisme universel.

Quelles issues possibles à cette crise ? Laissons de côté les plus probables, qui sont, comme il est trop facile de l’imaginer, l’aggravation universelle des conflits internationaux jusqu’à la guerre nucléaire : fin de l’Histoire ; ou la survie et la domination d’un des Grands à la faveur d’une dégradation morale et matérielle sans précédent de l’humanité « unifiée » au plus bas niveau moral et matériel.

Et quelles sont les issues souhaitables ? Il en est une au moins — la seule peut-être — qui dépend de l’Europe et de son union réalisée à temps : la fédération de nos peuples.

À cette union s’oppose le dogme de la souveraineté absolue des États-nations. Il est devenu parfaitement clair qu’on ne peut pas fonder l’union de l’Europe sur la base des États qui s’y opposent par nature, tout en affirmant la vouloir.

L’Europe des nationalismes a été responsable de deux guerres mondialisées. Elle a été aussi l’agent mondialisant d’une forme de culture technico-scientifique souvent incompatible avec le génie propre des cultures non européennes. Il appartient donc à l’Europe de proposer le modèle d’une société respectueuse des valeurs culturelles ; et d’abord, plus spécifiquement, des valeurs de communauté vivante, qui ne dépendent pas de l’État — simple service public — mais des personnes libres et responsables.

Dans le monde d’aujourd’hui, tout est fait de main d’homme (sauf les tremblements de terre, jusqu’ici). Non seulement les machines et les gratte-ciel mais les paysages, les autoroutes qui arrosent de plomb, et la destruction des forêts, productrices de notre oxygène, à 40 % déjà détruites sur toute la Terre, sans retour ; et le très mince film de pétrole qui recouvre les océans, qui diminue leur évaporation et produit des sécheresses continentales ; et les 600 milliards de dollars dépensés l’an dernier pour les armements, la plus grosse dépense jamais faite depuis que l’humanité existe et dont le mieux qu’on puisse attendre est qu’elle ne serve jamais à rien : nous sommes fous.

Pourquoi notre avenir vaudrait-il mieux que ce que nous sommes, nous qui le laissons faire, nous qui le faisons ?

Je ne suis pas, en rappelant ces faits, victime de quelque sinistrose, mais tout simplement réaliste.

Plusieurs signes, d’ailleurs, sont de nature à réveiller un peu d’espoir : notre action de fédéralistes, de régionalistes, d’écologistes européens, marque chaque année des progrès. La guerre est devenue impensable entre deux peuples de l’Europe : fait capital, dont nous avons trop peu conscience. Déjà le problème des régions devient le problème numéro un pour de nombreux pays du continent : la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Espagne, et même la France des jacobins ! Déjà le souci écologique s’inscrit dans les constitutions et dans la formation des cabinets ministériels.

Bien plutôt que par « la note d’espoir » traditionnelle, je voudrais terminer par un appel.

Changer le monde d’aujourd’hui, c’est d’abord changer l’homme, ses pulsions, ses désirs inavoués, les plus actifs.

Je serai content si j’ai pu contribuer par mes écrits et mon action à une prise de conscience dont dépend notre avenir : car il sera ce que nous voulons au fond de nous-mêmes. Ce n’est qu’en chacun de nous qu’il peut être sauvé.

Denis de Rougemont
26 octobre 1982