(1985) Articles divers (1982-1985) « Interview avec Denis de Rougemont (1986) » pp. 64-76

Interview avec Denis de Rougemont (1986)aj

Denis de Rougemont est un écrivain personnaliste et chrétien. Il n’est sans doute pas inutile de le rappeler, car l’immense succès de L’Amour et l’Occident 16, qui fait désormais figure de classique, a sans doute quelque peu occulté les premiers écrits politiques17. Ces derniers sont, aujourd’hui, souvent introuvables, faute d’avoir été réédités. Rougemont dénonçait, dès le début des années 1930, l’inviabilité des systèmes totalitaires, l’héréticité du courant de pensée matérialiste qui les accompagnait, l’erreur des doctrines révolutionnaires. Il rejetait en bloc fascisme et communisme, mais s’en prenait aussi aux démocraties occidentales qu’il jugeait rongées de l’intérieur par un individualisme délétère et dont la faiblesse, disait-il, les rendait impuissantes à résister aux tendances totalitaires. Contre cet individualisme négatif, il proclamait l’urgence d’un retour à la « commune mesure »18, par le biais d’une révolution personnaliste. Les sociétés individualistes devaient, pour survivre, retrouver le sens de la communauté. Rougemont condamnait enfin le centralisme et l’étatisme, ces deux fondements du totalitarisme.

Ces idées lui valurent, à l’époque, des attaques de gauche et de droite, ce qui ne saurait surprendre : tel est le sort des non-conformistes19. On a peut-être trop négligé la dimension téléologique de son système de pensée, qui en est pourtant la composante fondamentale. Un demi-siècle plus tard, les grandes idéologies politiques paraissent, en France, sur le déclin. On proclame que Marx est mort, alors qu’on aurait pu penser, pour l’avoir tellement entendu répéter, que Dieu l’était. Le retour de Dieu, précisément, se confirme dans la pensée philosophico-politique d’aujourd’hui20. Dans ce contexte, ce qui frappe à la lecture de ces écrits des années 1930, c’est leur caractère souvent prophétique et indiscutablement actuel21. Il n’était donc pas inopportun de demander à Denis de Rougemont de préciser certaines prises de position de l’époque, de les revoir dans le climat intellectuel d’aujourd’hui.

Vos écrits des années 1930 sont une condamnation sans équivoque possible du totalitarisme sous toutes ses formes, du fascisme donc, et aussi du marxisme.

Je ne me suis pas borné à condamner ; j’ai proposé les principes d’une société personnaliste à créer. Quant à mes « condamnations », elles portaient beaucoup moins sur le marxisme que sur le stalinisme totalitaire. Certes, je n’ai jamais été marxiste, mais il y a beaucoup de choses que Marx a découvertes, qui sont entrées dans le domaine commun, et qui sont désormais acquises par tous les politologues, quel que soit leur bord politique. Même si on est d’extrême droite on ne peut pas nier l’existence de la lutte des classes, et même si l’on se sent socialiste, on ne peut passer sous silence la doctrine du « dépérissement de l’État », chère à Marx. Il y a notamment beaucoup à prendre dans les écrits du jeune Marx, que nous avait révélés Arnaud Dandieu, alors qu’ils n’étaient qu’à peine connus et pas encore traduits en français : il s’agit des écrits de 1842 à 1844 qui sont souvent admirables, surtout ceux d’avant sa brouille avec Proudhon. Mais au-delà des écrits de 1844, nous étions entièrement du côté de Proudhon, de son socialisme fédéraliste ainsi que de ses vues européennes (sa condamnation parfaitement lucide de Mazzini, qui passe encore pour un « fédéraliste », ce que je trouve au moins bizarre).

Ce qui me frappe c’est que vous faisiez à l’époque déjà ce qu’on n’a vraiment commencé à faire ouvertement en France que beaucoup plus tard, au début des années 1970, une critique sévère des régimes totalitaires et en particulier du régime soviétique.

Nous étions parfaitement conscients que le fascisme et le nazisme n’étaient pas des réactions « de droite » contre les communistes. Au contraire, ils s’étaient beaucoup inspirés du bolchévisme et ils étaient expressément socialistes à l’origine. Ensuite il a pu y avoir des conflits entre Hitler, Mussolini et Staline, mais ce n’étaient pas des conflits fondamentaux. Ils étaient tous pour l’État d’abord, unitaire et centralisé : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (un peuple, un empire, un chef). Telle était la devise de Hitler. Devise jacobine dans ses deux premiers termes, et napoléonienne par son troisième.

Et c’est cela qui est tout à fait contraire à votre mouvement de pensée.

Tout à fait l’inverse. On ne pouvait pas dire plus simplement le contraire de ce que nous voulions, qui était le fédéralisme intégral, poussé jusqu’à la commune, jusqu’à l’atelier. Nous voulions recréer dans la société actuelle des cellules aussi petites que possible où le civisme puisse prendre un sens concret, actif, c’est-à-dire où le citoyen soit appelé à se prononcer continuellement, pas seulement lorsqu’il vote, sur des choses qu’il connaît, qui intéressent directement sa vie, celle de sa famille et, de proche en proche, de sa commune, de sa région. Naturellement, une commune ne peut pas tout faire. Il y a beaucoup trop de communes, par exemple, qui sont trop petites pour entretenir une école, en France surtout. Mais même dans la France ultra centralisée, modèle de l’État centraliste, il se développe des « syndicats intercommunaux à vocation multiple » (j’aime beaucoup cette expression typique de l’administration française). Cela veut dire que plusieurs communes mettent leurs efforts en commun dans un domaine particulier : les écoles, les égouts, les forêts… Tout tient uniquement aux dimensions des tâches. Nous insistions énormément là-dessus. J’y reviens sans cesse dans tous mes écrits politiques. Tout dépend des dimensions des tâches dont on est responsable ; c’est d’après cela qu’on doit organiser la société.

D’où votre haine du gigantisme et de l’étatisme ?

Cela c’est très important. Mais on s’est souvent trompé sur ce que nous appelions l’État. On a cru que nous voulions le supprimer, et nous voulions seulement préciser et limiter ses fonctions. Nous n’étions pas du tout des anarchistes. Nous considérions l’État comme une fonction nécessaire à tous les étages de la société. Ainsi, l’État existe déjà dans le couple — c’est une théorie qui m’est un peu particulière. Dans le couple, celui qui fait les comptes, qui paye les factures, tient le rôle de l’État. La « fonction étatique » est parfaitement respectable, et même indispensable. Mais l’État n’a aucune autorité en soi. On s’arrange par convention pour qu’un certain nombre de gens dans la commune assument les activités étatiques nécessaires. D’où mon impatience devant cette expression que l’on voit tout le temps revenir en France : « Il a été un grand serviteur de l’État ». C’est l’État qui est un service ; on n’est pas serviteur de l’État. On peut et on doit être serviteur de la communauté, ce qui est tout à fait différent.

Ce terme de « communauté » est chez vous un terme clé.

La communauté, c’est une réalité. L’État est une mesure, une fonction convenue. La communauté est une vérité vivante : les gens tels qu’ils sont, en chair, en os et en esprit, qui doivent normalement partager un sentiment de commune appartenance (cela commence déjà dans le règne animal). Ils sont du même pays, ils sont de la même langue, ils ont des liens de parenté, ils ont des traditions communes et des idéaux communs, ils forment un tissu social, donc une communauté. Ils ne sont plus des individus isolés, séparés. Ils sont « reliés ». Ils ont des prochains, non plus seulement des « voisins inévitables », comme disait Keyserling.

Puisque vous parlez d’individu, précisons qu’il y a eu mauvaise interprétation du terme. On a pu croire que vous étiez contre l’individualisme, au sens d’une limitation des libertés individuelles, par exemple.

Considérer l’homme comme « individu » nous semblait une manière plutôt abstraite d’isoler un être, d’en faire un simple exemplaire de l’espèce, interchangeable, un numéro. Nous étions contre cette conception rationaliste, réifiée de l’homme que suppose la coutume française centralisée, et qui est foncièrement in-civique. Nous dénoncions le système napoléonien et jacobin comme modèle de tout ce qui avait été fortement aggravé par Mussolini : l’État au-dessus de tout. C’est Mussolini qui a inventé l’expression d’État totalitaire, considéré comme valeur suprême de la société. C’était à ses yeux l’achèvement suprême de l’Histoire. L’homme était au service de l’État. Cela a été repris en bonne partie par Hitler, qui a tout de même insisté beaucoup plus sur les éléments de communauté qu’il présentait, des éléments pris par malheur au plus bas, par exemple dans la race, ce qui ne nous avait jamais effleurés. Parmi les personnalistes anglais, allemands, espagnols, suisses, il y avait des agnostiques, des juifs, des catholiques, des protestants, qui s’affirmaient tous en tant qu’agnostiques, juifs, catholiques ou protestants, sans renier leur croyance. Il y avait aussi ceux qui étaient nietzschéens, comme on disait à l’époque. Cela voulait dire qu’ils se réclamaient de la tradition de critique nietzschéenne, d’une critique « au marteau », qui peut être très constructive.

C’est d’ailleurs dans Nietzsche que nous avons lu les premiers textes énergiquement favorables à l’union de l’Europe au-delà des nationalismes. On ignore trop souvent que l’idée de marché commun se trouve dans Par-delà le bien et le mal, où il est dit que tout va vers l’union de l’Europe, que les meilleurs esprits du temps l’ont déjà compris. Tout indique, dit Nietzsche, que nous devons dépasser cette idée stupide de nations fermées, pour aller vers un marché commun de l’économie européenne et, bien plus que ça, vers une république européenne, qui a toujours été le rêve et l’idéal des grands esprits : c’est seulement quand ils deviennent vieux et gâteux qu’ils deviennent nationalistes22. Parce que nietzschéens, certains étaient antichrétiens. Moi, c’était tout à fait différent puisque j’étais de tradition protestante, fils de pasteur et petit-fils d’un professeur de théologie, tout comme Nietzsche, d’ailleurs, notez-le ! Mais j’en tirais des conclusions opposées aux siennes sur le plan religieux.

J’ai en effet le sentiment que pour vous le personnalisme et ensuite le fédéralisme s’inscrivent tout naturellement dans la tradition protestante.23

Pour moi, je redécouvrais le calvinisme, sa théorie, sa politique, son sens du civisme. J’avais fait, comme tout un chacun, ma révolte entre 19 et 23 ans. Si on m’avait demandé alors ce que je croyais, j’aurais dit que je croyais à n’importe quoi sauf au protestantisme traditionnel que j’entendais prêcher le dimanche. C’est alors que j’ai découvert Kierkegaard. J’ai commencé à lire quelques fragments de lui — intitulés Diapsalmata — publiés dans la revue Commerce, que je considérais comme la meilleure de l’époque. Elle était dirigée par Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud. Pour le jeune écrivain que j’étais, pour qui le sommet de la vie littéraire et intellectuelle du siècle était le groupe de la Nouvelle Revue française , je ne pouvais rêver quelque chose de plus exaltant que cette revue. Or c’est là que j’ai lu pour la première fois le nom de Kierkegaard.

À quelle époque est-ce que cela remonte ?

Ça remonte aux années 1927 à 1930. Je devais donc avoir 21 à 24 ans. Je me suis mis à chercher ce qui était traduit de Kierkegaard en français : il n’y avait à peu près rien. Mais j’ai trouvé une belle anthologie en allemand. Ce fut une lecture enthousiasmante. Je suis convaincu que si Nietzsche avait pu lire Kierkegaard, tout aurait changé dans la pensée philosophico-religieuse de la deuxième moitié du xixe siècle. J’ai d’ailleurs trouvé une lettre (je donne ce détail en passant parce qu’il est amusant) de Georg Brandes, un philosophe danois, grand interprète de la philosophie allemande, qui avait beaucoup entendu parler de Kierkegaard, professeur à Copenhague où il avait été le premier à donner des cours sur lui. Il écrivait souvent à Nietzsche, et il lui dit dans une lettre qu’il y avait deux hommes qu’il devait absolument lire, l’un était Dostoïevski, l’autre Kierkegaard. Que serait-il arrivé si Nietzsche n’était pas devenu fou juste un mois après avoir reçu cette lettre ? Question vraiment tragique. Je redécouvrais donc avec Kierkegaard le protestantisme dans ce qu’il avait de plus radical et révolutionnaire, tandis qu’en revenant à Calvin, peu après, je découvrais ce que la Réforme avait apporté de plus constructif du point de vue de la communauté civique. Donc, dans ces années-là, découverte simultanée des pôles contraires de la Réforme, de la double affirmation luthérienne de la « liberté du chrétien » et calviniste de sa « responsabilité ». Je découvrais du même coup le principe des tensions dynamiques, de la dialectique, des contradictions fécondes qui sous-tendent toutes les créations proprement humaines, politiques, civiques… Ce terme de dialectique allait devenir le mot clé pour toute une génération d’intellectuels européens qui n’étaient par ailleurs ni kierkegaardiens ni protestants. Enfin, j’ai découvert peu après, vers 1930, une théologie qui était nettement inspirée de Kierkegaard et qui était en même temps sociale, c’était celle de Karl Barth, membre actif du parti socialiste (ce que je n’ai jamais été), mais enfin cela indiquait une certaine direction, une application du message de l’Évangile pas seulement à l’individu ni aux masses, mais à la personne, comme nous nous sommes mis à dire très vite, et aussi à la communauté.

Votre première définition de la personne remonte à décembre 1934 ?24

Celle que j’ai publiée, mais ça résultait déjà de plusieurs années de réflexion philosophique et théologique. Ce qui m’a beaucoup aidé c’était un article que j’avais lu dans Esprit d’un personnage haut en couleur, qui s’appelait l’abbé Plaquevent. Il avait publié deux ou trois articles sensationnels dans Esprit dans lesquels il montrait comment le mot personne a été conçu, a été imaginé, pour désigner les trois êtres de même « substance », mais de fonctions différentes, formant la trinité : Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu le Saint-Esprit. Il n’y avait pas de terme grec qui convenait. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit étaient de même nature, mais il fallait les distinguer. Ils étaient un en trois. Comment dire cela ? Ce fut le grand problème des pères de l’Église à partir du concile de Nicée, et cela a finalement été résolu cent-vingt-cinq ans plus tard au concile de Chalcédoine. Ils ont adopté le mot latin persona, qui désignait d’abord le rôle d’un acteur.

Le masque !

Oui, le masque. Mais le même mot était devenu un terme juridique beaucoup plus large. Il y a, par exemple, cette phrase importante dans le droit romain : « Persona est sui juris », la personne est sujet de son droit, mais « Servus non est persona », l’esclave n’est pas une personne. L’esclave ne peut être une personne puisqu’il n’est pas autonome. Cela indiquait très bien ce que nous cherchions, qui n’était pas l’individu, produit d’une division, comme l’atome, ce que Marx avait appelé la société atomisée, mais le sujet responsable de son rôle dans la communauté.

Vous utilisez le terme de valence dans « Définition de la personne ».

Oui, l’individu n’a plus de valence civique, comme un atome dépourvu de sa puissance de combinaison. Le pire c’était l’individualisme tel qu’on le définissait en France. Individualisme voulait dire qu’on était contre l’État tout en lui demandant de faire tout le travail, « chacun pour soi, l’État pour tous ». C’est encore le vice majeur de la démocratie française. Et c’est de là que nous disions que, dans la démocratie individualiste, il n’y a plus rien pour résister aux tendances totalitaires, parce que les totalitaires, eux, proposent une réponse au besoin, à la soif de l’esprit communautaire. C’est une réponse qui ne vaut rien, je l’ai largement montré dans Penser avec les mains , mais c’est une réponse. Et ça explique leur triomphe passager. La faiblesse congénitale d’une démocratie individualiste est de dire « non », simplement. Une chose qui m’avait aussi beaucoup frappé c’était un petit livre de Thomas Mann qui s’intitule Mario et le magicien, où l’on décrit une séance de prestidigitation. Un magicien hypnotise les gens. Il est sur la scène et il les appelle dans la salle. Il leur ordonne de faire des choses extravagantes, et ils les font devant tout le monde. Mais quelqu’un se lève dans la salle et dit qu’il est scandalisé de voir qu’on prive les hommes de leur volonté. Lui, on ne l’aura pas ! Il dira non jusqu’au bout. Mais il est hypnotisé comme les autres. Le narrateur donne alors l’explication : l’homme n’a pu résister parce qu’il n’avait pas d’autre idée en tête que de dire non, ce qui fait qu’il n’avait plus aucune volonté, ou une volonté purement négative, une « nolonté ». Ça c’est l’individu qui ne se réfère à rien dans la communauté (les rapports entre les gens), qui dit simplement « non, moi je ne suis tenu par rien », l’égoïste. La personne, au contraire, c’est l’être en relation, qui est non seulement assuré de sa vocation, de son unicité, mais par cette vocation même est mis en relation avec la société, créateur de la relation sociale.

Là, pourtant, il y a une petite difficulté, car dans cette idée de vocation, telle que vous l’entendez, il y a une composante difficile à cerner, c’est la foi. Vous insistez beaucoup sur l’importance de la foi tout en affirmant que ce n’est pas, que ce ne doit pas être un idéal.

Absolument pas.

Cela peut prêter à confusion. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par foi ?

Cela est absolument fondamental pour moi. C’est ce que je développerai dans un livre qui doit être, à mon sens, le plus important de ceux que j’aurai écrits, mais qui n’est pas encore achevé. J’en ai une première version écrite en 1945-1946, mais qui n’a jamais été publiée. Elle n’a que 120 pages, et depuis lors j’ai accumulé au moins 400 pages de notes. Ça s’intitule La Morale du But , titre qui a mis en fureur des sociologues français que j’avais rencontrés à New York25. Ils trouvaient cela insensé. Ma thèse était que seul le but peut dicter les moyens, qui ne sont que les moyens de le rejoindre. C’est lui qui les crée. C’est-à-dire que la seule phrase valable du point de vue moral c’est : la fin justifie les moyens, dans la mesure où elle crée les moyens qui sont déterminés pour la rejoindre, elle seule. On a toujours triché avec cette phrase. On l’a appliquée à Ravaillac, à qui les jésuites avaient demandé de tuer Henri IV « pour la plus grande gloire de Dieu ». C’était mentir, car il tuait, en fait, pour la plus grande gloire des Guises. Mais cela n’atteint pas la vérité de la phrase. D’ailleurs, j’ai rencontré un philosophe américain nommé Max Lerner, avec qui j’avais discuté cela, et qui avait mis au point sur ce sujet une question d’une miraculeuse simplicité : « If the end does not justify the means, then what does ? »… Belle question socratique ! Kant avait absolument tort avec l’impératif catégorique, qui appartient au domaine des moyens. Toute la morale de Kant est une morale des moyens. Eh bien non, c’est la fin qui importe. Mais la fin on ne la connaît pas nécessairement. On peut passer une vie entière à la deviner ! Je ne sais pas ma vocation comme je sais comment aller d’ici à Grasse26. La manifestation de la vocation se produit souvent sous des formes négatives. Il y a des choses qui me sont proposées, offertes, par des gens, par des circonstances, qui sont tentantes à bien des égards, et tout d’un coup quelque chose en moi dit non, ce n’est pas ta voie, tu ne peux pas aller par là, et cela en dépit de toute raison raisonnable.

D’où l’importance dans votre pensée de la dimension téléologique ?

Oui. Je me rappelle un philosophe, un théologien, Paul Tillich, émigré aux États-Unis pendant la guerre, qui évitait de parler de Dieu. Il avait peur de tomber dans le langage pieux et il parlait plutôt de l’Absolu, ce qui l’avait rendu très populaire. L’Absolu, tout le monde peut l’accepter, car tout le monde sent qu’il y a un but absolu (même si l’on ne sait pas exactement le définir), et ce doit être le même but pour tous les hommes. Moi, ça m’allait très bien d’appeler cela Dieu. Il n’y a qu’un Dieu pour tous les hommes. Qu’on le connaisse ou non, il est là. Et il m’appelle. C’est cet appel qui crée la personne. Alors je dis qu’il faut aller vers l’Absolu, répondre à son appel, aller vers la fin qui seule va dicter les moyens de la rejoindre.

C’est la raison pour laquelle vous êtes aussi opposé à l’idée de révolution matérialiste. Dès vos premiers écrits vous en attaquez le principe même. En ce sens, vous êtes antimarxiste.

Dans ce sens oui : radicalement anticollectiviste. Il n’existe pas deux hommes qui doivent faire le même chemin pour aller vers le même but, qui est l’Absolu, puisque chacun part d’un endroit qui est sans précédent, pour devenir une personne. Chacun est différent de tout ce qui a jamais existé, de tout ce qui existera jamais (oh, un tout petit peu différent, mais enfin cela change beaucoup de choses). Chacun doit inventer son chemin. Je retrouvais beaucoup de métaphores qui sont déjà dans les psaumes de l’Ancien Testament, par exemple cette phrase qui m’a toujours frappé : « Ta parole est une lampe à mes pieds, une lumière sur mon sentier », qui exprime d’une manière imagée exactement ce que je cherchais à dire. C’est une lumière qui n’éclaire mon sentier que dans la mesure où j’ai le courage d’avancer, puisqu’elle est comme attachée à mon pied : elle n’éclaire rien, sauf si j’avance. J’avance par la foi, et voilà le rôle de la foi : j’ai quelque part une certitude que mon pied ne va pas tomber dans le vide. Je dois inventer mon sentier. Si je prenais les routes nationales, j’arriverais au mieux à la capitale, avec un peu de chance. Donc je resterais dans le même plan. Je n’arriverais pas à moi. Mon chemin, je le répète, c’est mon moyen. Là j’ai retrouvé des choses qui sont dans Nietzsche, la création de soi en vertu d’une fin qui est encore indicible, mais qui agit. Il est bon qu’elle agisse, sans ça qu’est-ce qui me donnerait le courage d’inventer mon chemin ? Voilà donc la personne et sa vocation, cet appel d’une chose obscure qui s’exprime par des moyens très souvent détournés et négatifs (tu n’es pas fait pour faire cela, tu dois refuser). C’est plus fréquent que le contraire, un appel direct et parfaitement clair. Cette vocation je ne peux pas la réaliser dans le vide, je la réalise donc parmi les hommes, puisqu’elle doit être tout acte. La personne est prise dans le mouvement même de cette autocréation — « deviens qui tu es ! », disait Goethe — qui est en fait une télé-création parce que commandée par mon But, non par mon passé, mes gènes, mon milieu… C’est téléologique pour chacun, qu’il le sache ou non. Mais il vaut mieux le savoir, parce qu’alors on devient responsable, non seulement devant soi-même mais devant le Prochain. On s’assume dans ses incertitudes, on les dépasse en action. Vous voyez, nous sommes ici assez loin du catéchisme traditionnel, et en même temps, en plein dans la réalité — pour moi — du christianisme. Je n’en connais pas d’autres. Voilà le fond de ma pensée. Et je vais l’écrire tout de suite après avoir achevé le livre auquel je travaille en ce moment, intitulé Journal d’un Européen, qui est la conclusion de mon « journal non intime », comme je l’ai appelé, parce que je tais presque tout de ma vie privée, mais décris mes relations avec la société, la politique, l’action dans la communauté… Tout de suite après, je me mettrai à La Morale du But , ou plutôt, je reprendrai l’invention de cet ouvrage qui condensera l’essentiel de mon œuvre non seulement politique, mais aussi théologique, métaphysique, et — pourquoi pas — littéraire : car le style, pour moi, dit autant (parfois plus) que les démonstrations intellectuelles.

Pour revenir à ma remarque précédente, on peut dire que vous faisiez un peu figure de prophète — dès le début des années 1930 — en disant que toute révolution matérialiste, fasciste ou communiste, est vouée à l’échec. Cela est très important, et on le redit maintenant, depuis plusieurs années. Votre prise de position de l’époque est donc très actuelle.

Oui, la révolution au sens marxiste comme au sens romantique, est vouée à l’échec structurellement et systémiquement. Elle ne peut pas réussir, puisque la seule révolution valable serait une révolution qui augmenterait la liberté, donc la responsabilité des gens. C’est une autre chose qui est tout à fait essentielle dans tout ce que nous disions27, mais peut-être plus claire chez moi que ça ne l’est chez d’autres personnalistes, peut-être par une certaine ambition littéraire que d’autres n’avaient pas, qui n’était pas dans leurs préoccupations maîtresses. Moi je me suis toujours considéré avant tout comme écrivain. La littérature était ma préoccupation fondamentale. Ce qui m’a fait découvrir Kierkegaard, c’est la littérature. Et tout ce que j’écris — c’est pour moi une question de rigueur — doit avoir une valeur littéraire à mes yeux.

Vous disiez que chez vous plus que chez les autres personnalistes il y a une préoccupation…

Une préoccupation de formulation et de communication. J’ai été amené à discuter ces choses avec des gens qui étaient surtout des intellectuels. Peu à peu je me suis mis à connaître des hommes politiques, mais je ne les ai jamais admirés ou vénérés de la même manière que des écrivains. Un de ceux qui m’a le plus marqué est Paul Valéry, que j’ai à peine rencontré. Il y en a d’autres que j’ai beaucoup mieux connus.

Georges Bataille ?

Bataille, moins que d’autres, en fait. Je l’ai connu au Collège de sociologie, qu’il avait fondé avec Roger Caillois. On y faisait des communications autour desquelles se passait la discussion, et une de ces communications, sur sa demande et celle de Caillois, a porté sur la présentation d’un chapitre de L’Amour et l’Occident, « L’amour et la guerre », qui avait entièrement convaincu Bataille. Enfin, nous étions en bons termes, mais je l’ai assez peu connu.

Et Caillois ?

Caillois, lui, c’était un ami, tout à fait.

Vous avez dû échanger beaucoup d’idées. Je pense en particulier à la notion de sacré qui revient à plusieurs reprises dans vos écrits.

Caillois m’a beaucoup apporté, surtout pour mon étude des Règles du jeu, ouvrage qui devait introduire La Morale du But , mais pour le moment, j’y ai renoncé…

Êtes-vous toujours en rapport avec certains écrivains personnalistes ?

Il se trouve qu’à mon âge — j’aurai 78 ans dans un mois — eh bien, je ne me sens pas du tout vieux, mais je découvre que je suis un des derniers survivants de cette génération qui s’est déclarée entre 1932 et 1939. Quelques-uns ont été tués, beaucoup sont morts depuis, et avec Alexandre Marc, je suis à peu près le dernier survivant des personnalistes de la première génération. Lourde responsabilité !… En ce moment surtout où nos idées — sur le fédéralisme et les régions, notamment — paraissent enfin s’inscrire dans les faits, pour ce qui est, tout au moins, de l’Europe.

Le 5 août 1984